CHAPITRE IIILa maison qu’habitait madame Riche s’appelait le petit château, parce qu’avant la Révolution elle appartenait au seigneur de l’endroit. Cette maison n’avait absolument rien de seigneurial, sinon qu’elle était bâtie sur la crête d’un coteau, et que de ses fenêtres on avait la vue sur une vaste plaine de prairies et de champs de colza, bornée, à l’extrémité, par un bois de hêtres et de chênes, et sillonnée de petites rivières.
Comme toutes les maisons du village, le petit château n’avait qu’un étage ; mais il se distinguait par sa toiture hollandaise, pointue, escarpée, égale des quatre faces et entrecoupée de petites fenêtres mansardées. M. Riche l’avait fait couvrir à neuf avec des tuiles et des bardeaux, et sur la façade principale on lisait la date de 1840 chiffrée avec des tuiles de couleur ?
Les chambres du rez-de-chaussée se distinguaient par la hauteur du plafond et par deux architraves lambrissées. Comme dans toutes les maisons de l’Alsace, il y avait à l’entrée un vestibule carré. En face se trouvait la cuisine, et, à droite et à gauche, deux portes conduisant à deux pièces carrées et planchéiées.
Le premier étage avait la même distribution. Seulement, à la place de la cuisine, il y avait un grenier assez spacieux, servant de séchoir, de magasin à bois, et flanqué des deux côtés de plusieurs bahuts et armoires à linge, à farine et à autres provisions de bouche. De ce grenier on voyait toute la nappe émaillée de la campagne. C’était la plus belle pièce du petit château.
Monsieur et madame Riche couchaient dans l’alcôve de la pièce à droite du rez-de-chaussée, où se trouvaient deux lits allemands. Cette alcôve était séparée de la chambre par une cloison en bois de sapin, avec une corniche et deux portières en étoffe de perse. Couronne et Héva couchaient dans la chambre à gauche et le fils Riche occupait la même pièce au premier. L’a pièce d’honneur, au premier à droite, s’appelait la chambre des fiancés, parce que, d’ordinaire, les fiancés des demoiselles Riche y logeaient quand ils venaient faire visite à leurs beaux-parents.
Toutes les pièces étaient meublées à la paysanne : un bahut, une table, une commode, un poêle et quatre chaises de bois. Mais dans la chambre des fiancés on trouvait un luxe d’ameublement, un certain reflet de la fortune de M. Riche. Non-seulement il y avait un lit à la française avec un couvre-pied de soie piquée et un édredon, mais encore un canapé, un poêle de faïence cerclé de cuivre, une glace vénitienne achetée dans une vente à Haguenau, une table de nuit en acajou, et, à la place de la commode, un bureau avec des tiroirs secrets, qu’on appelle secrétaire, en Alsace. Couronne avait mis tous ses soins à bien entretenir cette chambre ; elle lavait le parquet de sapin au moins une fois par semaine, et le saupoudrait d’un sable fin couleur d’or qu’elle faisait chercher dans une carrière assez loin du village ; les rideaux des fenêtres étaient d’une blancheur irréprochable et les meubles reluisants de propreté.
Souvent, au lieu de se promener le samedi et le dimanche avec les autres jeunes filles du village ou de se plaire comme sa sœur à écouter les fades compliments des campagnards, elle se plongeait dans un coin du canapé d’où elle pouvait embrasser toute la vallée, et s’abandonnait à ses rêveries, ou bien lisait la traduction des Psaumes qui se trouvaient dans ses prières, car elle n’avait jamais lu d’autre livre que la traduction de la Bible, dont elle savait prononcer le texte hébraïque.
Il est d’usage en Alsace, – et cet usage date du moyen-âge, – quand un fiancé vient apporter les cadeaux de noces à sa promise, que celle-ci lui tienne un bougeoir et le conduise jusqu’à la porte de la chambre où il doit coucher.
La fiancée est censée être seule. C’est un commencement d’émancipation ; mais excepté chez le bas peuple, elle est toujours surveillée à son insu, soit par la mère, soit par une sœur.
Couronne devait être la surveillante de sa sœur aînée le soir où celle-ci portait la bougie à son futur mari. Sa mère lui disait :
– Couronne, mon bijou, quand ta sœur montera avec le jeune étranger, tu les suivras à pas de loup, et tu appelleras ta sœur si elle tarde à descendre.
Couronne, quoique âgée de seize ans, était si innocente, qu’elle ne comprenait pas en quoi elle avait à surveiller sa sœur ; et, au lieu de suivre le jeune couple, elle resta au bas de l’escalier, prête à se coucher. Mais soudain effrayée par un bruissement qui ressemblait à un b****r, la jeune fille poussa un cri et s’enfuit.
Un instant après, arriva d’abord la mère, qui se retira en souriant, puis la fiancée toute rouge, qui tomba comme une furie sur la pauvre jeune fille et l’accabla d’injures et de coups.
Couronne ne riposta pas ; mais, elle se dit qu’elle ne serait jamais la fiancée d’un villageois. Sans se rendre un compte exact des mœurs des jeunes gens, elle avait trouvé leur manière d’aimer bien grossière, et leurs protestations mutuelles un échange de sentiments purement matériels et de procédés peu délicats.
En sa qualité de fille aînée, la chambre des fiancés lui appartenait maintenant de droit. Mais elle avait eu soin de la transformer entièrement et de changer les étoffes de couleur voyante contre des couleurs plus tendres et pour ainsi dire plus chastes. Ainsi, le couvre-pied, de jaune qu’il était, devint blanc. L’édredon avait reçu une housse de soie rose, et les housses des chaises et du canapé, jadis en toile écrue, prirent également une couleur plus appropriée à l’ensemble de la pièce.