D’Artagnan, Porthos et Monte-Cristo-2

2009 Words
— Il vous l’a dit, mais vous voyez bien… Vraiment, si je ne connaissais pas l’inspecteur Vérot, je croirais à une plaisanterie… — Une distraction, monsieur le préfet, tout au plus. — Certes, une distraction, mais qui m’étonne de sa part. On n’a pas de distraction quand il s’agit de la vie de deux personnes. Car il vous a bien averti qu’un double assassinat était combiné pour cette nuit ? — Oui, monsieur le préfet, pour cette nuit, et dans des conditions particulièrement effrayantes… diaboliques, m’a-t-il dit. M. Desmalions se promenait à travers la pièce, les mains au dos. Il s’arrêta devant une petite table. — Qu’est-ce que c’est que ce paquet à mon adresse ? « Monsieur le préfet de police… À ouvrir en cas d’accident. » — En effet, dit le secrétaire, je n’y pensais pas… C’est encore de l’inspecteur Vérot, une chose importante selon lui, et qui sert de complément et d’explication au contenu de la lettre. — Ma foi, dit M. Desmalions, qui ne put s’empêcher de sourire, la lettre en a besoin d’explication, et, quoiqu’il ne soit pas question d’accident, je n’hésite pas. Tout en parlant, il avait coupé une ficelle et découvert, sous le papier qui l’enveloppait, une boîte, une petite boîte en carton, comme les pharmaciens en emploient, mais salie celle-là, abîmée par l’usage qu’on en avait fait. Il souleva le couvercle. Dans le carton, il y avait des feuilles d’ouate, assez malpropres également, et au milieu de ces feuilles une demi-tablette de chocolat. — Que diable cela veut-il dire ? marmotta le préfet avec étonnement. Il prit le chocolat, le regarda, et tout de suite son examen lui montra ce que cette tablette, de matière un peu molle, offrait de particulier, et les raisons certaines pour lesquelles l’inspecteur Vérot l’avait conservée. En dessus et en dessous, elle portait des empreintes de dents, très nettement dessinées, très nettement détachées les unes des autres, enfoncées de deux ou trois millimètres dans le bloc de chocolat, chacune ayant sa forme et sa largeur spéciales, et chacune écartée des autres par un intervalle différent. La mâchoire qui avait ainsi commencé à croquer la tablette avait incrusté la marque de quatre de ses dents supérieures et de cinq dents du bas. M. Desmalions resta pensif, et, la tête baissée, il reprit durant quelques minutes sa promenade de long en large, en murmurant : — Bizarre ! Il y a là une énigme dont je voudrais bien avoir le mot… Cette feuille de papier, ces empreintes de dents… Que signifie toute cette histoire ? Mais, comme il n’était pas homme à s’attarder longtemps à une énigme dont la solution devait lui être révélée d’un moment à l’autre, puisque l’inspecteur Vérot se trouvait dans la préfecture même, ou aux environs, il dit à son secrétaire : — Je ne puis faire attendre ces messieurs plus longtemps. Veuillez donner l’ordre qu’on les fasse entrer. Si l’inspecteur Vérot arrive durant la réunion, comme cela est inévitable, prévenez-moi aussitôt. J’ai hâte de le voir. Sauf cela, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte, n’est-ce pas ? Deux minutes après, l’huissier introduisait Me Lepertuis, gros homme rubicond, à lunettes et à favoris, puis le secrétaire d’ambassade, Archibald Bright, et l’attaché péruvien Cacérès. M. Desmalions, qui les connaissait tous trois, s’entretint avec eux et ne les quitta que pour aller au-devant du commandant comte d’Astrignac, le héros de la Chouia, que ses blessures glorieuses avaient contraint à une retraite prématurée, et auquel il adressa quelques mots chaleureux sur sa belle conduite au Maroc. La porte s’ouvrit encore une fois. — Don Luis Perenna, n’est-ce pas ? dit le préfet en tendant la main à un homme de taille moyenne, plutôt mince, décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, et que sa physionomie, que son regard, que sa façon de se tenir et son allure très jeune, permettaient de considérer comme un homme de quarante ans, bien que certaines rides au coin des yeux et sur le front indiquassent quelques années de plus. Il salua. — Oui, monsieur le préfet. Le commandant d’Astrignac s’écria : — C’est donc vous, Perenna ! Vous êtes donc encore de ce monde ? — Ah ! mon commandant ! Quel plaisir de vous revoir ! — Perenna vivant ! Mais quand j’ai quitté le Maroc, on était sans nouvelles de vous. On vous croyait mort. — Je n’étais que prisonnier. — Prisonnier des tribus, c’est la même chose. — Pas tout à fait, mon commandant, on s’évade de partout… La preuve… Durant quelques secondes, le préfet de police examina, avec une sympathie dont il ne pouvait se défendre, ce visage énergique, à l’expression souriante, aux yeux francs et résolus, au teint bronzé comme cuit et recuit par le feu du soleil. Puis, faisant signe aux assistants de prendre place autour de son bureau, lui-même s’assit et s’expliqua de la sorte, en un préambule articulé nettement et lentement : — La convocation que j’ai adressée à chacun de vous, messieurs, a dû vous paraître quelque peu sommaire et mystérieuse… Et la manière dont je vais entamer notre conversation ne sera point pour atténuer votre étonnement. Mais, si vous voulez m’accorder quelque crédit, il vous sera facile de constater qu’il n’y a rien dans tout cela que de très simple et de très naturel. D’ailleurs, je serai aussi bref que possible. Il ouvrit devant lui le dossier préparé par son secrétaire, et, tout en consultant les notes, il reprit : — Quelques années avant la guerre de 1870, trois sœurs, trois orphelines âgées de vingt-deux, de vingt et de dix-huit ans, Ermeline, Élisabeth et Armande Roussel, habitaient Saint-Étienne avec un cousin germain du nom de Victor, plus jeune de quelques années. « L’aînée, Ermeline, quitta Saint-Étienne la première pour suivre à Londres un Anglais du nom de Mornington, qu’elle devait épouser et dont elle eut un fils qui reçut le prénom de Cosmo. Le ménage était pauvre et traversa de rudes épreuves. Plusieurs fois, Ermeline écrivit à ses sœurs pour leur demander quelques secours. Ne recevant pas de réponse, elle cessa toute correspondance. Vers 1875, M. et Mme Mornington partirent pour l’Amérique. Cinq ans plus tard, ils étaient riches. M. Mornington mourut en 1883, mais sa femme continua de gérer la fortune qui lui était léguée, et comme elle avait le génie de la spéculation et des affaires elle porta cette fortune à un chiffre colossal. Quand elle décéda, en 1905, elle laissait à son fils la somme de 400 millions. » Le chiffre parut faire quelque impression sur les assistants. Le préfet ayant surpris un regard entre le commandant et don Luis Perenna, leur dit : — Vous avez connu Cosmo Mornington, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur le préfet, répliqua le comte d’Astrignac. Il séjournait au Maroc quand nous y combattions, Perenna et moi. — En effet, reprit M. Desmalions, Cosmo Mornington s’était mis à voyager. Il s’occupait de médecine, m’a-t-on dit, et donnait ses soins, lorsque l’occasion s’en présentait, avec beaucoup de compétence, et gratuitement bien entendu. Il habita l’Égypte, puis l’Algérie et le Maroc, et, à la fin de 1914, passa en Amérique pour y soutenir la cause des Alliés. L’année dernière, après l’armistice, il s’établit à Paris. Il y est mort voici quatre semaines, à la suite de l’accident le plus stupide. — Une piqûre mal faite, n’est-ce pas, monsieur le préfet ? dit le secrétaire d’ambassade des États-Unis. Les journaux ont parlé de cela, et nous-mêmes, à l’ambassade, nous avons été prévenus. — Oui, déclara M. Desmalions. Pour se remettre d’une longue influenza qui l’avait tenu au lit tout l’hiver, M. Mornington, sur l’ordre de son docteur, se faisait des piqûres de glycérophosphate de soude. L’une de ces piqûres n’ayant pas été entourée, évidemment, de toutes les précautions nécessaires, la plaie s’envenima avec une rapidité foudroyante. En quelques heures, M. Mornington était emporté. Le préfet de police se retourna vers le notaire et lui dit : — Mon résumé est-il conforme à la réalité, maître Lepertuis ? — Exactement conforme, monsieur le préfet. M. Desmalions reprit : — Le lendemain matin, Me Lepertuis se présentait ici, et, pour des raisons que la lecture de ce document vous expliquera, me montrait le testament de Cosmo Mornington que celui-ci avait déposé entre ses mains. Tandis que le préfet compulsait les papiers, Me Lepertuis ajouta : — Monsieur le préfet me permettra de spécifier que je n’ai vu mon client, avant d’être appelé à son lit de mort, qu’une seule fois : le jour où il me manda dans la chambre de son hôtel pour me remettre le testament qu’il venait d’écrire. C’était au début de son influenza. Dans notre conversation, il me confia qu’il avait fait, en vue de retrouver la famille de sa mère, quelques recherches qu’il comptait poursuivre sérieusement après sa guérison. Les circonstances l’en empêchèrent. Cependant le préfet de police avait sorti du dossier une enveloppe ouverte qui contenait deux feuilles de papier. Il déplia la plus grande et dit : — Voici le testament. Je vous demanderai d’en écouter la lecture avec attention, ainsi que celle de la pièce annexe qui l’accompagne. « Je, soussigné Cosmo Mornington, fils légitime de Hubert Mornington et d’Ermeline Roussel, naturalisé citoyen des États-Unis, lègue à mon pays d’adoption la moitié de ma fortune, pour être employée en œuvres de bienfaisance, conformément aux instructions écrites de ma main, que Me Lepertuis voudra bien transmettre à l’ambassade des États-Unis. » Pour les deux cents millions environ constitués par mes dépôts dans diverses banques de Paris et de Londres, dépôts dont la liste est en l’étude de Me Lepertuis, je les lègue, en souvenir de ma mère bien-aimée, d’abord à sa sœur préférée, Élisabeth Roussel, ou aux héritiers en ligne directe d’Élisabeth Roussel — sinon à sa seconde sœur, Armande Roussel, ou aux héritiers directs d’Armande, — sinon, à leur défaut, à leur cousin Victor ou à ses héritiers directs. » Au cas où je disparaîtrais sans avoir retrouvé les membres survivants de la famille Roussel ou du cousin des trois sœurs, je demande à mon ami don Luis Perenna de faire toutes les recherches nécessaires. Je le nomme à cet effet mon exécuteur testamentaire pour la partie européenne de ma fortune, et je le prie de prendre en main la conduite des événements qui pourraient survenir après ma mort, ou par suite de ma mort, de se considérer comme mon représentant, et d’agir en tout pour le bien de ma mémoire et l’accomplissement de mes volontés. En reconnaissance de ce service, et en mémoire des deux fois où il me sauva la vie, il voudra bien accepter la somme d’un million. » Le préfet s’interrompit quelques instants. Don Luis murmura : — Pauvre Cosmo… Je n’avais pas besoin de cela pour remplir ses derniers vœux. — « En outre, continua M. Desmalions reprenant sa lecture, en outre, si, trois mois après ma mort, les recherches faites par don Luis Perenna et par Me Lepertuis n’ont pas abouti, si aucun héritier ni aucun survivant de la famille Roussel ne s’est présenté pour recueillir l’héritage, la totalité des deux cents millions sera définitivement, et quelles que puissent être les réclamations ultérieures, acquise à mon ami don Luis Perenna. Je le connais assez pour savoir qu’il fera de cette fortune un emploi conforme à la noblesse de ses desseins et à la grandeur des projets dont il m’entretenait, avec un tel enthousiasme, sous la tente marocaine. » M. Desmalions s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur don Luis. Il demeurait impassible, silencieux. Une larme pourtant brilla à la pointe de ses cils. Le comte d’Astrignac lui dit : — Mes félicitations, Perenna. — Mon commandant, répondit-il, je vous ferai remarquer que cet héritage est subordonné à une condition. Et je vous jure bien que, si cela dépend de moi, les survivants de la famille Roussel seront retrouvés. — J’en suis sûr, dit l’officier, je vous connais. — En tout cas, demanda le préfet de police à don Luis, cet héritage… conditionnel, vous ne le refusez pas ?
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