Chapitre I-1

2006 Words
IJean Marcellin n’a pu se retenir de sursauter. Le bruit de la portière que l’on claque brutalement, suivi aussitôt par le verrouillage des loquets, le surprend toujours. Il lui rappelle encore le choc des culasses, le chargement des obusiers qui l’ont harcelé pendant plus de trois longues années dans les tranchées, entre Ypres et Dixmude. Enfin, à présent, il n’y a plus de déflagrations, plus d’âcres relents de poudre, de gaz, ni de cris, ni de râles ! Cela va faire bientôt six ans que les canons se sont tus, pourtant il ne peut les oublier. Pour se rassurer, il fouille le fond de sa poche et en sort un petit bout de ferraille, noirci et lisse, tordu, comme déchiré. C’est l’un des morceaux de shrapnel1 qu’on a extraits de sa carcasse déchiquetée, sur la table poisseuse de l’hôpital L’Océan, à La Panne. Il en a reçu beaucoup d’autres, vrillés de la tête aux pieds, mais celui-là s’était logé assez près du cœur pour que les chirurgiens le considèrent vraiment comme un rescapé. Il le palpe, le tourne, le retourne. Son geste est devenu un genre de rituel envers cette sorte d’amulette protectrice qu’il porte toujours sur lui, et qu’il peut regarder maintenant en esquissant le sourire discret de celui qui l’a échappé belle. Le long du quai, gare de Namur, un cheminot habillé de bleu, mais taché de graisse, frappe les essieux d’un coup de massette. Il tend l’oreille pour bien entendre si l’acier sonne « juste ». Le départ est annoncé. Un choc rude et bruyant contre les tampons secoue le train et fait vaciller le chapeau à voilette d’une passagère toute de noir vêtue. Lorsque le machiniste lâche la pression dans les conduites de freins, un nuage de vapeur inonde les trois compartiments successifs et couvre, par ses relents de charbon et de fer, les miasmes des nombreux mégots écrasés sur le plancher du wagon. Peu après, au signal de trompe nasillard auquel répond le sifflet de la locomotive, les roues se mettent à patiner. Le sémaphore bascule. Encore un choc, puis le lourd convoi s’ébranle dans le vacarme de la chaudière et des rails. Un autre jet strident retentit en cri de vapeur. — C’est peut-être le signal du destin… ironise Marcellin, pour lui-même. Après quoi il soupire. Enfin ! On verra bien ! Les dés sont jetés. Peu de temps après le départ, le contrôleur du train arrive à sa hauteur. Ganté de blanc, comme aux jours glorieux du Nord-Belge, il le dévisage d’un air soupçonneux parce qu’il occupe la place signalée par un nouveau médaillon vissé, marqué d’un glaive brisé, et réservée aux invalides. — Puis-je voir votre carte et votre coupon, s’il vous plaît ? Jean Marcellin s’exécute de bonne grâce. Le regard du fonctionnaire se fait aussitôt moins dur. — Euh… C’est que vous avez l’air encore bien jeune pour… — Pour être invalide ? J’y suis allé à dix-neuf ans, en quatorze. Et j’ai peut-être encore une livre de ferraille comme celle-ci dans le corps. — Je vous prie de me pardonner ma… Alors, pour racheter sa suspicion et sa maladresse par un peu de bienveillance, le fonctionnaire ajoute, après avoir lu la destination compostée sur le ticket de carton brun : — Vous devrez changer à Libramont, mais vous avez tout le temps, la correspondance pour Bertrix attend généralement les trains des grandes lignes… Toutes les dix minutes, Jean doit soulager sa jambe droite qui le fait toujours souffrir. Il a abandonné la canne depuis quelques semaines parce qu’il voudrait se forcer, contraindre sa carcasse à retrouver un peu de la vigueur ancienne, de sa souplesse d’avant… Mais il peine et boite encore. En face de lui, sur la banquette de bois vernissé, la femme au chapeau à voilette se détourne car, à côté, un gros homme chauve aspire puis rejette d’énormes bouffées de fumée du cigare qu’il vient d’allumer. À chaque aspiration, on dirait que les boutons de son gilet rayé vont lâcher. Il souffle un immense et âcre nuage bleu qu’un courant d’air entêté pousse vers sa voisine. Elle a beau chercher à s’en retenir, elle se met à tousser de plus en plus. Marcellin constate que la fenêtre de la portière est mal fermée, ce qui a déjà permis à la vapeur des freins de se répandre dans le wagon. Il se lève alors en faisant la grimace, va vers la vitre, empoigne la sangle de cuir, tire vers le haut, mais le carreau reste coincé, et il ne peut, malgré ses efforts, accrocher l’œillet suivant à l’ardillon de cuivre. Navré, il se tourne vers la femme, écarte les mains et hausse les épaules en geste d’impuissance. Elle le remercie néanmoins d’un léger sourire. Le gros homme au cigare sourit lui aussi, mais avec condescendance. Il tente même de plaisanter lourdement. — On dirait que vous n’avez pas pu vous habituer à la fumée ni aux courants d’air là-bas, dans les tranchées… — Et vous… Il va lui répondre qu’apparemment il n’a, lui, pas eu à devoir s’habituer aux restrictions ni aux privations, mais à quoi bon ! Il s’en retient, se contentant de le toiser avec plus de commisération que de mépris, et de marmonner : — Pas plus qu’aux rats, à la boue, aux obus, aux blessés… et à la mort des copains. La femme se retourne. Elle le regarde alors longuement, tristement, puis soulève sa voilette et, délicatement, du coin d’un mouchoir ourlé de dentelle, essuie une larme qui perle aux bords des paupières. L’autre, plus irrité que confus, se met à examiner le bout incandescent de son cigare. Il souffle. Un peu d’air chuinte entre ses grosses lèvres et avive la braise. On ne jette pas un cigare hollandais, un Willem II de ce prix. Marcellin soupire. Décidément, tout et tous veulent le contraindre à y retourner sans cesse, à replonger là-bas, à labourer de questions la mémoire douloureuse de ces années d’enfer qu’il souhaite pourtant oublier, mais qui s’engluent, qui lui collent à la pensée. Le soc des souvenirs laboure dans son crâne comme, dans sa chair couturée, charruent encore quelques derniers éclats d’obus. Il soliloque par dérision. — Bah ! on dit que les meilleurs chiens de chasse sont ceux qui ont des chevrotines sous la peau… Quand il est allé s’engager, en juin quatorze, devançant l’appel de la mobilisation, le commandant de la place de Charleroi l’a dirigé, vu sa taille plutôt moyenne, vers le régiment de chasseurs à pied en garnison dans la caserne voisine. Il se souvient avec précision de ce que le briscard moustachu lui a dit : — Avec votre nouveau diplôme d’instituteur, mon jeune ami, il vous suffira d’un peu de… cran devant les Prussiens pour devenir bien vite un bon sous-officier… La vieille baderne n’avait pas dit « cran », mais un mot de corps de garde qui commençait par c… et qui s’était rappelé à lui, des mois durant, car, comme chez bien d’autres biffins, l’humidité inflammatoire des tranchées lui était montée jusqu’à cette hauteur-là, enflure fort encombrante avec toute l’irritation et aussi la vermine qui s’y réfugiait. Ça n’avait pas suffi cependant pour aller au-delà des sardines de caporal. Avant, il y avait eu la retraite, l’eau, les tranchées, les gaz, et puis, pour finir, le dernier été, en 1918, l’obus tombé sur la batterie d’artillerie voisine, l’explosion des caissons de munitions… le brouillard et les gémissements, le pavillon Everyman de l’hôpital L’Océan, avec d’autres gémissements encore. Engourdi par la respiration haletante de la locomotive et le bruit des essieux sur les rails, rythmé à chaque raccord, le gros type au cigare éteint s’est assoupi et ronfle à l’aise. Jean préfère épier la silhouette vêtue de noir. Sous la voilette, on devine les paupières baissées. Mais la jeune femme se tient bien trop droite sur la banquette pour s’être vraiment endormie. Elle semble, elle aussi, patauger dans des souvenirs. Il se dit qu’ils ne peuvent qu’être fort différents des siens. Et cependant, pour se trouver mise ainsi, pour qu’elle ait dû essuyer des larmes, il se doute bien qu’ils ont quelque chose en commun… Une même misère sans doute ! La guerre ? Ils doivent être ainsi quelques-uns, hallucinés ou abattus, comme ça, comme lui, comme elle, dans le train qui les emmène aux frontières de l’oubli et de l’espoir. Il la dévisage alors plus attentivement. C’est vrai qu’elle a l’air assez jeune. La trentaine peut-être, ou à peine. Il note que ses gants en résille paraissent trop courts et sont éraillés par endroits. Sa longue jupe noire s’orne de quelques rubans de taffetas, à la mode d’avant-guerre. Ses chaussures de ville semblent fort fatiguées. À ce moment, elle ouvre les yeux et rencontre les siens. Il lui sourit, spontanément. Elle répond par un discret signe de tête, esquissant également un sourire pâle, formant un léger mouvement des lèvres qui n’est ni d’un mot ni d’une moue. Puis elle se détourne aussitôt pour feindre de s’intéresser au paysage qui défile par-delà les vitres sur lesquelles les gouttes de pluie ont laissé des traces obliques, serties de suie. Les campagnes radieuses sont gorgées de soleil. Les blés dorés, les blondes avoines abondent ; au fur et à mesure que l’on s’achemine vers l’Ardenne, les prairies offrent des herbages bien drus à du bétail noir et blanc. En beaucoup d’endroits, la fenaison s’achève. Il y a encore des dizaines de faneurs et de faneuses armés de grands râteaux en bois. On voit des attelages de chevaux de trait ébranler des charretées de foin aussi hautes que les portes des granges ; et de même parfois, vision d’un autre âge momentanément réveillé, des couples de bœufs, ruminant sous le joug, tirent des chargements à peine moins imposants. Ces attelages-là relancent à nouveau le souvenir du premier été de la guerre ; les décrochages successifs et précipités avant même d’avoir fait le coup de feu ; les escadrons de dragons qui ferraillent au galop sur les pavés des routes de Flandre ; les mille carcasses de bétail, de chevaux morts, répandus par les vergers et les champs, couchés tout harnachés, gonflés, membres raidis dans un dernier sursaut… Il a même vu un alezan qu’une explosion épouvantable a désarticulé et projeté dans les hautes branches d’un platane. Son cavalier ?… Les civils tremblaient, pleuraient, fuyaient ou s’entassaient dans les caves, dans les fossés… Ah ! s’il pouvait laisser tout cela derrière lui, comme la fumée de la locomotive et ses salves d’escarbilles ! Les salves ! Encore ! Les funestes gerbes d’étincelles… La lueur déchirante et l’onde brutale qui précèdent le bruit de l’explosion… Les lourds nuages d’ypérite… Il secoue la tête pour en chasser toutes les pensées hallucinantes et importunes. Il hésite à reprendre, pour la centième fois, le morceau du shrapnel. Puis soudain, ainsi que l’on arrache un pansement collé par le sang, il le sort de sa poche, et, coléreux, veut se lever pour le jeter par la fenêtre entrouverte. Sa jambe ! Alors, sous la douleur, il se ravise parce qu’il sait que c’est se remettre à saigner à vif, autour et même au-dedans du cœur. Il y a des souvenirs qu’on ne jette pas. On ne se débarrasse pas de cette ombre-là. On ne la jette pas comme une défroque. Elle colle, visqueuse, puante comme la mort. Comme collait la mort. Il prend une enveloppe grise à l’intérieur de sa veste. Il en tire une lettre un peu froissée qu’il déplie et se met à relire. L’écriture est appliquée. Cher Monsieur Marcellin, Ne me demandez pas comment j’ai eu connaissance de votre existence et de votre adresse. Je vous le dirai plus tard si vous acceptez cette honnête proposition. La voici. Je suis l’ancien instituteur de l’école communale de Jeanvilliers, dans le canton de Bertrix. L’âge et la maladie vont bientôt avoir raison de ma volonté et de mes forces. Il me faut du repos. Je sais que vous êtes diplômé de l’École normale de Mons, et sans emploi. Il me paraît correct de proposer mon remplacement, même provisoire, à un ancien de là-bas, et, qui plus est, combattant et invalide. Faites-moi connaître votre réponse au plus tôt car la nouvelle rentrée scolaire approche. Si cette invitation vous agrée, signalez-moi le moment de votre arrivée, je vous enverrai une voiture. Je préviendrai moi-même l’Inspection, ainsi que le bourgmestre et son collège. L’air d’ici vous fera beaucoup de bien. Il y a du bon travail à entreprendre, et je suis impatient de vous rencontrer. Bien à vous, Joseph Maubray À chaque lecture, depuis la première fois, il cherche à pénétrer un peu plus profondément le mystère qui accompagne la lettre. On la lui a remise au sortir de son dernier séjour à l’hôpital de Liège. Sans autre explication. Aucun motif raisonnable de refuser, sinon qu’il lui semble avoir tout oublié de ses études – dix années déjà ! Comme une éponge, sa mémoire paraît s’être imbibée, gorgée de l’eau fétide des tranchées. À l’exception, peut-être, de quelques lointaines bribes d’enfance… La signature, Joseph Maubray, ne lui dit rien. Comment peut-on connaître son nom, son état, son adresse ? Après tout, il l’apprendra bientôt, avant le soir, s’il ne rate pas les correspondances. Par contre, il se demande ce que peut vouloir suggérer la dernière phrase : « Il y a du bon travail à entreprendre »…
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