Cependant Orio, trompé dans l’espoir qu’il avait formé de trouver des ennemis à combattre et à dépouiller, voulut tenter un grand coup qui réparât à son égard ce qu’il appelait l’injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Fatras gardait dans son palais des trésors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il laissait faire à ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant là-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une galère, gouverna sur Fatras de manière à n’y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritée, descendit le premier à terre, et se dirigea seul et déguisé vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a été si poétiquement racontée par Byron. À minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe, qui se mit en marche pour venir le joindre à la porte de la ville. Alors il égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commença à le piller. Mais, attaqué par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de toutes parts. Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que longtemps après avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, épouvanté, malgré sa victoire, de l’audace de son ennemi, le fit enfermer et enchaîner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-être celui qui l’avait fait trembler. Mais l’esclave favorite du pacha, nommée Naam, qui avait vu de ses fenêtres le combat de la nuit, séduite par la beauté et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la liberté, s’il consentait à partager l’amour qu’elle ressentait pour lui. L’esclave était belle, Orio facile en amour et très désireux en outre de la vie et de la liberté. Le marché fut conclu, bientôt aussi exécuté. La troisième nuit, Naam assassina son maître, et, à la faveur du désordre qui suivit ce meurtre, s’enfuit avec son amant. Tous deux montèrent dans une barque que l’esclave avait fait préparer, et se rendirent aux îles Curzolari.
Pendant deux jours, le comte resta plongé dans une tristesse profonde. La perte de sa galère était un notable échec à sa fortune particulière, et le sacrifice inutile qu’il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une rude atteinte à sa réputation militaire, et par conséquent nuire à l’avancement qu’il espérait obtenir de la république ; car pour lui toutes choses se réalisaient en intérêts positifs, et il n’aspirait aux grands emplois qu’à cause de la facilité qu’on a de s’y enrichir. Il ne pensa bientôt plus qu’aux mauvais résultats de sa folle expédition et aux moyens d’y remédier.
Alors on le vit changer complètement son genre de vie, et son caractère sembla être aussi changé que sa conduite. D’aventureux et de téméraire, il devint circonspect et méfiant ; la perte de sa principale galère lui en faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se risquer dans des parages éloignés. Elle demeura donc en observation non loin de la crique de rochers qui lui servait de port, et se borna à courir des bordées autour de l’île, sans la perdre de vue. Encore n’était-ce plus Orio qui la commandait. Il avait confié ce soin à son lieutenant, et n’y mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues. Toujours enfermé dans l’intérieur du château, il semblait plongé dans le désespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu’il parût s’en soucier ; mais tout d’un coup il sortait de son apathie pour infliger les châtiments les plus sévères, et ses retours à l’autorité de la discipline étaient marqués par des cruautés qui rétablissaient la soumission et faisaient régner la crainte pendant plusieurs jours.
Cette manière d’agir porta ses fruits, les pirates, encouragés d’une part par le désastre de Soranzo à Patras, de l’autre par la timidité de ses mouvements autour des îles Curzolari, reparurent dans le golfe de Lépante et s’avancèrent jusque dans le détroit ; et bientôt ces parages devinrent plus périlleux qu’ils ne l’avaient jamais été presque tous les navires marchands qui s’y engageaient disparaissaient aussitôt, sans qu’on en reçût jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient à leur destination disaient n’avoir dû leur salut qu’à la rapidité de leur marche et à l’opportunité du vent.
Cependant le comte Ezzelino avait quitté l’Italie de son côté, sans revoir ni Giovanna, ni le palais Morosini. Peu de jours après le mariage de Soranzo, il avait fait ses adieux à sa famille, et avait obtenu de la république un ordre de départ. Il s’était embarqué pour la Morée, où il espérait oublier, dans les agitations de la guerre et les fumées de la gloire, les douleurs de l’amour et les blessures faites à son orgueil. Il s’était distingué non moins que Soranzo dans cette campagne, mais sans y trouver la distraction et l’enivrement qu’il y cherchait. Toujours triste et fuyant la société des gens plus heureux que lui, se sentant mal à l’aise d’ailleurs auprès de Morosini, il avait obtenu de celui-ci le commandement de Coron durant l’hiver. Cependant il arriva que Morosini, apprenant les nouveaux ravages de la piraterie, résolut de donner à Ezzelino un commandement plus rapproché du théâtre de ces brigandages, et le rappela auprès de lui vers la fin de février. Ezzelino quitta donc la Messénie et se dirigea vers Corfou avec un équipage plus vaillant que nombreux. Sa traversée fut heureuse jusqu’à la hauteur de Zante. Mais là les vents d’ouest le forcèrent de quitter la pleine mer et de s’engager dans le détroit qui sépare Céphalonie de la pointe nord-ouest de la Morée. Il y lutta pendant toute une nuit contre la tempête, et le lendemain, quelques heures avant le coucher du soleil, il se trouva à la hauteur des îles Curzolari. Il allait doubler la dernière des trois principales, et, poussé par un vent favorable, il veillait avec quelques matelots à la manœuvre ; le reste, fatigué par la navigation de la nuit précédente, se reposait sous le pont. Tout à coup, des rochers qui forment le promontoire nord-ouest de cette île, s’élança à sa rencontre une embarcation chargée d’hommes. Ezzelino vit du premier coup d’œil qu’il avait affaire à des pirates missolonghis. Il feignit pourtant de ne pas les reconnaître, ordonna tranquillement à son équipage de s’apprêter au combat, mais sans se montrer davantage, et continua sa route, comme s’il ne se fût point aperçu du danger. Cependant les pirates s’approchèrent à grand renfort de voiles et de rames, et finirent par aborder la galère. Quand Ezzelino vit les deux navires bien engagés et les Missolonghis poser leurs ponts volants pour commencer l’attaque, il donna le signal à son équipage, qui se leva tout entier comme un seul homme. À cette vue, les pirates hésitèrent ; mais un mot de leur chef ranima leur première audace, et ils se jetèrent en masse sur le pont ennemi. Le combat fut terrible et longtemps égal. Ezzelino, qui ne cessait d’encourager et de diriger ses matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis à la poupe de son navire, ne prenait aucune part à l’action, et semblait considérer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait été tout à fait étranger. Étonné d’une pareille tranquillité, Ezzelino se mit à regarder plus attentivement cet homme étrange. Il était vêtu comme les autres Missolonghis, et coiffé d’un large turban rouge ; une épaisse barbe noire lui cachait la moitié du visage, et ajoutait encore à l’énergie de ses traits. Ezzelino, tout en admirant sa beauté et son calme, crut se rappeler qu’il l’avait déjà rencontré quelque part, dans un combat sans doute. Mais où ? c’était ce qu’il lui était impossible de trouver. Cette idée ne fit que lui traverser la tête, et le combat s’empara de nouveau de toute son attention. La chance menaçait de lui devenir défavorable ; ses gens, après s’être très bravement battus, commençaient à faiblir, et cédaient peu à peu le terrain à leurs opiniâtres adversaires. Ce que voyant le jeune comte, il jugea qu’il était temps de payer de sa personne, afin de ranimer par son exemple sa troupe découragée. Il redevint donc de capitaine soldat, et se précipita, le sabre au poing, dans le plus fort de la mêlée, au cri de Saint-Marc, Saint-Marc et en avant ! Il tua de sa main les plus avancés des assaillants, et, suivi de tous les siens qui revinrent à la charge avec une nouvelle ardeur, il les fit reculer à leur tour. Le chef ennemi fit alors ce qu’avait fait Ezzelino. Voyant ses pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une hache d’abordage, et s’élança contre les Vénitiens en poussant un cri terrible. Ceux-ci à son aspect s’arrêtèrent incertains ; Ezzelino seul osa marcher à lui. Ce fut sur un des ponts volants qui unissaient les deux navires que les deux chefs se rencontrèrent. Ezzelino allongea de toute sa force un coup d’épée au Missolonghi qui s’avançait découvert ; mais celui-ci para le coup avec le manche de sa hache, et menaçait déjà du tranchant la tête du comte, lorsque Ezzelino, qui de l’autre main tenait un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s’arrêta un instant, jeta un regard de rage sur son arme qui lui échappait, éleva en l’air sa main sanglante en signe de défi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci, voyant leur chef blessé et l’ennemi encore prêt à les bien recevoir, enlevèrent rapidement les ponts d’abordage, coupèrent les amarres, et s’éloignèrent presque aussi vite qu’ils étaient venus. En moins d’un quart d’heure ils eurent disparu derrière les rochers d’où ils étaient sortis.
Ezzelino, dont l’équipage avait été très maltraité, croyant avoir satisfait à l’honneur par sa belle défense, ne jugea pas à propos de s’exposer de nuit à un nouveau combat, et alla mettre sa galère sous la protection du château situé dans la grande île. La nuit tombait quand il jeta l’ancre. Il donna ses ordres à son équipage, et, se jetant dans une barque, il s’approcha du château.
Ce château était situé au bord de la mer, sur d’énormes rochers taillés à pic, au milieu desquels les vagues allaient s’engouffrer avec fracas ; et dominait à la fois toute l’île, et tout l’horizon jusqu’aux deux autres îles ; il était entouré, du côté de la terre, d’un fossé de quarante pieds, et fermé partout par une énorme muraille, Aux quatre coins, des donjons aigus se dressaient comme des flèches. Une porte de fer bouchait la seule issue apparente qu’eût le château. Tout cela était massif, noir, morne et sinistre ; on eût dit de loin, le nid d’un oiseau de proie gigantesque.
Ezzelin ignorait que Soranzo eût échappé au désastre de Patras ; il avait appris sa folle entreprise, sa défaite et la perte de sa galère. Le bruit de sa mort avait couru, puis aussi celui de son évasion ; maison ne savait point à l’extrémité de la Morée ce qu’il y avait de faux ou de vrai dans ces récits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient beaucoup plus de probabilité à la nouvelle de la mort de Soranzo qu’à celle de son salut.
Le comte avait donc quitté Coron avec un vague sentiment de joie et d’espoir ; mais durant le voyage ses pensées avaient repris leur tristesse et leur abattement ordinaires. Il s’était dit que, dans le cas où Giovanna serait libre, l’aspect de son premier fiancé serait une insulte à ses regrets, et que peut-être elle passerait pour lui de l’estime à la haine ; et puis, en examinant son propre cœur, Ezzelin s’imagina ne plus trouver au fond de cet abîme de douleur qu’une sorte de compassion tendre pour Giovanna, soit qu’elle fût l’épouse, soit qu’elle fût la veuve d’Orio Soranzo.
Ce fut seulement en niellant le pied sur le rivage de l’île Curzolari qu’Ezzelino, reprenant sa mélancolie habituelle, dont la chaleur du combat l’avait distrait un instant, se souvint du problème qui tenait sa vie comme en suspens depuis deux mois ; et, malgré toute l’indifférence dont il se croyait armé, son cœur tressaillit d’une émotion plus vive qu’il n’avait fait à l’aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu’il trouva sur la rive eût pu faire cesser cette angoisse ; mais, plus il la sentait augmenter, moins il avait le courage de s’informer.
Ce commandant du château, ayant reconnu son pavillon et répondu au salut de sa galère par autant de coups de canon qu’elle lui en avait adressé, vint à sa rencontre, et lui annonça qu’en l’absence du gouverneur il était chargé de donner asile et protection aux navires de la république. Ezzelin essaya de lui demander si l’absence du gouverneur était momentanée, ou s’il fallait entendre par ce mot la mort d’Orio Soranzo ; mais, comme si sa propre vie eût dépendu de la réponse du commandant, il ne put se résoudre à lui adresser cette question. Le commandant, qui était plein de courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte accueillait ses civilités, et prit cet embarras pour de la froideur et du dédain. Il le conduisit dans une vaste salle d’architecture sarrazine, dont il lui fit les honneurs ; et peu à peu il reprit ses manières accoutumées, qui étaient les plus obséquieuses du monde, de commandant, nommé Léontio, était un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la république.