Lorsqu’on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général fut d’emmener à part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime témoignage de réconciliation. « Nous avons dû agir ainsi, répondit Ezzelin avec une dignité respectueuse, et il n’a pas tenu à moi que, dès les premiers jours de notre rupture, ma noble tante ne fît les premiers pas vers la signora Giovanna. Au reste, j’ai été lâche peut-être en me retirant à la campagne comme je l’ai fait. Ma douleur me faisait un besoin impérieux de la solitude. Voilà mon excuse. Aujourd’hui je suis soumis à l’arrêt du destin, et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal étouffé, personne ici ait l’audace d’en triompher trop ouvertement.
– Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à jamais indigne de mon estime. Mais il n’en sera pas ainsi. Orio Soranzo n’est pas, il est vrai, l’époux que j’aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m’ont fait hésiter à donner un consentement que ma nièce a su enfin m’arracher. Mais je dois rendre à la vérité cet hommage, qu’en tout ce qui touche à l’honneur, à l’exquise loyauté, je n’ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu’il a su donner de son caractère à Giovanna.
– Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré l’espèce d’aversion qu’il inspire généralement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie, j’ai dû me taire lorsque j’ai vu qu’il l’emportait sur moi dans le cœur de votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l’esprit de Giovanna aux dépens d’un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu’il m’en eût coûté cependant, je l’eusse fait, si j’eusse cru messer Soranzo tout à fait indigne de votre alliance ; j’eusse dû cet acte de franchise à l’amitié et au respect que je vous porte ; mais les beaux faits d’armes de messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s’il a été capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main ; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez pas que je le décrie ni que je le provoque ; j’estime sa vaillance, et il est votre neveu.
– Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin ; vous êtes le plus digne gentilhomme de l’Italie, et mon cœur saignera éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n’en ai-je un ! et qu’il fût doué de vos grandes qualités ! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j’aime presque autant que ma Giovanna. En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d’Argiria, et la ramena dans la grande salie, où l’illustre et nombreuse compagnie commençait les jeux et les divertissements d’usage.
Ezzelin y resta quelques instants ; mais, malgré tout l’effort de sa vertu, il était dévoré de douleur et de jalousie ; ses lèvres serrées, son regard fixe et terne, la roideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N’y pouvant plus tenir, et voyant sa sœur oublier ses ressentiments et cesser de le suivre d’un œil inquiet pour s’abandonner aux affectueuses prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu’un besoin instinctif de fuir le bruit et d’être seul. Tout à coup il vit venir à lui un cavalier qui montait légèrement l’escalier et qui ne le voyait pas encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio et toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique ; la couleur revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des flammes ; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague hors du fourreau.
Orio était brave, brave jusqu’à la témérité ; il l’avait prouvé en mainte occasion : il prouva par la suite qu’il l’était jusqu’à la folie. Cependant en cet instant il eut peur ; il n’est de véritable et d’infaillible bravoure que celle des cœurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant qu’un homme aime la vie avec l’âpreté du matérialisme, tant qu’il est attaché aux faux biens, il pourra s’exposer à la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom ; car les satisfactions de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes : mais qu’on vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un appât de richesse ou de gloire, on l’appelle à la réparation d’un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu’on ne s’en aperçoive.
Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l’avantage de la position ; il pensa d’ailleurs qu’Ezzelin était là de dessein prémédité, que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices. Il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l’horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l’escalier avec l’agilité d’un daim. Ezzelin stupéfait s’arrêta un instant. « Orio lâche ! s’écriait-il en lui-même ; Orio le duelliste, l’arrogant, le batailleur ! Orio, le héros de la dernière guerre ! Orio fuyant ma rencontre ! »
Il descendit lentement l’escalier jusqu’à la dernière marche, curieux de voir si Orio allait revenir à lui muni de sa dague, et désirant au fond qu’il ne le fit pas ; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la déloyauté de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inférieure ; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s’il eût été averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s’il fût revenu sur ses pas pour le réparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-même, il paraissait si calme, si dégagé, qu’Ezzelin douta un instant si sa préoccupation ne l’avait pas empêché de le voir dans l’escalier : mais cela était fort peu probable. Néanmoins il se promena quelques instants au bout de la galerie, ayant toujours l’œil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue opposée.
Ne songeant plus à sa vengeance et se reprochant même d’en avoir eu la pensée, mais voulant à toute force éclaircir ses soupçons, Ezzelin retourna à la fête, et bientôt il vit son rival rentrer avec un groupe de conviés. Il avait sa dague à la ceinture, et cette circonstance révéla à Ezzelin l’attention qu’Orio avait faite à son geste dans l’escalier. « Eh quoi ! pensa-t-il, il a cru que j’avais le dessein de l’assassiner ? Il n’a eu ni assez d’estime pour moi ni assez de calme et de présence d’esprit pour me montrer que la partie n’était pas égale ; et sa frayeur a été si subite, si aveugle, qu’il n’a pas pris le temps d’apercevoir le mouvement que j’ai fait pour rentrer ma dague dans le fourreau en voyant qu’il n’avait pas la sienne ! Cet homme n’a pas le cœur d’un noble, et je serais bien étonné si quelque lâcheté secrète ou quelque crime inconnu n’avait pas déjà flétri en lui le principe de l’honneur et le sentiment du courage. »
Dès ce moment la fête devint encore plus insupportable à Ezzelin. Il remarqua d’ailleurs que, tout en causant avec Giovanna, sa sœur avait laissé Orio s’approcher d’elle, et qu’elle répondait à ses questions oiseuses et frivoles avec une timidité de moins en moins hautaine. Orio pensait réellement que son rival avait des projets de vengeance ; il voulait voir si Argiria était dans la confidence, et, comptant surprendre ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de près et l’obsédait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce regard de faucon qui, disait-on, avait sur toutes les femmes un pouvoir magique. Argiria, élevée dans la retraite, enfant plein de noblesse et de pureté, ne comprenait rien à l’émotion inconnue que ce regard lui causait. Elle se sentait prise d’une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait ensuite ses yeux enflammés d’amour sur Giovanna et lui adressait des épithètes passionnées, elle sentait son cœur battre et ses joues brûler, comme si ces regards et ces paroles eussent été adressés à elle-même. Ezzelin n’aperçut pas son trouble intérieur ; mais le bal allait commencer, il craignit qu’Orio n’invitât sa sœur à danser, et il ne pouvait souffrir qu’elle se familiarisât avec la conversation et les manières d’un homme pour qui sa haine se changeait en mépris. Il alla prendre Argiria par la main, et, la reconduisant auprès de sa tante, il les supplia l’une et l’autre de se retirer. Argiria était venue à regret à la fête ; et quand son frère l’en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme si un vif regret l’eût atteinte au fond de l’âme. Elle se laissa emmener sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans bornes dans la sagesse et la dignité d’Ezzelin, le suivit sans lui faire une seule question.
La fête des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours ; mais le comte Ezzelin n’y reparut pas : il était reparti le soir même pour Padoue, emmenant sa tante et sa sœur avec lui.
C’était certainement beaucoup pour un homme presque ruiné la veille d’être devenu l’époux d’une des plus riches héritières de la république et le neveu du généralissime ; c’était de quoi satisfaire une ambition ordinaire. Mais rien ne suffisait à Orio, parce qu’il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins qu’une fortune de roi pour subvenir à ses dépenses de fou. C’était un homme à la fois insatiable et cupide, à qui tous les moyens étaient bons pour acquérir de l’argent, et tous les plaisirs bons pour le dépenser. Il avait surtout la passion du jeu. Accoutumé qu’il était à tous les dangers et à toutes les voluptés, ce n’était plus que dans le jeu qu’il trouvait des émotions. Il jouait donc d’une manière qui, même dans ce pays et ce siècle de joueurs, semblait effrayante, exposant souvent, sur un coup de dés, sa fortune tout entière, gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il ne tarda pas à faire de larges trouées dans la dot de sa femme, et sentit bientôt qu’il fallait ou changer de vie ou réparer ses pertes, s’il ne voulait se trouver dans la même position qu’avant son mariage. Le printemps était revenu, et l’on s’apprêtait à reprendre les hostilités. Il déclara à Morosini qu’il désirait garder l’emploi que la république lui avait confié sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire, les bonnes grâces de l’amiral, qu’il avait commencé à perdre par sa mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre à la voile, il se rendit à son poste avec sa galère, et appareilla avec le reste de la flotte au commencement de 1686.
Il prit une part brillante à tous les principaux combats qui signalèrent cette mémorable campagne, et se distingua particulièrement au siège de Coron et à la bataille que gagnèrent les Vénitiens sur le capitan-pacha Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l’hiver arriva, Morosini, après avoir mis en état de défense ses nombreuses conquêtes, mena la flotte hiverner à Corfou, où elle était à même de surveiller à la fois l’Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant toute la mauvaise saison aucune tentative sérieuse ; mais les habitants des écueils du golfe de Lépante, soumis l’année précédente par le général Strasold, profitant du moment où la violence des vents et la perpétuelle agitation de la mer empêchaient les gros navires de guerre vénitiens de sortir, protégés d’ailleurs contre ceux qu’ils pouvaient rencontrer par la petitesse et la légèreté de leurs barques qui allaient se cacher, comme des oiseaux de mer, derrière le moindre rocher, se livraient presque ouvertement à la piraterie. Ils attaquaient tous les bâtiments de commerce que les affaires forçaient à tenter ce passage difficile, souvent même des galères armées, s’en emparaient la plupart du temps, pillaient les chargements et massacraient les équipages. Les Missolonghis surtout s’étaient réfugiés dans les îles Curzolari, situées entre la Morée, l’Étolie et Céphalonie, et causaient d’horribles ravages. Le généralissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les îles les plus infestées, des garnisons de marins choisis avec de fortes galères, et en confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus résolus de l’année. Il n’oublia pas Soranzo, qui, ennuyé de l’inaction où se tenait l’armée, avait l’un des premiers demandé du service contre les pirates, et il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il fut envoyé avec trois cents hommes à la plus grande des îles Curzolari, et chargé de surveiller l’important passage qu’elles commandent. Son arrivée jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure indomptable et son impitoyable sévérité ; et, dans les premiers temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu’il commandait, tandis que les autres gouvernements, malgré l’activité des garnisons, continuaient à être le théâtre de fréquents et terribles brigandages. Son oncle, enchanté de sa réussite complète, lui fit envoyer par la république des lettres de félicitation.