D’Artagnan, Porthos et Monte-Cristo-3

2047 Words
— Ma foi non, dit Perenna en riant. Il y a des choses qu’on ne refuse pas. — Ma question, dit le préfet, est motivée par ce dernier paragraphe du testament : « Si, pour une raison ou pour une autre, mon ami Perenna refusait cet héritage, ou bien s’il était mort avant la date fixée pour le recueillir, je prie M. l’ambassadeur des États-Unis et M. le préfet de police de s’entendre sur les moyens de construire à Paris et d’entretenir une université réservée aux étudiants et aux artistes de nationalité américaine. M. le préfet de police voudra bien en tout cas prélever une somme de trois cent mille francs qu’il versera dans la caisse de ses agents. » M. Desmalions replia la feuille de papier et en prit une autre. — À ce testament est joint un codicille constitué par une lettre que M. Mornington écrivit quelque temps après à Me Lepertuis, et où il s’explique sur certains points de façon plus précise : « Je demande à Me Lepertuis d’ouvrir mon testament le lendemain de ma mort, en présence de M. le préfet de police, lequel voudra bien tenir la chose entièrement secrète durant un mois. Un mois après, jour pour jour, il aura l’obligeance de réunir dans son cabinet un membre important de l’ambassade des États-Unis, Me Lepertuis et don Luis Perenna. Après lecture, un chèque d’un million devra être remis à mon légataire et ami don Luis Perenna sur le simple examen de ses papiers et sur la simple constatation de son identité. J’aimerais que cette constatation fût faite : au point de vue de la personne, par le commandant comte d’Astrignac, qui fut son chef au Maroc et qui, malheureusement, a dû prendre une retraite prématurée ; au point de vue de l’origine, par un membre de la légation du Pérou, puisque don Luis Perenna, bien qu’ayant conservé la nationalité espagnole, est né au Pérou. » En outre, j’exige que mon testament ne soit communiqué aux héritiers Roussel que deux jours plus tard, et en l’étude de Me Lepertuis. » Enfin — et ceci est la dernière expression de mes volontés pour ce qui concerne l’attribution de ma fortune et le mode de procéder à cette attribution, — M. le préfet voudra bien convoquer une seconde fois les mêmes personnes dans son cabinet à une date qui pourra être choisie par lui entre le soixantième et le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la première réunion. C’est alors, et alors seulement, que l’héritier définitif sera désigné d’après ses droits et proclamé ; et nul ne pourra l’être s’il n’assiste à cette séance, à l’issue de laquelle don Luis Perenna, qui devra s’y rendre également, deviendra l’héritier définitif, si, comme je l’ai dit, aucun survivant de la famille Roussel et du cousin Victor ne s’est présenté pour recueillir l’héritage. » Tel est le testament de M. Cosmo Mornington, conclut le préfet de police, et telles sont les raisons de votre présence ici, messieurs. Une sixième personne doit être introduite tout à l’heure, un de mes agents que j’ai chargé de faire une première enquête sur la famille Roussel et qui vous rendra compte de ses recherches. Mais, pour l’instant, nous devons procéder conformément aux prescriptions du testateur. Les papiers que, sur ma demande, don Luis Perenna m’a fait remettre, il y a deux semaines, et que j’ai examinés moi-même, sont parfaitement en règle. Au point de vue de l’origine, j’ai prié M. le ministre du Pérou de vouloir bien réunir les renseignements les plus précis. — C’est à moi, monsieur le préfet, dit M. Cacérès, l’attaché péruvien, que M. le ministre du Pérou a confié cette mission. Elle fut facile à remplir. Don Luis Perenna est d’une vieille famille espagnole émigrée il y a trente ans, mais qui a conservé ses terres et ses propriétés d’Europe. De son vivant, le père de don Luis, que j’ai rencontré en Amérique, parlait de son fils unique avec ferveur. C’est notre légation qui a appris au fils, voilà cinq ans, la mort du père. Voici la copie de la lettre écrite au Maroc. — Et voilà la lettre elle-même, communiquée par don Luis Perenna, dit le préfet de police. Et vous, mon commandant, vous reconnaissez le légionnaire Perenna qui combattit sous vos ordres ? — Je le reconnais, dit le comte d’Astrignac. — Sans erreur possible ? — Sans erreur possible et sans le moindre sentiment d’hésitation. Le préfet de police se mit à rire et insinua : — Vous reconnaissez le légionnaire Perenna que ses camarades, par une sorte d’admiration stupéfiée pour ses exploits, appelaient Arsène Lupin ? — Oui, monsieur le préfet, riposta le commandant, celui que ses camarades appelaient Arsène Lupin, mais que ses chefs appelaient tout court : le héros, celui dont nous disions qu’il était brave comme d’Artagnan, fort comme Porthos… — Et mystérieux comme Monte-Cristo, dit en riant le préfet de police. Tout cela en effet se trouve dans le rapport que j’ai reçu du 4e régiment de la légion étrangère, rapport inutile à lire dans son entier, mais où je constate ce fait inouï que le légionnaire Perenna, en l’espace de deux ans, fut décoré de la médaille militaire, décoré de la Légion d’honneur pour services exceptionnels, et cité sept fois à l’ordre du jour. Je relève au hasard… — Monsieur le préfet, je vous en supplie, protesta don Luis, ce sont là des choses banales, et je ne vois pas l’intérêt… — Un intérêt considérable, affirma M. Desmalions. Ces messieurs sont ici, non pas seulement pour entendre la lecture d’un testament, mais aussi pour en autoriser l’exécution dans la seule de ses clauses qui soit immédiatement exécutoire : la délivrance d’un legs s’élevant à un million. Il faut donc que la religion de ces messieurs soit éclairée sur le bénéficiaire de ce legs. Par conséquent, je continue… — Alors, monsieur le préfet, dit Perenna en se levant et en se dirigeant vers la porte, vous me permettrez… — Demi-tour !… Halte !… Fixe ! ordonna le commandant d’Astrignac d’un ton de plaisanterie. Il ramena don Luis en arrière au milieu de la pièce et le fit asseoir. — Monsieur le préfet, je demande grâce pour mon ancien compagnon d’armes, dont la modestie serait, en effet, mise à une trop rude épreuve si on lisait devant lui le récit de ses prouesses. D’ailleurs, le rapport est ici et chacun peut le consulter. D’avance, et sans le connaître, je souscris aux éloges qu’il contient, et je déclare que dans ma carrière militaire, si remplie pourtant, je n’ai jamais rencontré un soldat qui pût être comparé au légionnaire Perenna. Cependant, j’en ai vu des gaillards là-bas, des sortes de démons comme on n’en trouve qu’à la Légion, qui se font crever la peau pour le plaisir, pour la rigolade, comme ils disent, histoire d’épater le voisin. Mais aucun ne venait à la cheville de Perenna. Celui que nous appelions d’Artagnan, Porthos, de Bussy, méritait d’être mis en parallèle avec les héros les plus étonnants de la légende et de la réalité. Je l’ai vu accomplir des choses que je ne voudrais pas raconter sous peine d’être traité d’imposteur, des choses si invraisemblables qu’aujourd’hui, de sang-froid, je me demande si je suis sûr de les avoir vues. Un jour, à Settat, comme nous étions poursuivis… — Un mot de plus, mon commandant, s’écria gaiement don Luis, et je sors, tout de bon cette fois. Vrai, vous avez une façon d’épargner ma modestie… — Mon cher Perenna, reprit le comte d’Astrignac, je vous ai toujours dit que vous aviez toutes les qualités et un seul défaut c’est de n’être pas Français. — Et je vous ai toujours répondu, mon commandant, que j’étais Français par ma mère, et que je l’étais aussi de cœur et de tempérament. Il y a des choses que l’on ne peut accomplir que si l’on est Français. Les deux hommes se serrèrent la main de nouveau affectueusement. — Allons, dit le préfet de police, qu’il ne soit plus question de vos prouesses, monsieur, ni de ce rapport. J’y relèverai cependant ceci, c’est qu’au cours de l’été 1915 vous êtes tombé dans une embuscade de quarante Berbères, que vous avez été capturé et que vous n’avez reparu à la Légion que le mois dernier. — Oui, monsieur le préfet, pour être désarmé, mes cinq années d’engagement étant largement dépassées. — Mais comment M. Cosmo Mornington a-t-il pu vous désigner comme légataire puisque, au moment où il rédigeait son testament, vous étiez disparu depuis quatre ans ? — Cosmo et moi, nous correspondions. — Hein ? — Oui, et je lui avais annoncé mon évasion prochaine et mon retour à Paris. — Mais par quel moyen ?… Où étiez-vous ? Et comment vous fut-il possible ?… Don Luis sourit sans répondre. — Monte-Cristo, cette fois, dit M. Desmalions, le mystérieux Monte-Cristo… — Monte-Cristo, si vous voulez, monsieur le préfet. Le mystère de ma captivité, de mon évasion, bref, de toute ma vie pendant la guerre, est en effet assez étrange. Peut-être un jour sera-t-il intéressant de l’éclaircir. Je demande un peu de crédit. Il y eut un silence. M. Desmalions examina de nouveau ce singulier personnage, et il ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût obéi à une association d’idées dont lui-même ne se fût pas rendu compte : — Un mot encore… le dernier. Pour quelles raisons vos camarades vous donnaient-ils ce surnom bizarre d’Arsène Lupin ? Était-ce seulement une allusion à votre audace, à votre force physique ? — Il y avait autre chose, monsieur le préfet, la découverte d’un vol très curieux, dont certains détails inexplicables en apparence, m’avaient permis de désigner l’auteur. — Vous avez donc le sens de ces affaires ? — Oui, monsieur le préfet, une certaine aptitude que j’eus l’occasion d’exercer plusieurs fois en Afrique. D’où mon surnom d’Arsène Lupin, dont on parlait beaucoup à cette époque, à la suite de sa mort. — Ce vol était important ? — Assez, et commis justement au préjudice de Cosmo Mornington, qui habitait alors la province d’Oran. C’est de là que datent nos relations. Il y eut un nouveau silence, et don Luis ajouta : — Pauvre Cosmo !… Cette aventure lui avait donné une confiance inébranlable dans mes petits talents de policier. Il me disait toujours : « Perenna, si je meurs assassiné (c’était une idée fixe chez lui qu’il mourrait de mort violente), si je meurs assassiné, jurez-moi de poursuivre le coupable. » — Ses pressentiments n’étaient pas justifiés, dit le préfet de police. Cosmo Mornington n’a pas été assassiné. — C’est ce qui vous trompe, monsieur le préfet, déclara Don Luis. M. Desmalions sursauta. — Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ? Cosmo Mornington… — Je dis que Cosmo Mornington n’est pas mort, comme on le croit, d’une piqûre mal faite, mais il est mort, comme il le redoutait, de mort violente. — Mais, monsieur, votre assertion ne repose sur rien. — Sur la réalité, monsieur le préfet. — Étiez-vous là ? Savez-vous quelque chose ? — Je n’étais pas là le mois dernier. J’avoue même que, quand je suis arrivé à Paris, n’ayant pas lu les journaux de façon régulière, j’ignorais la mort de Cosmo. C’est vous, monsieur le préfet, qui me l’avez apprise tout à l’heure. — En ce cas, monsieur, vous n’en pouvez connaître que ce que j’en connais, et vous devez vous en remettre aux constatations du médecin. — Je le regrette, mais, pour ma part, ces constatations sont insuffisantes. — Mais enfin, monsieur, de quel droit cette accusation ? Avez-vous une preuve ? — Oui. — Laquelle ? — Vos propres paroles, monsieur le préfet. — Mes paroles ? — Celles-ci, monsieur le préfet. Vous avez dit, d’abord, que Cosmo Mornington s’occupait de médecine et qu’il pratiquait avec beaucoup de compétence, et, ensuite, qu’il s’était fait une piqûre qui, mal donnée, avait provoqué une inflammation mortelle et l’avait emporté en quelques heures. — Oui. — Eh bien, monsieur le préfet, j’affirme qu’un monsieur qui s’occupe de médecine avec beaucoup de compétence et qui soigne des malades comme le faisait Cosmo Mornington, est incapable de se donner une piqûre sans l’entourer de toutes les précautions antiseptiques nécessaires. J’ai vu Cosmo à l’œuvre, je sais comment il s’y prenait.
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