Chapter 4

880 Words
CHAPITRE III Le déplorable succès qu’eut la comédieDans toutes les villes subalternes du royaume, il y a d’ordinaire un tripot où s’assemblent tous les jours les fainéants de la ville, les uns pour jouer, les autres pour regarder ceux qui jouent ; c’est là que l’on rime richement en Dieu, que l’on épargne fort peu le prochain, et que les absents sont assassinés à coups de langue. On n’y fait quartier à personne, tout le monde y vit de Turc à More, et chacun y est reçu pour railler selon le talent qu’il en a eu du Seigneur. C’est en un de ces tripots-là, si je m’en souviens, que j’ai laissé trois personnes comiques, récitant la Marianne devant une honorable compagnie, à laquelle présidait le sieur de la Rappinière. Au même temps qu’Hérode et Marianne s’entredisaient leurs vérités, les deux jeunes hommes de qui l’on avait pris si librement les habits, entrèrent dans la chambre en caleçons, et chacun sa raquette à la main. Ils avaient négligé de se faire frotter pour venir entendre la comédie. Leurs habits, que portaient Hérode et Pherore, leur ayant d’abord frappé la vue, le plus colère des deux s’adressant au valet du tripot : Fils de chienne, lui dit-il, pourquoi as-tu donné mon habit à ce bateleur ? Ce valet, qui le connaissait pour un grand brutal, lui dit en toute humilité que ce n’était pas lui. Et qui donc, barbe de cocu ? ajouta-t-il. Le pauvre valet n’osait en accuser la Rappinière en sa présence ; mais lui, qui était le plus insolent de tous les hommes, lui dit en se levant de sa chaise : C’est moi, qu’en voulez-vous dire ? Que vous êtes un s*t, repartit l’autre en lui déchargeant un démesuré coup de sa raquette sur les oreilles. La Rappinière fut si surpris d’être prévenu d’un coup, lui qui avait accoutumé d’en user ainsi, qu’il demeura comme immobile, ou d’admiration, ou parce qu’il n’était pas encore assez en colère, et qu’il lui en fallait beaucoup pour se résoudre à se battre, ne fût-ce qu’à coups de poing : et peut-être que la chose en fût demeurée là, si son valet, qui avait plus de colère que lui, ne se fût jeté sur l’agresseur, en lui donnant dans le beau milieu du visage un coup de poing avec toutes ses circonstances, et ensuite une grande quantité d’autres où ils purent aller. La Rappinière le prit en queue, et se mit à travailler sur lui à coups de poing, comme un homme qui a été offensé le premier : un parent de son adversaire prit la Rappinière de la même façon. Ce parent fut investi par un ami de la Rappinière pour faire diversion ; celui-ci le fut d’un autre et celui-là d’un autre ; enfin tout le monde prit parti dans la chambre. L’un jurait, l’autre injuriait, tous s’entrebattaient. La tripotière, qui voyait rompre ses meubles, emplissait l’air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils devaient tous périr par coups d’escabeaux, de pieds et de poings, si quelques-uns des magistrats de la ville, qui se promenaient sous les halles avec le sénéchal du Maine, ne fussent accourus à la rumeur. Quelques-uns furent d’avis de jeter deux ou trois seaux d’eau sur les combattants, et le remède eût peut-être réussi ; mais ils se séparèrent de lassitude, outre que deux pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le champ de bataille, mirent entre les combattants, non pas une paix bien affermie, mais firent au moins accorder quelques trêves, pendant lesquelles on put négocier, sans préjudice des informations qui se firent de part et d’autre. Le comédien Destin fit des prouesses à coups de poing, dont on parle encore dans la ville du Mans, suivant ce qu’en ont raconté les deux jouvenceaux, auteurs de la querelle, avec lesquels il eut particulièrement affaire, et qu’il pensa rouer de coups, outre quantité d’autres du parti contraire qu’il mit hors de combat du premier coup. Il perdit son emplâtre durant la mêlée, et l’on remarqua qu’il avait le visage aussi beau que la taille riche. Les museaux sanglants furent lavés d’eau fraîche, les collets déchirés furent changés, on appliqua quelques cataplasmes, et même l’on fit quelques points d’aiguille, et les meubles furent aussi remis en place, non pas du tout si entiers que lorsqu’on les désarrangea. Enfin, un moment après, il ne resta plus rien du combat, que beaucoup d’animosité qui paraissait sur les visages des uns et des autres. Les pauvres comédiens sortirent avec la Rappinière, qui verbalisa le dernier. Comme ils passaient du tripot sous les halles, ils furent investis par sept ou huit braves, l’épée à la main. La Rappinière, selon sa coutume, eut grand-peur, et pensa bien avoir quelque chose de pis, si Destin ne se fût généreusement jeté au-devant d’un coup d’épée qui lui allait passer au travers du corps ; il ne put pourtant si bien le parer, qu’il ne reçût une légère blessure dans le bras. Il mit l’épée à la main en même temps, et en moins de rien fit voler à terre deux épées, ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur les oreilles, et déconfit si bien MM. de l’embuscade, que tous les assistants avouèrent qu’ils n’avaient jamais vu un si vaillant homme. Cette partie ainsi avortée avait été dressée à la Rappinière par deux petits nobles, dont l’un avait épousé la sœur de celui qui commença le combat par un grand coup de raquette ; et vraisemblablement la Rappinière était gâté, sans le vaillant défenseur que Dieu lui suscita en notre vaillant comédien. Le bienfait trouva place en son cœur de roche ; et, sans vouloir permettre que ces pauvres restes d’une troupe délabrée allassent loger en une hôtellerie, il les emmena chez lui, où le charretier déchargea le bagage comique, et s’en retourna en son village.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD