LETTRE XXV - Delphine à mademoiselle d’Albémar

1923 Words
LETTRE XXV Delphine à mademoiselle d’AlbémarCe 10 juin. Il m’a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité ! Mon Dieu, combien je m’en suis sentie honorée ! Écoutez-moi : ce jour contient plus d’un évènement qui peut hâter la décision de mon sort. J’avais dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset et son inséparable ami, M. de Fierville : je ne sais par quel hasard, à l’heure même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la conversation sur les évènements politiques. Madame du Marset se déchaîna contre ce qu’il y a de noble et de grand dans l’amour de la liberté, comme elle aurait pu le faire en parlant des malheurs que les révolutions entraînent. Je la laissai dire pendant assez longtemps ; mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglais qui combattait les absurdités de madame du Marset m’impatientèrent. M. de Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en tournant en ridicule le sérieux que l’on peut mettre à quelque sujet que ce soit ; et il effraye ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur esprit, en leur faisant entendre que quiconque n’est pas un moqueur est nécessairement un pédant. J’eus envie de secourir l’Anglais, nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidait, et j’entrai malgré moi dans la discussion. Madame du Marset a retenu quelques phrases d’injure contre Rousseau, qu’on lui fait débiter quand on veut ; madame de Vernon la provoqua, je lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset, piquée, se retourna vers madame de Vernon, et lui dit : « Au reste, madame, quoi qu’en dise madame votre nièce, ce n’est pas une opinion si ridicule que la mienne ; madame de Mondoville, à qui j’écrivais encore hier sur tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis. » En apprenant que madame du Marset écrivait à madame de Mondoville, l’idée me vint à l’instant qu’elle lui parlait peut-être de moi, qu’elle lui manderait peut-être la conversation même que nous venions d’avoir, et qu’elle me peindrait comme une insensée à madame de Mondoville, qui est singulièrement, exagérée dans sa haine contre la révolution de France. J’éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu’il me fut impossible de prononcer un mot de plus. Madame du Marset me dit avec ce rire qui caractérise, tous les amours-propres dont la prétention est de feindre une assurance qu’ils n’ont pas : « Eh bien ! madame, vous ne répondez rien ? Aurais-je raison, par hasard ? aurais-je réduit votre grand esprit au silence ? » On annonça Léonce. Quels vœux je faisais pour que cette fatale conversation ne recommençât pas ! Mais madame de Vernon, impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit : « Est-il vrai que madame votre mère déteste Rousseau ? Madame d’Albémar, qui est très enthousiaste et de ses écrits et de ses idées politiques, les soutient contre madame du Marset, qui s’appuie du sentiment de madame votre mère. » Je tremblais pendant ce discours, et j’attendais sans respirer la réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers elle : je ne voyais pas son visage ; mais il y avait dans l’attitude de sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d’abord me rassura. Madame du Marset, qui avait en face d’elle le regard de Léonce, en fut sans doute troublée ! ; car elle articula faiblement ces mots : « Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion ; elle me l’a écrit plusieurs fois. – Je ne sais, madame, lui dit Léonce avec un son de voix que je ne lui connaissais pas, mais qui me pénétra de respect et de crainte ; je ne sais ce que vous écrit ma mère ; mais je voudrais ignorer ce que vous lui répondez. – Laissons tout cela, dit assez vivement madame de Vernon, et allons-nous promener dans mon jardin. » Je désirais extrêmement avoir l’explication des paroles de Léonce ; j’espérais avec délice, que sa colère venait de son intérêt pour moi, mais j’avais besoin qu’il me le dît lui-même. Je restai naturellement de quelques pas en arrière dans la promenade ; je crus remarquer un moment d’hésitation dans Léonce : cependant il prit une feuille sur le même arbre ou j’en cueillais une, et je commençai alors la conversation : « Ne vous dois-je pas quelques remerciements, lui dis-je, pour le secours que vous m’avez accordé ? – Je vous défendrai toujours avec bonheur, madame, me répondit-il, quand même je me permettrais de ne pas vous approuver. – Et quel tort avais-je donc ? lui dis-je avec assez d’émotion. – Pourquoi, belle Delphine ! reprit-il, pourquoi soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses, et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre classe ont un si grand éloignement ? » Pour la première fois, ma chère Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j’avais entièrement oubliée depuis que je voyais Léonce ; l’accent de sa voix, l’expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire, et je répondis, avec plus de froideur que je ne l’aurais fait peut-être sans ce souvenir. « Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques ; sa destinée la met à l’abri de tous les dangers qu’ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l’importance ni de la dignité à ses paroles ; mais si vous voulez connaître ce que je pense, je ne craindrai point de vous dire que, de tous les sentiments, l’amour de la liberté me paraît le plus digne d’un caractère généreux. – Vous ne m’avez pas compris, répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n’était pas sans quelque mélange de tristesse ; je n’ai pas entendu discuter avec vous des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le voulez, les préjugés et les mœurs du pays où j’ai été élevé, ne me permettent pas d’hésiter ; je désirerais seulement savoir s’il est vrai que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet, et si nul intérêt ne pourrait vous en détourner. Ces questions sont bien indiscrètes et bien inconvenables ; mais je vous crois cette intelligence supérieure qui pénètre jusqu’à l’intention, de quelques nuages qu’elle soit enveloppée : vous devez donc me pardonner. » Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance ; et, me laissant aller à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur : « Je vous atteste, monsieur, que je n’ai jamais pris à ces opinions d’autre part que celle qui résulte de la conversation ; elle promène l’esprit sur tous les sujets : celui-là revient plus souvent maintenant, et j’ai quelquefois cédé à l’intérêt qu’il inspire ; mais si j’avais eu des amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l’auraient bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du cœur, ou qui n’y ramènent pas de quelque manière ? Si mon frère, mon époux, mon ami, mon père, jouaient un rôle dans les affaires publiques, alors toute mon âme pourrait s’y livrer ; mais des combinaisons qui sont pour moi purement abstraites me persuadent sans m’entraîner. Je suis libre, tristement libre de ma destinée ; je n’ai plus de liens, personne n’exige rien de moi ; mes opinions n’influent sur le sort de personne ; mes paroles ont suivi mes pensées : il m’eût été plus doux de les taire si, par ce léger sacrifice, j’avais pu faire quelque plaisir à quelqu’un. – Quoi ! me dit-il avec un charme inexprimable, si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui craignit tout ce qui pourrait s’opposer à ce désir, vous céderiez à ses conseils ? – Oui, lui répondis-je ; l’amitié vaut bien plus qu’une telle condescendance. » Il prit ma main, et après l’avoir portée à ses lèvres, avant de la quitter, il la pressa sur son cœur. Ah ! ce mouvement me parut le plus doux, le plus tendre de tous ; ce n’était point le simple hommage de la galanterie ; Léonce n’aurait point pressé ma main sur son noble cœur s’il n’avait pas voulu l’engager pour témoin de ses affections. Nous nous quittâmes tous les deux alors, comme d’un commun accord ; je voulais conserver dans mon âme l’impression qu’elle venait d’éprouver, et je craignais un mot de plus, même de lui. Nous gardâmes l’un et l’autre le silence pendant le reste de la soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti ; je crus qu’elle allait m’interroger. Quoique j’eusse voulu retarder de quelques jours encore l’aveu que je ne pouvais taire, j’étais décidée à ne lui point cacher les sentiments qui m’agitaient ; mais elle parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence ; peut-être, se servant d’un moyen plus cruel et plus délicat, croyait-elle enchaîner mon cœur par la sécurité même qu’elle me montrait. Elle s’applaudit du choix de Léonce pour sa fille ; et, m’associant à tout ce qu’elle disait, elle répéta plusieurs fois ces mots : « Nous avons assuré son bonheur ; nous avons… » Ah ! quel nous, dans ma situation ! Elle me rappela plusieurs fois que c’était à moi seule qu’elle devait l’établissement de sa fille ; elle me retraça tous les services que je lui avais rendus dans d’autres temps ; et, revenant à parler de Mathilde, elle m’entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance que jamais. « Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais elle ne pourrait lutter avec avantage contre une femme qui chercherait à plaire ; elle ne s’apercevrait seulement pas des efforts qu’on ferait pour lui enlever celui qu’elle aimerait, et surtout elle ne saurait point le retenir. Si vous n’aviez point assuré son sort par de généreux sacrifices, personne ne l’aurait épousée par inclination ; elle ne devait pas se flatter de se marier jamais à un homme de la fortune et de l’éclat de Léonce. – Pourquoi, lui dis-je, un autre n’aurait-il pas réuni des avantages à peu près semblables ? Ce neveu de M. de Fierville, auquel vous aviez pensé… – Je ne connaissais pas Léonce alors, interrompit-elle ; comment une mère pourrait-elle comparer ces deux hommes lorsqu’il s’agit du bonheur de sa fille ! D’ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès, qu’il avait d’abord gagné ; il n’a plus rien : la succession de M. de Vernon doit une somme très forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la payer sans ce mariage, je serais ruinée s’il manquait. Ne cherchez point à dissimuler, ma chère, le service que vous me rendez ; il est immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend. » Je me jetai dans les bras de madame de Vernon ; j’allais parler, mais elle m’interrompit précipitamment pour me dire que son homme d’affaires lui avait apporté, le matin, l’acte de donation de la terre d’Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et qu’elle me priait de le signer, pour que tout fût en règle avant de dresser le contrat de Léonce et de Mathilde. À ce mot, je sentis mon sang se glacer ; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au premier, j’eus honte d’avouer mon secret à madame de Vernon dans le moment même où j’allais m’engager au don que j’avais promis, et je craignis de m’exposer ainsi à ce qu’il fût refusé. Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet ; en passant devant une glace je fus frappée de ma pâleur, et je m’arrêtai quelques instants ; mais enfin je triomphai de moi ; je pris la plume et je signai avec une grande promptitude, car j’avais extrêmement peur de me trahir ; et, malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment madame de Vernon ne s’est pas aperçue de mon trouble. Je sortis presque à l’instant même ; je voulais être seule pour penser à ce que j’avais fait : madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un seul mot d’inquiétude sur mon agitation. Rentrée chez moi, je tremblais, j’éprouvais une terreur secrète, comme si j’avais mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi : je réfléchis cependant que la terre que je venais d’assigner à Mathilde servirait également à faciliter un autre mariage, si l’on pouvait l’amener à y consentir. Un autre mariage ! ah ! puis-je me dissimuler que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce ? Quel art madame de Vernon n’a-t-elle pas employé pour entourer mon cœur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous saisissent de partout ! Combien elle serait étonnée si je ne répondais pas à sa confiance ! Elle a l’air, de repousser bien loin d’elle cette crainte. Ah ! si du moins elle voulait me soupçonner ! Mais rien, rien ne peut l’y engager ; il faudra lui parler, il le faudra, j’y suis résolue ; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu’il m’en coûte ! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur j’éprouverai pour le prononcer !
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD