IIVers huit heures, le soleil dissipa les nuées lourdes, et un ardent et pur dimanche d’août resplendit sur Mulhouse, au milieu de la vaste plaine fertile. Du camp, maintenant éveillé, bourdonnant de vie, on entendait les cloches de toutes les paroisses carillonner à la volée, dans l’air limpide. Ce beau dimanche d’effroyable désastre avait sa gaieté, son ciel éclatant des jours de fête.
Gaude, brusquement, sonna à la distribution, et Loubet s’étonna. Quoi ? qu’y avait-il ? était-ce le poulet qu’il avait promis la veille à Lapoulle ? Né dans les Halles, rue de la Cossonnerie, fils de hasard d’une marchande au petit tas, engagé « pour des sous », comme il disait, après avoir fait tous les métiers, il était le fricoteur, le nez tourné continuellement à la friandise. Et il alla voir, pendant que Chouteau, l’artiste, le peintre en bâtiments de Montmartre, bel homme et révolutionnaire, furieux d’avoir été rappelé après son temps fini, blaguait férocement Pache, qu’il venait de surprendre en train de faire sa prière, à genoux derrière la tente. En voilà un calotin ! est-ce qu’il ne pouvait pas lui demander cent mille livres de rente, à son bon Dieu ? Mais Pache, arrivé d’un village perdu de la Picardie, chétif et la tête en pointe, se laissait plaisanter, avec la douceur muette des martyrs. Il était le souffre-douleur de l’escouade, en compagnie de Lapoulle, le colosse, la brute poussée dans les marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le jour de son arrivée au régiment, il avait demandé à voir le roi. Et, bien que la nouvelle désastreuse de Frœschwiller circulât depuis le lever, les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accoutumées.
Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde. C’était Jean, le caporal, qui, accompagné de Maurice, revenait de la distribution, avec du bois à brûler. Enfin, on distribuait le bois, que les troupes avaient vainement attendu la veille, pour cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.
– Bravo, l’intendance ! cria Chouteau.
– N’importe, ça y est ! dit Loubet. Ah ! ce que je vais vous faire un chouette pot-au-feu !
D’habitude, il se chargeait volontiers de la popote ; et on l’en remerciait, car il cuisinait à ravir. Mais il accablait alors Lapoulle de corvées extraordinaires.
– Va chercher le champagne, va chercher les truffes…
Puis, ce matin-là, une idée baroque de gamin de Paris se moquant d’un innocent, lui traversa la cervelle.
– Plus vite que ça ! donne-moi le poulet.
– Où donc, le poulet ?
– Mais là, par terre… Le poulet que je t’ai promis, le poulet que le caporal vient d’apporter !
Il lui désignait un gros caillou blanc, à leurs pieds. Lapoulle, interloqué, finit par le prendre et par le retourner entre ses doigts.
– Tonnerre de Dieu ! veux-tu laver le poulet !… Encore ! lave-lui les pattes, lave-lui le cou !… À grande eau, feignant !
Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l’idée de la soupe le rendait gai et farceur, il flanqua la pierre avec la viande dans la marmite pleine d’eau.
– C’est ça qui va donner du goût au bouillon ! Ah ! tu ne savais pas ça, tu ne sais donc rien, sacrée andouille !… Tu auras le croupion, tu verras si c’est tendre !
L’escouade se tordait de la tête de Lapoulle, maintenant convaincu, se pourléchant. Cet animal de Loubet, pas moyen de s’ennuyer avec lui ! Et, lorsque le feu crépita au soleil, lorsque la marmite se mit à chanter, tous, en dévotion, rangés autour, s’épanouirent, regardant danser la viande, humant la bonne odeur qui commençait à se répandre. Ils avaient une faim de chien depuis la veille, l’idée de manger emportait tout. On était rossé, mais ça n’empêchait pas qu’il fallait s’emplir. D’un bout à l’autre du camp, les feux des cuisines flambaient, les marmites bouillaient, et c’était une joie vorace et chantante, au milieu des claires volées de cloches qui continuaient à venir de toutes les paroisses de Mulhouse.
Mais, comme il allait être neuf heures, une agitation se propagea, des officiers coururent, et le lieutenant Rochas, à qui le capitaine Beaudoin avait donné un ordre, passa devant les tentes de sa section.
– Allons, pliez tout, emballez tout, on part !
– Mais la soupe ?
– Un autre jour, la soupe ! On part tout de suite !
Le clairon de Gaude sonnait, impérieux. Ce fut une consternation, une colère sourde. Eh quoi ! partir sans manger, ne pas attendre une heure que la soupe fût possible ! L’escouade voulut quand même boire le bouillon ; mais ce n’était encore que de l’eau chaude ; et la viande, pas cuite, résistait, pareille à du cuir sous les dents. Chouteau grogna des paroles rageuses. Jean dut intervenir, afin de hâter les préparatifs de ses hommes. Qu’y avait-il donc de si pressé, à filer ainsi, à bousculer les gens, sans leur laisser le temps de reprendre des forces ? Et, comme, devant Maurice, on disait qu’on marchait à la rencontre des Prussiens, pour la revanche, il haussa les épaules, incrédule. En moins d’un quart d’heure, le camp fut levé, les tentes pliées, rattachées sur les sacs, les faisceaux défaits, et il ne resta, sur la terre nue, que les feux des cuisines qui achevaient de s’éteindre.
C’étaient de graves raisons qui venaient de décider le général Douay à une retraite immédiate. La dépêche du sous-préfet de Schelestadt, vieille déjà de trois jours, se trouvait confirmée : on télégraphiait qu’on avait vu de nouveau les feux des Prussiens qui menaçaient Markolsheim ; et, d’autre part, un télégramme annonçait qu’un corps d’armée ennemi passait le Rhin à Huningue. Des détails arrivaient, abondants, précis : la cavalerie et l’artillerie aperçues, les troupes en marche, se rendant de toutes parts à leur point de ralliement. Si l’on s’attardait une heure, c’était sûrement la ligne de retraite sur Bel fort coupée. Dans le contrecoup de la défaite, après Wissembourg et Frœschwiller, le général, isolé, perdu à l’avant-garde, n’avait qu’à se replier en hâte ; d’autant plus que les nouvelles, reçues le matin, aggravaient encore celles de la nuit.
En avant, était parti l’état-major, au grand trot, poussant de l’éperon les montures, dans la crainte d’être devancé et de trouver déjà les Prussiens à Altkirch. Le général Bourgain-Desfeuilles, qui prévoyait une étape dure, avait eu la précaution de traverser Mulhouse, pour y déjeuner copieusement, en maugréant de la bousculade. Et Mulhouse, sur le passage des officiers, était désolé ; les habitants, à l’annonce de la retraite, sortaient dans les rues, se lamentaient du brusque départ de ces troupes, dont ils avaient si instamment imploré la venue : on les abandonnait donc, les richesses incalculables entassées dans la gare allaient-elles être laissées à l’ennemi, leur ville elle-même devait-elle, avant le soir, n’être plus qu’une ville conquise ? Puis, le long des routes, au travers des campagnes, les habitants des villages, des maisons isolées, s’étaient eux aussi plantés devant leur porte, étonnés, effarés. Eh quoi ! ces régiments qu’ils avaient vus passer la veille, marchant au combat, se repliaient, fuyaient sans avoir combattu ! Les chefs étaient sombres, hâtaient leurs chevaux, sans vouloir répondre aux questions, comme si le malheur eût galopé à leurs trousses. C’était donc vrai que les Prussiens venaient d’écraser l’armée, qu’ils coulaient de toutes parts en France, comme la crue d’un fleuve débordé ? Et déjà, dans l’air muet, les populations, gagnées par la panique montante, croyaient entendre le lointain roulement de l’invasion, grondant plus haut de minute en minute ; et déjà, des charrettes s’emplissaient de meubles, des maisons se vidaient, des familles se sauvaient à la file par les chemins, où passait le galop d’épouvante.
Dans la confusion de la retraite, le long du canal du Rhône au Rhin, près du pont, le 106e dut s’arrêter, au premier kilomètre de l’étape. Les ordres de marche, mal donnés et plus mal exécutés encore, venaient d’accumuler là toute la deuxième division ; et le passage était si étroit, un passage de cinq mètres à peine, que le défilé s’éternisait.
Deux heures s’écoulèrent, le 106e attendait toujours, immobile, devant l’interminable flot qui passait devant lui. Les hommes debout, sous le soleil ardent, le sac au dos, l’arme au pied, finissaient par se révolter d’impatience.
– Paraît que nous sommes de l’arrière-garde, dit la voix blagueuse de Loubet.
Mais Chouteau s’emporta.
– C’est pour se foutre de nous qu’ils nous font cuire. Nous étions là les premiers, nous aurions dû filer.
Et, comme, de l’autre côté du canal, par la vaste plaine fertile, par les chemins plats, entre les houblonnières et les blés mûrs, on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la veille, des ricanements circulèrent, toute une moquerie furieuse.
– Ah ! nous nous cavalons ! reprit Chouteau ! Eh bien ! elle est rigolo, leur marche à l’ennemi, dont ils nous bourrent les oreilles, depuis l’autre matin… Non, vrai, c’est trop crâne ! On arrive, et puis on refout le camp, sans avoir seulement le temps d’avaler sa soupe !
L’enragement des rires augmenta, et Maurice, qui était près de Chouteau, lui donnait raison. Puisqu’on restait là, comme des pieux, à attendre depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger ? La faim les reprenait, ils avaient une rancune noire de leur marmite renversée trop tôt, sans qu’ils pussent comprendre la nécessité de cette précipitation, qui leur paraissait imbécile et lâche. De fameux lièvres, tout de même !
Mais le lieutenant Rochas rudoya le sergent Sapin, qu’il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes. Attiré par le bruit, le capitaine Beaudoin s’était approché.
– Silence dans les rangs !
Jean, muet, en vieux soldat d’Italie, rompu à la discipline, regardait Maurice, que la blague mauvaise et emportée de Chouteau semblait amuser ; et il s’étonnait, comment un monsieur, un garçon qui avait reçu tant d’instruction, pouvait-il approuver des choses, peut-être vraies tout de même, mais qui n’étaient pas à dire ? Si chaque soldat se mettait à blâmer les chefs et à donner son avis, on n’irait pas loin, pour sûr.
Enfin, après une heure encore d’attente, le 106e reçut l’ordre d’avancer. Seulement, le pont était toujours si encombré par la queue de la division, que le plus fâcheux désordre se produisit. Plusieurs régiments se mêlèrent, des compagnies filèrent quand même, emportées ; tandis que d’autres, rejetées au bord de la route, durent marquer le pas. Et, pour mettre le comble à la confusion, un escadron de cavalerie s’entêta à passer, refoulant dans les champs voisins les traînards que l’infanterie semait déjà. Au bout de la première heure de marche, toute une débandade traînait le pied, s’allongeait, attardée comme à plaisir.
Ce fut ainsi que Jean se trouva en arrière, égaré au fond d’un chemin creux, avec son escouade, qu’il n’avait pas voulu lâcher. Le 106e avait disparu, plus un homme ni même un officier de la compagnie. Il n’y avait là que des soldats isolés, un pêle-mêle d’inconnus, éreintés dès le commencement de l’étape, chacun marchant à son loisir, au hasard des sentiers. Le soleil était accablant, il faisait très chaud ; et le sac, alourdi par la tente et le matériel compliqué qui le gonflait, pesait terriblement aux épaules. Beaucoup n’avaient point l’habitude de le porter, gênés déjà dans l’épaisse c****e de campagne, pareille à une chape : de plomb. Brusquement, un petit soldat pâle, les yeux emplis d’eau, s’arrêta, jeta son sac dans un fossé, avec un grand soupir, le souffle fort de l’homme à l’agonie qui se reprend à l’existence.
– En voilà un qui est dans le vrai, murmura Chouteau.
Pourtant, il continuait de marcher, le dos arrondi sous le poids. Mais, deux autres s’étant débarrassés à leur tour, il ne put tenir.
– Ah ! zut ! cria-t-il.
Et, d’un coup d’épaule, il lança son sac contre un talus. Merci ! vingt-cinq kilos sur l’échine, il en avait assez ! On n’était pas des bêtes de somme, pour traîner ça.
Presque aussitôt, Loubet l’imita et força Lapoulle à en faire autant. Pache, qui se signait devant les croix de pierre rencontrées, défit les bretelles, posa tout le paquet soigneusement au pied d’un petit mur, comme s’il devait revenir le chercher. Et Maurice seul restait chargé, lorsque Jean, en se retournant, vit ses hommes les épaules libres.
– Reprenez vos sacs, on m’empoignerait, moi !
Mais les hommes, sans se révolter encore, la face mauvaise et muette, allaient toujours, poussant le caporal devant eux, dans le chemin étroit.
– Voulez-vous bien reprendre vos sacs, ou je ferai mon rapport !
Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de Maurice. Son rapport ! cette brute de paysan allait faire son rapport, parce que des malheureux, les muscles broyés, se soulageaient ! Et, dans une fièvre d’aveugle colère, lui aussi fit sauter les bretelles, laissa tomber son sac au bord du chemin, en fixant sur Jean des yeux de défi.
– C’est bon, dit de son air sage ce dernier, qui ne pouvait engager une lutte. Nous réglerons ça ce soir.
Maurice souffrait abominablement des pieds. Ses gros et durs souliers, auxquels il n’était pas accoutumé, lui avaient mis la chair en sang. Il était de santé assez faible, il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive, la meurtrissure intolérable du sac, bien qu’il en fût débarrassé ; et le poids de son fusil, qu’il ne savait de quel bras porter, suffisait à lui faire perdre le souffle. Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale, dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet. Tout d’un coup, sans résistance possible, il assistait à la ruine de sa volonté, il tombait aux mauvais instincts, à un abandon de lui-même, dont il sanglotait de honte ensuite. Ses fautes, à Paris, n’avaient jamais été que les folies de « l’autre », comme il disait, du garçon faible qu’il devenait aux heures lâches, capable des pires vilenies. Et, depuis qu’il traînait les pieds, sous l’écrasant soleil, dans cette retraite qui ressemblait à une déroute, il n’était plus qu’une bête de ce troupeau attardé, débandé, semant les chemins. C’était le choc en retour de la défaite, du tonnerre qui avait éclaté très loin, à des lieues, et dont l’écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes, pris de panique, fuyant sans avoir vu un ennemi. Qu’espérer à cette heure ? Tout n’était-il pas fini ? On était battu, il n’y avait plus qu’à se coucher et à dormir.
– Ça ne fait rien, cria très haut Loubet, avec son rire d’enfant des Halles, ce n’est tout de même pas à Berlin que nous allons.
À Berlin ! à Berlin ! Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards, pendant la nuit de fol enthousiasme, qui l’avait décidé à s’engager. Le vent venait de tourner, sous un coup de tempête ; et il y avait une saute terrible, et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée, qui tombait brusquement, dès le premier revers, à la désespérance dont le galop l’emportait parmi ces soldats errants, vaincus et dispersés, avant d’avoir combattu.
– Ah ! ce qu’il me scie les pattes, le flingot ! reprit Loubet, en changeant une fois encore son fusil d’épaule. En voilà un mirliton, pour se promener !
Et, faisant allusion à la somme qu’il avait touchée comme remplaçant :
– N’importe ! quinze cents balles, pour ce métier-là, on est rudement volé !… Ce qu’il doit fumer de bonnes pipes, au coin de son feu, le richard à la place de qui je vas me faire casser la gueule !
– Moi, grogna Chouteau, j’avais fini mon temps, j’allais filer… Ah ! vrai, ce n’est pas de chance, de tomber dans une cochonnerie d’histoire pareille !
Il balançait son fusil, d’une main rageuse. Puis, violemment, il le lança aussi de l’autre côté d’une haie.
– Eh ! va donc, sale outil !
Le fusil tourna deux fois sur lui-même, alla s’abattre dans un sillon et resta là, très long, immobile, pareil à un mort. Déjà, d’autres volaient, le rejoignaient. Le champ bientôt fut plein d’armes gisantes, d’une tristesse raidie d’abandon, sous le lourd soleil. Ce fut une épidémique folie, la faim qui tordait les estomacs, les chaussures qui blessaient les pieds, cette marche dont on souffrait, cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace. Plus rien à espérer de bon, les chefs qui lâchaient pied, l’intendance qui ne les nourrissait seulement pas, la colère, l’embêtement, l’envie d’en finir tout de suite, avant d’avoir commencé. Alors, quoi ? le fusil pouvait aller rejoindre le sac. Et, dans une rage imbécile, au milieu de ricanements de fous qui s’amusent, les fusils volaient, le long de la queue sans fin des traînards, épars au loin dans la campagne.
Loubet, avant de se débarrasser du sien, lui fit exécuter un beau moulinet, comme à une canne de tambour-major. Lapoulle, en voyant tous les camarades jeter le leur, dut croire que cela rentrait dans la manœuvre ; et il imita le geste. Mais Pache, dans la confuse conscience du devoir, qu’il devait à son éducation religieuse, refusa d’en faire autant, couvert d’injures par Chouteau, qui le traitait d’enfant de curé.
– En voilà un cafard !… Parce que sa vieille paysanne de mère lui a fait avaler le bon Dieu tous les dimanches !… Va donc servir la messe, c’est lâche de ne pas être avec les camarades !
Très sombre, Maurice marchait en silence, la tête penchée sous le ciel de feu. Il n’avançait plus que dans un cauchemar d’atroce lassitude, halluciné de fantômes, comme s’il allait à un gouffre, là-bas, devant lui ; et c’était une dépression de toute sa culture d’homme instruit, un abaissement qui le tirait à la bassesse des misérables dont il était entouré.
– Tenez ! dit-il brusquement à Chouteau, vous avez raison !
Et Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres, lorsque Jean, qui tentait vainement de s’opposer à cet abandon abominable des armes, l’aperçut. Il se précipita.
– Reprenez votre fusil tout de suite, tout de suite entendez-vous !
Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de Jean. Lui, si calme d’habitude, toujours porté à la conciliation, avait des yeux de flamme, une voix tonnante d’autorité. Ses hommes, qui ne l’avaient jamais vu comme ça, s’arrêtèrent, surpris.
– Reprenez votre fusil tout de suite, ou vous aurez affaire à moi !
Maurice, frémissant, ne laissa tomber qu’un mot, qu’il voulait rendre outrageux.
– Paysan !
– Oui, c’est bien ça, je suis un paysan, tandis que vous êtes un monsieur, vous !… Et c’est pour ça que vous êtes un cochon, oui ! un sale cochon. Je ne vous l’envoie pas dire.
Des huées s’élevaient, mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire :
– Quand on a de l’instruction, on le fait voir… Si nous sommes des paysans et des brutes, vous nous devriez l’exemple à tous, puisque vous en savez plus long que nous… Reprenez votre fusil, nom de Dieu ! ou je vous fais fusiller en arrivant à l’étape.
Dompté, Maurice avait ramassé le fusil. Des larmes de rage lui voilaient les yeux. Il continua sa marche en chancelant comme un homme ivre, au milieu des camarades qui, à présent, ricanaient de ce qu’il avait cédé. Ah ! ce Jean ! il le haïssait d’une inextinguible haine, frappé au cœur de cette leçon si dure, qu’il sentait juste. Et, Chouteau ayant grogné, à son côté, que des caporaux de cette espèce, on attendait un jour de bataille pour leur loger une balle dans la tête, il vit rouge, il se vit nettement cassant le crâne de Jean, derrière un mur.
Mais il y eut une diversion. Loubet remarqua que Pache, pendant la querelle, avait, lui aussi, abandonné enfin son fusil, doucement, en le couchant au bas d’un talus. Pourquoi ? Il n’essaya point de l’expliquer, riant en dessous, de la façon gourmande et un peu honteuse d’un garçon sage à qui on reproche son premier péché. Trésugai, ragaillardi, il marcha les bras ballants. Et, par les longues routes ensoleillées, entre les blés mûrs et les houblonnières qui se succédaient toujours pareils, la débandade continuait, les traînards n’étaient plus, sans sacs et sans fusils, qu’une foule égarée, piétinante, un pêle-mêle de vauriens et de mendiants, à l’approche desquels les portes des villages épouvantés se fermaient.