Chapter 7

2308 Words
VII Olivier est décidément réfractaireNoé Claypole courut à toutes jambes le long des rues, et ne s’arrêta, pour reprendre haleine, que quand il fut arrivé au dépôt de mendicité. Ayant attendu là quelques minutes pour donner le temps aux larmes et aux sanglots de venir à son aide, et pour prêter à sa physionomie un air de terreur et d’effroi, il frappa rudement à la porte et présenta une mine si piteuse au vieux pauvre qui la lui ouvrit, que ce dernier, bien qu’accoutumé à ne voir autour de lui que des mines piteuses, même aux plus beaux jours de l’année, recula d’étonnement. – Qu’est-il donc arrivé à ce garçon ? demanda le vieux pauvre. – M. Bumble ! M. Bumble ! s’écria Noé feignant l’épouvante et s’exprimant si haut, que non seulement ses accents parvinrent aux oreilles de M. Bumble, qui était à quelques pas de là, mais qu’ils effrayèrent tellement ce digne fonctionnaire, qu’il se précipita dans la cour sans son fidèle tricorne (circonstance aussi rare que curieuse, qui nous fait voir que, quand il est mu par une impulsion soudaine et puissante, un bedeau même peut être atteint d’une Visitation momentanée de l’oubli de soi-même en même temps que de sa dignité personnelle). – Monsieur Bumble, dit Noé, si vous saviez, Monsieur... Olivier a... – Eh bien ! quoi ? qu’a-t-il fait, Olivier ? demanda le bedeau avec un rayon de plaisir dans ses yeux métalliques. Il ne se serait pas sauvé, par hasard ? aurait-il fait ce coup-là, Noé ? – Non, Monsieur, bien du contraire, y n’s’a pas en sauvé ; mais il est devenu assassin, répliqua Noé. Il a voulu m’assassiner, Monsieur, et puis Charlotte, et puis Madame. Oh ! la, la, la, la, mon Dieu, que je souffre ! si vous saviez, Monsieur ! (Et en même temps il se tortillait dans tous les sens, se tenant le ventre à deux mains, et faisant des contorsions et des grimaces horribles pour faire croire à M. Bumble que de l’attaque violente qu’il avait soutenue, il avait eu quelque chose de dérangé dans le corps, qui le faisait cruellement souffrir en ce moment.) Voyant qu’il avait atteint le but qu’il s’était proposé, et que son rapport avait entièrement paralysé le bedeau, il jugea à propos d’ajouter à l’effet qu’il venait de produire en se lamentant sur une octave et demie plus haut qu’auparavant, et ayant aperçu un monsieur en gilet blanc, qui traversait la cour, il conçut l’heureuse idée d’attirer l’attention et d’exciter l’indignation du susdit monsieur en criant plus fort que jamais. En effet, le monsieur n’eut pas fait deux pas, qu’il se retourna brusquement, s’informant du motif qui faisait ainsi hurler ce jeune dogue, et pourquoi M. Bumble ne lui administrait pas quelques bons coups de canne, pour le faire pleurer pour quelque chose. – C’est un pauvre garçon de l’école de charité, dit Bumble, qui a manqué d’être assassiné par le jeune Twist. – J’en étais sûr ! dit l’homme au gilet blanc s’arrêtant tout court. Je le savais bien ! J’eus, dès le premier abord, un étrange pressentiment que ce petit audacieux se ferait pendre un jour ! – Il a voulu aussi assassiner la domestique, dit Bumble tout pâle de frayeur. – Et puis sa maîtresse, reprit Noé. – Et son maître aussi, m’avez-vous dit, je crois, Noé ? ajouta le bedeau. – Non, Monsieur, il est sorti, sans quoi il l’aurait assassiné, répliqua Noé ; il a dit qu’il voulait l’assassiner. – Ah ! il a dit qu’il le voulait, n’est-ce pas, mon garçon ? dit le monsieur au gilet blanc. – Oui, repartit Noé. – Oh ! à propos, Monsieur, ma maîtresse m’envoie demander à M. Bumble s’il pourrait venir un moment à la maison pour fouailler Olivier, vu que mon maître est sorti. – Certainement, mon garçon, certainement ! dit le monsieur au gilet blanc d’un air gracieux. Et, passant sa main sur la tête de Noé, qui était plus grand que lui de trois pouces pour le moins : Tu es un bon garçon, un bien bon garçon, ajouta-t-il. Tiens, voilà un sou pour toi. Bumble ! courez de ce pas avec votre canne chez Sowerberry, et voyez vous-même ce qu’il y a de mieux à faire. Ne le ménagez pas, Bumble, entendez-vous ? – Non, Monsieur, répliqua l’autre ajustant un fouet qui s’adaptait au bout de sa canne, et dont il se servait pour infliger des corrections paroissiales. – Dites à Sowerberry de ne pas l’épargner non plus. On n’en fera jamais rien que par les coups, dit l’homme au gilet blanc. – Je n’y manquerai pas, Monsieur, reprit le bedeau. Pendant ce temps la canne et le tricorne ayant été ajustés chacun en son lieu et place, à la satisfaction de leur commun maître, M. Bumble et Noé Claypole se rendirent en toute hâte vers la demeure de Sowerberry. La situation des affaires ne s’était pas améliorée. M. Sowerberry n’était pas encore de retour, et Olivier continuait de donner des coups de pied dans la porte du cellier avec une égale vigueur. Le rapport fidèle que firent Charlotte et madame Sowerberry, au sujet de la férocité de l’enfant, fut d’une nature si alarmante, que M. Bumble jugea prudent de parlementer avant d’ouvrir la porte. En conséquence il y donna lui-même un coup de pied, en manière d’exorde, et, appliquant ses lèvres au trou de la serrure, il dit d’un ton grave et imposant : – Olivier ! – Ouvrez-moi la porte, vous ! répondit l’enfant. – Reconnais-tu bien cette voix, Olivier ? demanda le bedeau. – Oui, reprit Olivier. – N’en avez-vous pas peur, Monsieur, ne tremblez-vous pas de tous vos membres tandis que je vous parle ? poursuivit le bedeau. – Non, répondit hardiment Olivier. Une réponse si différente de celle à laquelle il avait droit de s’attendre, et qu’il était habitué à recevoir, n’ébranla pas peu M. Bumble. Il fit trois pas en arrière, se redressa de toute sa hauteur, et porta ses regards alternativement sur les trois spectateurs, sans pouvoir proférer une parole. – Oh ! vous voyez, monsieur Bumble, dit madame Sowerberry, il faut qu’il soit fou ! Un enfant qui ne posséderait que la moitié de sa raison n’oserait pas vous parler ainsi. – Ce n’est pas de la folie, Madame, dit M. Bumble après quelques instants d’une mûre réflexion, c’est la viande. – Qu’est-ce que vous dites que c’est ? s’écria madame Sowerberry. – La viande, Madame, repartit le bedeau d’un ton emphatique, c’est tout bonnement la viande. Vous l’avez surchargé de nourriture, vous avez érigé en lui une âme et un esprit artificiels qui ne conviennent nullement à une personne de sa condition : comme les administrateurs, qui sont des philosophes expérimentés vous le diront eux-mêmes, madame Sowerberry. Quelle est la nécessité pour les pauvres d’avoir un esprit et une âme ? N’est-ce pas assez que nous les fassions vivre ? Si vous ne lui aviez donné que du gruau, Madame, ceci ne se rait jamais arrivé. – Mon Dieu ! mon Dieu ! fit madame Sowerberry levant pieusement les yeux vers le plafond de la cuisine, faut-il que cela vienne d’un excès de libéralité ! La libéralité de madame Sowerberry envers Olivier consistait en une prodigalité confuse de rogatons que personne autre que lui n’aurait voulu manger : aussi y avait-il beaucoup d’abnégation et de dévouement à rester volontairement sous la lourde accusation de M. Bumble, dont (à lui rendre justice) elle était innocente de pensée, de parole et d’action. – Eh bien ! dit le bedeau lorsque la dame, revenue de son extase, eut ramené ses yeux vers la terre, la seule chose qu’il y ait à faire maintenant, selon moi, est de le laisser là vingt-quatre heures, jusqu’à ce que la faim se fasse un peu sentir chez lui ; après quoi vous le laisserez sortir, et vous le mettrez au gruau pendant tout le temps de son apprentissage. Il provient de mauvaises gens, madame Sowrerberry ; des pas grand-choses, rien qu’ça. Le médecin et la garde m’ont dit que sa mère est venue ici au milieu de difficultés et de peines qui auraient tué une femme vertueuse longtemps auparavant. À ce point du discours du bedeau, Olivier, en ayant assez entendu pour savoir qu’on faisait de nouveau allusion à sa mère, se remit à frapper d’une telle force qu’on ne pouvait plus s’entendre. M. Sowerberry rentra sur ces entrefaites, et le crime d’Olivier lui ayant été raconté avec toute l’exagération que ces dames jugèrent la plus capable d’exciter son courroux, il ouvrit en un clin d’œil la porte du cellier et en fit sortir son apprenti rebelle en le prenant au collet. Les habits d’Olivier avaient été déchirés dans la lutte, son visage était meurtri et égratigné, et ses cheveux étaient épars sur son front. Le rouge de la colère n’avait pas encore disparu de ses joues ; et, lorsqu’il fut tiré de sa prison, loin de paraître intimidé, il lança à Noé un regard menaçant. – Vous êtes un gentil garçon ! dit Sowerberry secouant Olivier par le collet, et lui appliquant un soufflet sur l’oreille. – Il a dit du mal de ma mère, reprit l’enfant. – Eh bien ! quand même encore ! dit madame Sowerberry, petit scélérat ! – Il n’a pas encore dit tout c’qu’elle mérite. – Elle ne le mérite pas, dit Olivier. – Elle le mérite, dit madame Sowerberry. – C’est un mensonge ! repartit Olivier. Madame Sowerberry versa un torrent de larmes. Ce torrent de larmes ne laissait à M. Sowerberry aucune alternative. Le lecteur avisé comprendra facilement que, si ce dernier eût hésité un seul instant à punir très sévèrement Olivier, il eût été, eu égard à tous ces usages reçus en fait de disputes matrimoniales, une brute, un mari dénaturé, une basse imitation de l’homme, et tant d’autres charmantes épithètes, trop nombreuses pour être insérées dans ce chapitre. À lui rendre justice, il était, autant que s’étendait son pouvoir qui n’allait pas bien loin, assez bien disposé en faveur de l’enfant peut-être bien parce qu’il y allait de son intérêt ; peut-être encore parce que sa femme ne pouvait le souffrir. Pourtant, comme je viens de le dire, ce torrent de larmes ne lui laissait point d’alternative, il l’étrilla de manière à satisfaire son épouse outragée, et à rendre inutile l’usage de la canne paroissiale. Notre jeune héros fut enfermé tout le reste du jour dans l’arrière-cuisine, en compagnie d’une pompe et d’un morceau de pain sec. À la nuit, madame Sowerberry lui ouvrit, non sans avoir fait auparavant quelques remarques peu flatteuses au sujet de sa mère, et ce fut au milieu des railleries et des sarcasmes de Noé et de Charlotte qu’il alla rejoindre son lit de douleur. Ce ne fut que lorsqu’il se trouva seul dans l’atelier du croquemort qu’il donna un libre cours à l’émotion que le traitement de la journée avait dû éveiller dans son cœur d’enfant. Il avait entendu leurs sarcasmes avec mépris, il avait supporté les coups sans proférer une seule plainte, car il avait senti naître en lui cette noble fierté capable d’étouffer le moindre cri, quand même on l’aurait brûlé vif ; mais maintenant qu’il n’y avait personne qui pût le voir ou l’entendre, il se laissa tomber à genoux sur le plancher, et, cachant son visage dans ses mains, il répandit de telles larmes, que Dieu veuille que pour le bien de notre esprit, peu d’enfants aussi jeunes aient jamais occasion d’en répandre devant lui ! Olivier resta longtemps immobile dans cette position, la chandelle était près de finir dans sa bobèche lorsqu’il se releva ; et ayant regardé autour de lui avec précaution en écoutant attentivement, il tira les verrous de la porte d’entrée et jeta un coup d’œil dans la rue. La nuit était sombre et froide, et les étoiles parurent aux yeux de l’enfant plus éloignées de la terre qu’il ne les avait jamais vues auparavant. Il ne faisait pas de vent ; et les ombres noires des arbres, par leur immobilité, avaient quelque chose de sépulcral comme la mort même. Il referma doucement la porte, et ayant profité de la lumière vacillante du bout de chandelle qui finissait pour envelopper dans un mouchoir le peu de vêtements qu’il avait, il s’assit sur un banc en attendant le jour. Aux premiers rayons de l’aurore qui commencèrent à poindre à travers les fentes des volets de la boutique, Olivier se leva et ouvrit de nouveau la porte. Un regard craintif autour de lui, un moment d’hésitation... il l’a refermée sur lui et le voilà au milieu de la rue... Il regarde à droite et à gauche, ne sachant trop de quel côté fuir. Il se rappelle avoir vu les chariots, lorsqu’ils quittaient le pays, gravir lentement la colline : il se dirige de ce côté ; et étant arrivé à un sentier qu’il savait rejoindre la route un peu plus loin, il le prit et marcha bon train. Le long de ce même sentier, Olivier se ressouvint d’avoir trotté côte à côte avec M. Bumble, lorsque ce dernier le ramenait de la succursale au dépôt de mendicité. Ce chemin conduisait à la chaumière. Son cœur battit bien fort en y pensant, et il lui prit envie de revenir sur ses pas. Il avait cependant fait un bon bout de chemin et il perdrait beaucoup de temps en agissant ainsi ; et puis il était si matin, qu’il n’y avait pas de danger qu’on l’aperçût. Il continua donc et arriva devant la maison. Il n’y avait pas d’apparence que les commensaux fussent levés à une heure si matinale. Il s’arrêta et regarda avec précaution dans le jardin. Un enfant y était occupé à arracher les mauvaises herbes d’un carré ; et venant à lever la tête pour se reposer, Olivier reconnut en lui un de ses camarades d’enfance. Il fut bien aise de le voir avant de partir ; car, quoique plus jeune que lui, cet enfant avait été son ami et son compagnon de jeu ; ils avaient été affamés, battus et enfermés ensemble tant et tant de fois ! – Chut, Richard ! fit Olivier comme le petit garçon courut à la porte, et passa ses petits bras au travers de la grille pour lui faire accueil. Est-on levé ici ? – Non, il n’y a que moi ! repartit l’enfant. – N’faut pas dire que tu m’as vu, entends-tu, Richard, dit Olivier. Je me sauve : on me battait et on me maltraitait, j’m’en vas chercher fortune ailleurs, bien loin d’ici, je ne sais pas où. Comme tu es pâle ! – J’ai entendu l’médecin leur dire que j’me mourais, reprit l’enfant avec un sourire languissant. J’suis si content d’te voir, mon cher ami ! Mais, ne t’amuse pas ; va-t’en bien vite ! – Non, non, je veux te dire au revoir, poursuivit Olivier. Je te reverrai, Richard, j’en suis sûr ! Tu seras bien portant et plus heureux alors. – Je l’espère bien, dit l’enfant, mais quand je serai mort, pas avant. Je sais bien que le médecin a raison, Olivier, parce que je rêve si souvent du ciel et des anges, et je vois des figures douces comme je n’en ai jamais vu quand je suis éveillé. Embrasse-moi, continua-t-il en grimpant sur la porte du jardin. Et passant ses petits bras autour du cou d’Olivier : Au revoir, mon ami ! que Dieu te bénisse ! Quoique donnée par un enfant, cette bénédiction était la première qu’Olivier eût jamais entendu invoquer sur sa tête ; et au milieu des souffrances et des vicissitudes de sa vie future, il ne l’oublia jamais une seule fois.
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