I-2

2993 Words
Brusquement, le 3 août, avait éclaté la nouvelle de la victoire de Sarrebruck, remportée la veille. Grande victoire, on ne savait. Mais les journaux débordaient d’enthousiasme, c’était l’Allemagne envahie, le premier pas dans la marche glorieuse ; et le prince impérial, qui avait ramassé froidement une balle sur le champ de bataille, commençait sa légende. Puis, deux jours plus tard, lorsqu’on avait su la surprise et l’écrasement de Wissembourg, un cri de rage s’était échappé des poitrines. Cinq mille hommes pris dans un guet-apens, qui avaient résisté pendant dix heures à trente-cinq mille Prussiens, ce lâche m******e criait simplement vengeance ! Sans doute, les chefs étaient coupables de s’être mal gardés et de n’avoir rien prévu. Mais tout cela allait être réparé, Mac-Mahon avait appelé la première division du 7e corps, le 1er corps serait soutenu par le 5e, les Prussiens devaient, à cette heure, avoir repassé le Rhin, avec les baïonnettes de nos fantassins dans le dos. Et la pensée qu’on s’était furieusement battu ce jour-là, l’attente de plus en plus enfiévrée des nouvelles, toute l’anxiété épandue s’élargissait à chaque minute sous le vaste ciel pâlissant. C’était ce que Maurice répétait à Weiss. – Ah ! on leur a sûrement aujourd’hui allongé une fameuse raclée ! Sans répondre, Weiss hocha la tête d’un air soucieux. Lui aussi regardait du côté du Rhin, vers cet Orient où la nuit s’était déjà complètement faite, un mur noir, assombri de mystère. Depuis les dernières sonneries de l’appel, un grand silence tombait sur le camp engourdi, troublé à peine par les pas et les voix de quelques soldats attardés. Une lumière venait de s’allumer, une étoile clignotante, dans la salle de la ferme où l’état-major veillait, attendant les dépêches qui arrivaient d’heure en heure, obscures encore. Et le feu de bois vert, enfin abandonné, fumait toujours d’une grosse fumée triste, qu’un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète, salissant au ciel les premières étoiles. – Une raclée, finit par répéter Weiss, Dieu vous entende ! Jean, toujours assis à quelques pas, dressa l’oreille ; tandis que le lieutenant Rochas, ayant surpris ce vœu tremblant de doute, s’arrêta net pour écouter. – Comment ! reprit Maurice, vous n’avez pas une entière confiance, vous croyez une défaite possible ! D’un geste, son beau-frère l’arrêta, les mains frémissantes, sa bonne face tout d’un coup bouleversée et pâlie. – Une défaite, le ciel nous en garde !… Vous savez, je suis de ce pays, mon grand-père et ma grand-mère ont été assassinés par les Cosaques, en 1814 ; et, quand je songe à l’invasion, mes poings se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma redingote, comme un troupier !… Une défaite, non, non ! je ne veux pas la croire possible ! Il se calma, il eut un abandon d’épaules, plein d’accablement. – Seulement, que voulez-vous ! je ne suis pas tranquille… Je la connais bien, mon Alsace ; je viens de la traverser encore, pour mes affaires ; et nous avons vu, nous autres, ce qui crevait les yeux des généraux, et ce qu’ils ont refusé de voir… Ah ! la guerre avec la Prusse, nous la désirions, il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle. Mais ça n’empêchait pas nos relations de bon voisinage avec Bade et avec la Bavière, nous avons tous des parents ou des amis, de l’autre côté du Rhin. Nous pensions qu’ils rêvaient comme nous d’abattre l’orgueil insupportable des Prussiens… Et nous, si calmes, si résolus, voilà plus de quinze jours que l’impatience et l’inquiétude nous prennent, à voir comment tout va de mal en pis. Dès la déclaration de guerre, on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages, reconnaître le terrain, couper les fils télégraphiques. Bade et la Bavière se lèvent, d’énormes mouvements de troupes ont lieu dans le Palatinat, les renseignements venus de partout, des marchés, des foires, nous prouvent que la frontière est menacée ; et, quand les habitants, les maires des communes, effrayés enfin, accourent dire cela aux officiers qui passent, ceux-ci haussent les épaules : des hallucinations de poltrons, l’ennemi est loin… Quoi ? lorsqu’il n’aurait pas fallu perdre une heure, les jours et les jours se passent ! Que peut-on attendre ? que l’Allemagne tout entière nous tombe sur les reins ! Il parlait d’une voix basse et désolée, comme s’il se fût répété ces choses à lui-même, après les avoir pensées longtemps. – Ah ! l’Allemagne, je la connais bien aussi ; et le terrible, c’est que vous autres, vous paraissez l’ignorer autant que la Chine… Vous vous souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce garçon qui est venu, le printemps dernier, me serrer la main à Sedan. Il est mon cousin par les femmes : sa mère, une sœur de la mienne, s’est mariée à Berlin ; et il est bien de là-bas, il a la haine de la France. Il sert aujourd’hui comme capitaine dans la garde prussienne… Le soir où je l’ai reconduit à la gare, je l’entends encore me dire de sa voix coupante : « Si la France nous déclare la guerre, elle sera battue. » Du coup, le lieutenant Rochas, qui s’était contenu jusque-là, s’avança, furieux. Âgé de près de cinquante ans, c’était un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche violente et bonne, où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il s’emportait, la voix tonnante. – Ah çà ! qu’est-ce que vous foutez là, vous, à décourager nos hommes ! Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond qu’il avait raison. Lui non plus, tout en commençant à s’étonner des longs retards et du désordre où l’on était, n’avait jamais douté de la raclée formidable que l’on allait allonger aux Prussiens. C’était sûr, puisqu’on n’était venu que pour ça. – Mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne veux décourager personne… Au contraire, je voudrais que tout le monde sût ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir… Et, tenez ! cette Allemagne… Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes : la Prusse grandie après Sadowa, le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres États allemands, tout ce vaste empire en formation, rajeuni, ayant l’enthousiasme et l’irrésistible élan de son unité à conquérir ; le système du service militaire obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite, disciplinée, pourvue d’un matériel puissant, rompue à la grande guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l’Autriche ; l’intelligence, la force morale de cette armée, commandée par des chefs presque tous jeunes, obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l’art de se battre, d’une prudence et d’une prévoyance parfaites, d’une netteté de vue merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite montrer la France : l’Empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l’idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu’il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui ; l’armée, certes, d’une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d’Italie, seulement gâtée par le remplacement à prix d’argent, laissée dans sa routine de l’école d’Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle ; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques-uns d’une ignorance stupéfiante, et l’empereur à leur tête, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l’effroyable aventure qui commençait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d’un effarement, d’une débandade de troupeau mené à l’abattoir. Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s’était froncé. Puis, tout d’un coup, il prit le parti de rire, d’un rire énorme qui lui fendait les mâchoires. – Qu’est-ce que vous nous chantez là, vous ! qu’est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises !… Mais ça n’a pas de sens, c’est trop bête pour qu’on se casse la tête à comprendre… Allez conter ça à des recrues, mais pas à moi, non ! pas à moi qui ai vingt-sept ans de service ! Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d’un ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l’état de son père, il s’était engagé dès l’âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant mis quinze années de dure existence et d’héroïque bravoure pour conquérir ce grade, d’un manque tel d’instruction, qu’il ne devait jamais passer capitaine. – Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas ça… Oui, à Mazagran, j’avais dix-neuf ans à peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre douze mille Arabes… Ah ! oui, pendant des années et des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à Biskra, à Dellys, plus tard dans la grande Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres, dès que nous paraissions… Et à Sébastopol, monsieur, fichtre ! on ne peut pas dire que ç’a été commode. Des tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, à la fin, ont tout fait sauter ! N’empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh ! en musique et dans la grande poêle à frire !… Et à Solférino, vous n’y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez-vous ? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu’il ait tombé ce jour-là plus d’eau que vous n’en avez peut-être jamais vu dans votre vie ! à Solférino, la grande brossée aux Autrichiens, il fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s’ils avaient eu le feu au derrière ! Il éclatait d’aise, toute la vieille gaieté militaire française sonnait dans son rire de triomphe. C’était la légende, le troupier français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses mordaient la poussière. Brusquement, sa voix gronda. – Battue, la France battue !… Ces cochons de Prussiens nous battre, nous autres ! Il s’approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l’absolu mépris de l’ennemi, quel qu’il fût, dans une insouciance complète du temps et des lieux. – Écoutez bien, monsieur… Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le c*l… Vous entendez, à coups de pied dans le c*l, jusqu’à Berlin ! Et il eut un geste superbe, la sérénité d’un enfant, la conviction candide de l’innocent qui ne sait rien et ne craint rien. – Parbleu ! c’est comme ça, parce que c’est comme ça ! Weiss, étourdi, convaincu presque, se hâta de déclarer qu’il ne demandait pas mieux. Quant à Maurice, qui se taisait, n’osant intervenir devant son supérieur, il finit par éclater de rire avec lui : ce diable d’homme, que d’ailleurs il jugeait stupide, lui faisait chaud au cœur. De même, Jean, d’un hochement de tête, avait approuvé chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était parler ! Si tous les chefs avaient parlé comme ça, on ne se serait pas mal fichu qu’il manquât des marmites et des ceintures de flanelle ! La nuit était complètement venue depuis longtemps, et Rochas continuait d’agiter ses grands membres dans les ténèbres. Il n’avait jamais épelé qu’un volume des victoires de Napoléon, tombé au fond de son sac de la boîte d’un colporteur. Et il ne pouvait se calmer, et toute sa science sortit en un cri impétueux. – L’Autriche rossée à Castiglione, à Marengo, à Austerlitz, à Wagram ! la Prusse rossée à Eylau, à Iéna, à Lutzen ! la Russie rossée à Friedland, à Smolensk, à la Moskowa ! l’Espagne, l’Angleterre rossées partout ! la terre entière rossée, rossée de haut en bas, de long en large !… Et, aujourd’hui, c’est nous qui serions rossés ! Pourquoi ? comment ? On aurait donc changé le monde ? Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d’un drapeau ! – Tenez ! on s’est battu là-bas aujourd’hui, on attend les nouvelles. Eh bien ! les nouvelles, je vais vous les donner, moi !… On a rossé les Prussiens, rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes, rossé à en balayer les miettes ! Sous le ciel sombre, à ce moment, un grand cri douloureux passa. Était-ce la plainte d’un oiseau de nuit ? Était-ce une voix du mystère, venue de loin, chargée de larmes ? Tout le camp, noyé de ténèbres, en frissonna, et l’anxiété épandue dans l’attente des dépêches si lentes à venir, s’en trouva enfiévrée, élargie encore. Au loin, dans la ferme, éclairant la veillée inquiète de l’état-major, la chandelle brûlait plus haute, d’une flamme droite, et immobile de cierge. Mais il était dix heures, Gaude surgit du sol noir, où il avait disparu, et le premier sonna le couvre-feu. Les autres clairons répondirent, s’éteignirent de proche en proche, dans une fanfare mourante, déjà comme engourdie de sommeil. Et Weiss, qui s’était oublié là si tard, serra tendrement Maurice entre ses bras : bon espoir et bon courage ! il embrasserait Henriette pour son frère, il irait dire bien des choses à l’oncle Fouchard. Alors, comme il partait enfin, une rumeur courut, toute une agitation fébrile. C’était une grande victoire que le maréchal de Mac-Mahon venait de remporter : le prince royal de Prusse fait prisonnier avec vingt-cinq mille hommes, l’armée ennemie refoulée, détruite, laissant entre nos mains ses canons et ses bagages. – Parbleu ! cria simplement Rochas, de sa voix de tonnerre. Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se hâtait de rentrer à Mulhouse : – À coups de pied dans le c*l, monsieur, à coups de pied dans le c*l, jusqu’à Berlin ! Un quart d’heure plus tard, une autre dépêche disait que l’armée avait dû abandonner Wœrth et battait en retraite. Ah ! quelle nuit ! Rochas, foudroyé de sommeil, venait de s’envelopper dans son manteau et dormait sur la terre, insoucieux d’un abri, comme cela lui arrivait souvent. Maurice et Jean s’étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les jambes. Loubet avait d’abord égayé leur faim à tous, en faisant croire à Lapoulle qu’il y aurait du poulet, le lendemain matin, à la distribution ; mais ils étaient trop las, ils ronflaient, les Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger, serré contre Maurice ; malgré sa grande fatigue, il tardait à s’endormir, tout ce qu’avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête, l’Allemagne en armes, innombrable, dévorante ; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul, et l’autre comprit qu’il le gênait. Entre le paysan et le lettré, l’inimitié d’instinct, la répugnance de classe et d’éducation étaient comme un malaise physique. Le premier pourtant en éprouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit, tâchant d’échapper à ce mépris hostile qu’il devinait là. Si la nuit dehors devenait fraîche, on étouffait tellement sous la tente, parmi l’entassement des corps, que Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d’un saut brusque, alla s’étendre à quelques pas. Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l’appréhension d’un immense malheur, dont il croyait entendre le galop, là-bas, au fond de l’inconnu. Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait s’anéantir sous l’oppression de la vaste nuit mauvaise, où pesait ce quelque chose d’effroyable, sans nom encore. Des sursauts venaient d’un lac d’ombre, un râle subit sortait d’une tente invisible. Ensuite, c’étaient des bruits qu’on ne reconnaissait pas, l’ébrouement d’un cheval, le choc d’un sabre, la fuite d’un rôdeur attardé, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace. Mais, tout à coup, près des cantines, une grande lueur éclata. Le front de bandière en était vivement éclairé, on aperçut les faisceaux alignés, les canons des fusils réguliers et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à des coulures fraîches de sang ; et les sentinelles, sombres et droites, apparurent dans ce brusque incendie. Était-ce donc l’ennemi, que les chefs annonçaient depuis deux jours, et que l’on était venu chercher de Belfort à Mulhouse ? Puis, au milieu d’un grand pétillement d’étincelles, la flamme s’éteignit. Ce n’était que le tas de bois vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui, après avoir couvé pendant des heures, venait de flamber comme un feu de paille. Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son tour précipitamment de la tente ; et il faillit buter dans Maurice, soulevé sur un coude, regardant. Déjà, la nuit était retombée plus opaque, les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue, à quelques pas l’un de l’autre. Il n’y avait plus, en face d’eux, au fond des ténèbres épaisses, que la fenêtre toujours éclairée de la ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle heure pouvait-il être ? deux heures, trois heures peut-être. Là-bas, l’état-major ne s’était décidément pas couché. On entendait la voix braillarde du général Bourgain-Desfeuilles, enragé de cette nuit de veille, pendant laquelle il n’avait pu se soutenir qu’à l’aide de grogs et de cigares. De nouveaux télégrammes arrivaient, les choses devaient se gâter, des ombres d’estafettes galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d’un effrayant silence. Quoi donc ? était-ce la fin ? Un souffle glacé avait couru sur le camp, anéanti de sommeil et d’angoisse. Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel de Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement. Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les mauvais rêves. – Elle vient de Bâle… Notre première division détruite… Douze heures de combat, toute l’armée en retraite… L’ombre du colonel s’arrêta, appela une autre ombre qui se hâtait, légère, fine et correcte. – C’est vous, Beaudouin ? – Oui, mon colonel. – Ah ! mon ami, Mac-Mahon battu à Frœsehwiller, Frossard battu à Spickeren, de Failly immobilisé, inutile entre les deux… À Frœsehwiller, un seul corps contre toute une armée, des prodiges. Et tout emporté, la déroute, la panique, la France ouverte… Des larmes l’étranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois ombres disparurent, noyées, fondues. Dans un frémissement de tout son être, Maurice s’était mis debout. – Mon Dieu ! bégaya-t-il. Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le cœur glacé, murmurait : – Ah ! fichu sort !… Ce monsieur, votre parent, avait tout de même raison de dire qu’ils sont plus forts que nous. Hors de lui, Maurice l’aurait étranglé. Les Prussiens plus forts que les Français ! c’était de cela que saignait son orgueil. Déjà, le paysan ajoutait, calme et têtu : – Ça ne fait rien, voyez-vous. Ce n’est pas parce qu’on reçoit une tape, qu’on doit se rendre… Faudra cogner tout de même. Mais, devant eux, une longue figure s’était dressée. Ils reconnurent Rochas, drapé encore de son manteau, et que les bruits errants, le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son dur sommeil. Il questionna, voulut savoir. Quand il eut compris, à grand-peine, une immense stupeur se peignit dans ses yeux vides d’enfant. À plus de dix reprises, il répéta : – Battus ! comment battus ? pourquoi battus ? Maintenant, à l’Orient, le jour blanchissait, un jour louche d’une infinie tristesse, sur les tentes endormies, dans l’une desquelles on commençait à distinguer les faces terreuses de Loubet et de Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui ronflaient toujours, la bouche ouverte. Une aube de deuil se levait, parmi les brumes couleur de suie qui étaient montées, là-bas, du fleuve lointain.
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