Chapitre I-2

2024 Words
Bien entendu, c’est évident depuis toujours que la fonction de maître d’école reste chargée de grandes responsabilités. Il en est même plus que persuadé. D’ailleurs, n’était-ce pas la première raison de son choix, quatorze ans ou quinze ans plus tôt ? De son enfance, de sa jeunesse, au bord de la Sambre, parmi les corons, les charbonnages, les usines, il ne retrouve plus guère qu’un vague souvenir glissant du gris anthracite au noir de suie, ponctué de quelques taches plus claires, comme les idées de lumière que l’on peut entrevoir à travers un carton foraminé. Et la lumière, en ce temps-là, était synonyme de mieux-être, de répit dans le travail, de droit et de dignité, de respect. Son père, porion au charbonnage du Panama, à Roselies, le lui avait dit – une seule fois, car il ne se répétait jamais – « Dans le fond… bougonnait-il en chiquant et crachant le jus noir du tabac, dans le fond, à quatre paumes2, si on doit répéter, c’est trop tard ! » C’était le jour où, en famille, on avait décidé qu’il irait à l’École normale : — C’est bien de vouloir le droit de vote pour tout le monde… C’est une bonne chose… avait ajouté le porion, mais il faut apprendre aux gens à s’en servir. Et ça, ça doit se faire le plus tôt possible. C’est une besogne de maître d’école…3 Jean, aujourd’hui, en est plus que jamais persuadé. Entre-temps la guerre s’est imposée, avec ses malheurs, ses erreurs, ses injustices. Et, près de six années comptées après l’Armistice, ses conséquences s’imposent encore. À chaque arrêt, au-delà des quais bien fleuris, on découvre à présent des tas de résineux débités en rondins calibrés, des stères et des cordes alignés, à ne les pouvoir mesurer. C’est du bois de mine destiné à étançonner les galeries des puits du Borinage, de Charleroi, de Liège ou même de Campine… et aussi peut-être celles du puits du Panama ? Un jour, alors qu’il était en troisième à Mons, on en avait ramené le corps du père Marcellin, tué raide par un malencontreux coup de pied de cheval, au fond. La mère n’a pas eu le loisir de pleurer longtemps ; elle a dû aller faire le ménage au bureau de poste. Ainsi, Jean, le gamin, a-t-il pu quand même terminer ses études. Jemelle. Longue attente ! Sans doute pour remettre de l’eau dans la chaudière de la locomotive, car il lui faudra un peu plus de pression pour hisser le convoi jusqu’au plateau de Recogne. La gare est grise : poussière grise de pierre des carrières et des concasseurs tout proches. Alignés sur les quais, toujours des tas et des tas de bois de mine. Le gros type au cigare est descendu du train. Sans un mot, sans un salut. Personne n’est monté. La jeune femme en noir a pu occuper un peu plus de place sur la banquette. Pourquoi la promiscuité d’un compartiment de chemin de fer accorde-t-elle aux voyageurs un moment de parole et d’interpellation qu’ils se refuseraient en d’autres lieux, surtout si l’on ne se connaît pas ? Peut-être est-ce parce que l’on sait que le voyage a une fin proche et qu’il sera donc sans lendemain ? Marcellin aimerait parler. Mais que dire qui ne soit trop banal ou trop indiscret, ou trop cavalier ? Il hasarde encore un léger sourire. C’est elle qui ose. Mais il n’y a pas de joie. Et sa phrase est bouleversante. — Croyez-vous que tout cela peut servir à quelque chose ? Le sourire s’éteint. Il ne sait que répondre. Ni oui ni non, car il ne connaît pas. Il tâte la ferraille sous son mouchoir. Alors, il choisit une dérobade. — Pourquoi posez-vous cette question ? Et pourquoi pensez-vous que je pourrais le savoir ? — Mon mari a été tué près de Dixmude. Et vous, vous en êtes revenu… Est-ce bien juste ? — Euh… Je n’ai aucune réponse, Madame. Il réfléchit longtemps avant de continuer. Tout ce que je sais, c’est que ce bout de vie que la chance, ou le hasard m’a laissé doit être utile à quelque chose. — Cela aurait été bien utile aussi à nos deux enfants. On venait d’ouvrir la boulangerie… Elle semble honteuse. Je n’ai plus rien maintenant. Le silence est long. La locomotive peine. — Qu’allez-vous faire ? — Mes deux garçons vont en pension, chez les Frères. On les accepte comme orphelins de guerre, et parce qu’ils sont recommandés. Et moi, j’entre en service à Neufchâteau. Je les reverrai peut-être à Noël. Il a envie de crier : « Quelle m***e ! Quelle connerie ! » Mais il se retient parce qu’il comprend que la seule issue au désespoir, c’est de croire que la catastrophe peut quand même servir à quelque chose. Et si c’était vrai ? — Moi, je vais à Jeanvilliers, pour y être instituteur, pendant quelque temps… un remplacement… Il voudrait ajouter que c’était quand même une chance de ne pas s’être trouvé sur le front de Verdun, ou au Chemin des Dames, avec de sadiques maréchaux français assez fous pour lancer leurs troupes dans des offensives suicidaires ; tandis qu’à l’Yser les inondations provoquées avaient bloqué le front dans les marécages, sans grande possibilité de mouvement. Ni d’en sortir, un jour… Même après l’armistice ! Il ne dit rien parce qu’il sait qu’il n’y a pas de mort propre, même pas glorieuse. Il n’y a de victoire que dans la vie. Et l’absence est définitive, malgré tous les nouveaux monuments aux héros. À quoi bon d’ailleurs chercher des nuances ridicules ? Le jeune boulanger est mort, lui, assassiné. C’est comme s’il avait trahi sa femme et ses deux garçons. Pour une belle cause ? Qu’en fera-t-elle de cette cause, elle, là-bas, souillon dans une maison, loin de ses enfants, élevés dorénavant par des curés, fonctionnaires de la miséricorde bien-pensante et d’un patriotisme de bon aloi ? Et lui, alors, avec son corps labouré de mitraille ? C’est elle, finalement, qui donne la réponse. — Instituteur ! C’est un beau métier. Il faut aimer beaucoup ! Mais vous le leur direz, n’est-ce pas… Que cela serve au moins à quelque chose… Il faut le leur dire… — Il faut que je dise quoi ? — Que c’était un bon père, un bon mari, et un bon ouvrier et que… Un sanglot difficilement retenu noue sa parole. Le convoi freine assez durement le long du quai. Jean Marcellin se lève, quelque peu déséquilibré par les cahots. Il dégage de l’étagère sa valise en carton. Elle est lourde, pleine de livres. Au bas du marche-pied, il se retourne pour la prendre et la déposer sur le quai. — Et que… ? La jeune femme ne répond pas. Elle pleure. Alors, il se trouve tellement impuissant. Courage, Madame ! À Neufchâteau, avez-vous dit… — Oui. Chez le juge François… C’est lui qui a recommandé mes enfants… — François… Un juge ?… Je… Vous… Comment vous appelez-vous ? Elle hoche la tête. Et, avant un nouveau sanglot, — Fanny… Fanny Louvet… Je dois descendre à Longlier, c’est le prochain arrêt. La gare de Libramont est grise aussi, crépie, toute en longueur, avec deux gros bâtiments carrés, symétriques, à chaque extrémité de la longue salle double des pas perdus. Une avancée au centre, à laquelle est adossé un urinoir de schiste ardoisier. Triste. Une locomotive de service va et vient parmi les aiguillages et les voies de délestage. Le train pour Bertrix attend, voie trois, ligne 162. Il n’y a que quatre voitures : un peu de monde en troisième, deux ou trois commis-voyageurs et quelques bourgeois sur le velours des deuxièmes, personne ne se prélasse dans les fauteuils luxueux de la première classe où les rideaux sont tirés à moitié. Marcellin dépose sa valise entre les banquettes, dans l’allée du compartiment qui pue toujours le mégot froid. Ça ne vaut pas la peine de faire l’effort de la hisser sur l’étagère : après Recogne, Neuvillers et puis Rossart, on y sera déjà. L’autre train a redémarré en crachant pas mal de fumée, et en sifflant. Jean le regarde s’en aller. Derrière une vitre mal relevée, il y a une silhouette en chapeau noir, avec une voilette. — S’il vous plaît… Il sursaute encore quand le vieux chef-garde demande à poinçonner son ticket. — C’est la ligne de Virton et d’Athus, dit-il comme en répétant une leçon. Pour descendre au point d’arrêt de Glaumont, faudra changer à Bertrix, prendre l’omnibus. Puis il s’en va, sans attendre ni merci ni réponse. La lourde sacoche de cuir a déformé les épaules de son costume élimé, taché de vieillesse. Il paraît encore plus souffreteux de dos. À partir de Recogne, le paysage change à nouveau. Il se renferme, se replie sur lui-même. On entre dans un dédale de forêts dont la profondeur inquiète ou apaise. Marcellin voudrait que ce soit un apaisement, ou en tout cas sa promesse. Espérance et désir de renaître ? Mais pourquoi faut-il encore que les décors tragiques de ruines, de terres inondées, de tranchées gluantes et de caillebotis s’imposent à son esprit, et remontent à la surface ainsi que des bulles nauséeuses de fange à la surface des marais ? Le ciel s’y reflète pourtant. Il forlance ses souvenirs d’enfance. Opiniâtrement, il en draine le maigre flux vers des images aux alignements de corons, de terrils et de crassiers, tout un entrelacs de fils et de câbles, avec des belles-fleurs4 et des mâts de fer auxquels s’accrochent des lambeaux de fumées aux teintes douteuses. L’oreille cherche les claquements de sabots, le roulement des chariots noirs sur les gros pavés humides des chemins gras de suie, de charbon. Et puis, peu à peu, en filigrane dans cette vision d’apocalypse, renaît le pâle visage au regard perlé de larmes d’une femme en noir. Il cherche à réveiller son école aussi, mais ce sont les rives de la Sambre qui se dessinent à contre-ciel des feux des aciéries. Alors, c’est tout un peuple qui sillonne, en foule, la fulgurance de sa pensée, depuis les haleurs des lourds chalands au fil de l’eau glauque jusqu’aux cohortes de noirs fantômes quittant le carreau des mines, sans un mot, mais toussant et crachant le reste de leur souffle chargé de poussière de pierre et d’anthracite. Ce sont aussi les processions grises des forgerons de l’acier, des fondeurs assourdis, des lamineurs obéissant aux hurlements des sirènes qui marquent les pauses, ou encore quelques verriers en gilet et costume, assez fiers, accompagnés des gamins qui, faute de pouvoir aller en classe, portent gravement leurs lourdes besaces. À présent, les sapins noirs défilent et disparaissent. Leur muraille sombre se déchire d’un coup pour offrir l’éclaircie d’une mise à blanc dans laquelle le soleil se précipite à foison. Les remblais sont couverts de genêts et de bouquets d’épilobes. Puis viennent d’immenses hêtraies, voûtées comme… … Comme l’étaient jadis les grandes halles d’Ypres, somptueuses, puis éventrées peu à peu, coup après coup, avant de n’être plus que les moignons de l’Histoire. Bertrix. Le bruyant freinage le ramène heureusement au présent. Comme à Libramont, il doit d’abord descendre sur le quai avant de tirer à lui sa lourde valise. Un maigre garçon d’une quinzaine d’années ou un peu plus, le visage criblé de taches de rousseur, se précipite, puis marque un temps d’hésitation, de doute, quand il voit le compartiment de troisième classe. Alors il bredouille un peu… — Je suis le valet de l’Hôtel du Commerce, sur la grandplace… Je suis venu… Êtes-vous… Marcellin fait « non » de la tête. Mais il n’a pas le temps de répliquer davantage car, à quelques mètres, devant la voiture des deuxièmes, une voix aussi forte qu’impérative le hèle. — Garçon ! Par ici ! Le garçon, avant de se retourner, remet sa casquette en le dévisageant des pieds à la tête, avec son costume fatigué : — J’aurais dû m’en douter… Et, tandis qu’il tourne les talons, Marcellin l’entend fort bien donner un bonjour obséquieux à un personnage raide, sévère, plastronnant à côté d’un bagage de cuir ciré. — Soyez le bienvenu, Monsieur l’ingénieur. Ces messieurs des ardoisières, et Madame Pierlot, vous attendent à l’hôtel. Jean se demande combien de pas le saute-ruisseau pourra faire avec une valise presque aussi lourde que lui. Puis, grommelant, il va s’asseoir sur le banc, devant les fenêtres de la salle d’attente, à deux pas des commodités empestant la créoline5, « Hommes » – « Dames ». 16 heures à sa montre de gousset. Trente-cinq minutes à attendre l’omnibus. Le voyage s’achève. Il a quitté Charleroi un peu avant dix heures. C’était il y a un siècle. Il a l’impression d’être vieilli, couvert de poussière, ses mains collent. Son col raide et poisseux de sueur le gêne beaucoup, l’échauffe. L’éclat du soleil est encore intense et la façade de la gare en réverbère la chaleur cuisante. Nu-tête, car il n’a jamais pu s’habituer à ces nouveaux chapeaux de paille qu’on nomme canotiers, il regarde le va-et-vient des ouvriers de la voie occupés à répartir le ballast sous la vigilance d’un surveillant armé d’un fanion et d’une corne de cuivre. Plus loin, ce sont des grutiers, sous leur immense flèche en bois, qui s’affairent à débloquer un câblot, sauté de la gorge et coincé à côté de sa poulie. Leurs coups de marteau résonnent. Ils parlent haut dans un patois que Jean comprend mal. Son patois de là-bas, en Hainaut, il le connaissait bien, malgré qu’on lui ait interdit de le pratiquer avec ses copains, dès l’école. Ici, comme oublié depuis le dernier 21 juillet, un drapeau avachi flotte mollement au premier étage de la gare. Ces trois couleurs-là, on en a parlé souvent dans les tranchées et finalement elles ont fait couler beaucoup de sang, beaucoup trop !
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