Chapitre I-3

2020 Words
Quand il a quitté Charleroi, au petit matin, il y avait aussi, accroché en bonne place au bâtiment des chemins de fer, le même drapeau belge. À côté, on pouvait admirer l’autre, le nouveau coq hardi, bien rouge sur un fond jaune, serres levées, celui de Wallonie… Toutes ces longues heures passées en train ou en gare lui donnent l’impression d’arriver au bout du monde. À voir les quelques cheminots nonchalants égrenés au long des voies, il se demande si les échos de l’agitation politique qu’on a connue en Hainaut, avant la guerre, a eu le temps d’arriver jusqu’ici ? Ont-ils entendu parler de Jules Destrée ? Il se souvient, jeune étudiant, c’était en 1912 ou 13, peu avant de partir pour l’enfer, avoir lu un texte du célèbre avocat, la Lettre au Roi, publiée dans Le Journal de Charleroi : « Les Wallons sont donc vaincus, et pour longtemps. Ils mettent dans le suffrage universel l’espoir d’une revanche. Il n’est pas du tout certain que le suffrage universel la leur procurera… » L’ennemi, y disait-on alors, ne viendrait pas de l’Est. Sans doute ne savent-ils pas, ici, qui est Destrée. Ont-ils même entendu parler du « Parti ouvrier belge » ? Comment ont-ils voté en 1919, lors des premières élections au suffrage universel ? C’était un dimanche, le 16 décembre. Il avait pu sortir de l’hôpital. Il n’aurait voulu rater ça pour rien au monde ! Toutes ces idées se bousculent, certaines taraudent, d’autres mordent. Il n’est pas mécontent de voir enfin arriver son dernier train : un vieux tortillard essoufflé, affecté au service d’omnibus sur les lignes secondaires comme la 166. Pour l’ultime trajet, ça ne vaut même pas la peine de s’asseoir. Et puis les compartiments sont si crasseux ! Un point d’arrêt à Burhaimont, ensuite il descendra pour de bon à celui de Glaumont. C’est l’affaire de dix minutes tout au plus ! On dirait que les forêts se sont retirées jusqu’à l’horizon pour laisser place aux pâturages. Ce sera sans doute bientôt l’heure de traire car les bêtes se rassemblent en meuglant auprès des clôtures ; et par endroits des enfants avec leurs chiens et leurs bâtons les acheminent vers les étables. Combien d’enfants y aura-t-il dans son école ? C’était en quatorze – juste avant qu’il s’engage – que l’on a décidé de l’instruction obligatoire pour les petits de six à quatorze ans. Mais les quatre années de guerre ont permis d’oublier la loi… On dit même que certains enfants sont redescendus dans les mines ou retournés travailler dans les verreries. Peut-être ceux d’ici ont-ils dû reprendre la besogne de leur père, occupé comme bien d’autres dans les tranchées du côté de Dixmude, sur le front de l’Yser ? Et les gamins de Fanny ? Quels prénoms leur a-t-elle donnés ? Aura-t-il lui-même, un jour, des enfants ? Pour qu’ils s’engagent, comme lui ? Pour quelle boucherie héroïque ? Faut-il se poser la question ? Les années de pourriture, les éclats de shrapnel ont fait tant de dégâts dans sa carcasse, son ventre… et dans sa tête… Glaumont. Enfin ! Il est seul à descendre au point d’arrêt. Au bord des voies, quelques bacs de géraniums et une bicoque étroite, grise comme le gravier du quai, dont la porte est grande ouverte. La garde-barrière libère la route en manipulant une énorme manivelle dont le cliquet fait un bruit d’eau. Du menton, elle lui montre un attelage rangé sur le côté du chemin. Elle se redresse, mains sur les reins, puis relève les mèches qui lui tombent sur les yeux. Elle appelle. — Maurice ! Un homme assez maigre, les traits burinés, avec une moustache abondante et mal taillée, sort de la bicoque du point d’arrêt. Il s’essuie les lèvres du revers de la main qu’il porte ensuite à sa casquette pour esquisser un salut. — C’est vous le Maît’ d’école ? — Euh… oui… Jean Marcellin. — ‘Jour !… C’est M’sieur Maubray qui m’a dit de r’passer par ici pour vous em’ner au village. Ouais ! J’ suis allé livrer des p’t**s cochons à a*s’nois. Il ne ment pas. Le tombereau garde, avec quelques poignées de paille écrasée et souillée, l’odeur âpre, bien marquée de la soue. — Il m’a écrit qu’il m’enverrait une voiture… — Hé ! Ouais ! On peut app’ler ça comme ça, une voiture… Ouais !… C’st’ un barou 6 de chez Parisot. On m’ le confie parfois. Ouais ! Et aussi le ch’fal bien sûr. Vos affaires ? Jean le voit saisir la lourde valise, comme s’il s’agissait d’un simple sac de pommes de terre ou d’une gerbe d’épeautre. Il la soulève et la pousse sans ménagement dans la c****e, sur le plancher noir de la caisse. — Montez là ! Il désigne la banquette à l’avant, juste au-dessus des brancards contre la ridelle, puis il ajoute en riant et tout en se roulant une cigarette : « La Grise est bonne, elle sentira pas la différence ! » Marcellin ne comprend pas la grosse plaisanterie tout de suite. Ce qui fait sourire l’autre. Il faut, pour se hisser sur la planche, lever bien haut le genou et prendre appui sur un marche-pied de fer. Il fait l’effort. La jambe fatiguée lui fait encore plus mal. Sa grimace n’échappe pas au charretier. — Ouais ?… À vot’ âge on n’a pas encore de rhumatiss’… Alors ? C’est ptêt bien une blessure ? À l’Yser ? Jean se contente de hocher la tête et de s’asseoir en serrant les dents. — J’espère bien que vous le leur avez fait payer. Et dur’ment. C’est crapuleux c’ qu’ils vous ont fait… et chez nous, ici ! Des sauvages ! Ouais… pire ! Le briquet lance une si grande flamme qu’il doit tordre la trogne pour ne pas mettre le feu aux longs poils hirsutes de sa moustache. Une simple secousse des rênes sur la croupe de la jument, et celle-ci se met en route d’un pas tranquille, emmenant le tombereau comme s’il ne s’agissait que d’un jouet d’enfant. — Mon père a été tué dans la mine par un cheval comme le vôtre. Il y a un long silence. Et un bref regard. — Ouais ! Pour sûr qu’il ne l’avait pas fait exprès. Elles n’ont pas un liard de méchanc’té, ces bêtes-là. Ouais ! Ça pèse une tonne et c’est doux comme un agneau. — Vous êtes fermier ? — On m’ nomme Maurice, ou bien l’ sabotî… ou encore Wèwè ! Je suis le dernier sabotier du village. À l’été, j’ donne un coup de main chez Parisot. Et quand on a besoin, ouais, j’ suis voiturier. Puis, après un moment : je n’ suis pas fermier… Il a dit cinsî. Puis il regagne le silence. On est sorti du hameau. On a dépassé les dernières maisons basses, bâties en schiste plat quasi noir, mal rejointoyées, avec leurs toits moussus et de gros tas de f****r sur lesquels poules et coqs picorent en gloussant. Les potagers sont fleuris. On a croisé une énorme charretée de fourrage tirée par deux chevaux au poitrail couvert de sueur et de bave blanche. Il a fallu se pousser vers le talus dont l’herbe est court fauchée par le cantonnier. La Grise y est allée toute seule. Ce qui surprend le plus Marcellin, ce sont les odeurs. Et tout ce qu’elles rappellent. Celle du foin largement répandue le fait penser au soleil. Il y en a d’autres, très fortes, capiteuses, prenantes, comme celles qui appartiennent au bétail. Le c*****n couvert de mouches qui jalonnait le trajet de la charrette au plateau sans ridelles du brasseur, par les rues du coron. Il y en a de subtiles, plus délicates, comme les fragrances d’un rosier grimpant chargé de fleurs, accroché au portail d’un jardinet et qui embaume le soir qui vient. Chez ses grands-parents aussi… Puis il y en a une dont il découvre la densité, dans les hameaux, bien moins lourde, moins âcre que celle des feux de charbon de là-bas, mais qu’il identifie aussitôt : c’est celle des feux de hêtre, qui s’échappe par les cheminées, enrubannant avec elle quelques étourdissantes délicatesses de fricassées. La route empierrée serpente entre les prés, parfois creusée d’ornières, ou déchirée par des saillants de schiste comme des os sur lesquels le chariot se déhanche. Là, ce sont des genêts qui montent à l’assaut des talus ; là, c’est un pommier à vinaigre, tout rabougri. Partout il y a des ronciers en quantité. Ils sont chargés de mûres noires. Elles ont l’air si juteuses que l’eau en vient à la bouche. Quand on longe une haie d’églantiers, c’est tout un vol d’étourneaux qui s’échappe en signant à contre-jour une immense, pépiante, bruissante et vivante arabesque. Le soleil s’est couché derrière le bois, comme englouti dans l’ombre du massif. Une fraîcheur neuve et attendue se lève alors pour apporter ses parfums résineux. On dirait qu’elle force à respirer, profondément. Chaque aspiration détend, ouvre un appétit d’âme que Jean ne connaissait pas : le besoin de savourer la vie. Il inspire de plus en plus, jusqu’à l’ivresse. Il voudrait s’arrêter là. Arrêter le temps ! Il ferme les yeux. Il se reconstruit ? Il croit bien qu’il va aimer ce pays-là. — Ouais ! C’est un vrai brave homme, M’sieur Maubray. Il croit bien qu’il va aimer ces gens-là. — Pourquoi ? Le charretier ne répond pas. Jean se doute que de bonnes raisons se bousculent du cœur jusqu’aux lèvres, et y coincent la parole dans des réserves de pudeur. La question est trop complexe. C’est pourquoi il choisit d’aller plutôt vers les choses simples. — Maurice, vous avez des enfants ? — Un gamin. Ouais ! On le nomme Justin, comme mon père. C’est un bon fieu, et avec ça malin comme un singe. Ouais ! Seulement… — Seulement ? — Rien. Ici, le silence fait partie de la parole. Chargé de sens, il en est le principal ornement. Marcellin a vite compris qu’il importait de le respecter. Il gonfle la pensée de mille autres questions. Il laisse au temps, et au cœur surtout, le loisir de s’enchanter par tout ce qui est essentiel, vrai. L’ombre s’étend. Quelques peluches de brouillard s’accrochent aux buissons, mais le jour éclaire encore le ciel d’où un émouchet lance les dernières stridences de son cri. On arrive à un carrefour. Sur un poteau bancal, une potale vacille, avec une croix, enluminée de quelques fleurs séchées. — Par là, c’est Offagne, par là, c’est Acremont. — Ce sont de beaux noms de village. Maurice le regarde en souriant, comme s’il avait dit une ânerie. Mais il tend la main, l’index vers un terrain fangeux où les foins rares viennent d’être fauchés entre des touffes d’ajoncs. — Là ! Un lièvre ! C’est un capucin. Il a eu le c*l dans l’eau pendant la journée. Ouais ! Maintenant il va venir le sécher sur la route… Ouais… Marcellin a juste le temps de voir détaler une touffe de poils fauves puis se perdre dans l’ombre des grands frênes. — Ouais ! lâche-t-il à son tour. Et ils éclatent de rire tous les deux. La route est comme une échine qui marque d’un sillon les fesses bossues de la colline. Arrivé en haut, Maurice retient la jument pressée de rentrer à l’écurie et d’y trouver son picotin. — Le vi’age, dit-il après avoir craché son mégot. Le village. En vérité, quelques maisons sombres aux toits moussus, de vagues lueurs, quelques rubans de fumées qui se tortillent vers le haut, un chien qui aboie, un autre qui lui répond et, au bout d’une allée de grands charmes, un bâtiment, avec un étage, au-delà d’une cour de gravillons. — L’école. Ouais ! Hue ! ma belle ! La Grise ne se le fait pas dire deux fois. Profitant de la pente, elle presse le pas. Jean écarquille les yeux pour tenter de distinguer, dans l’ombre du crépuscule et des arbres, un inquiet rêve de pierre. Ils passent devant. Il pense : On dirait… On dirait un palais… un palace… non, un temple ! — Là ! Ouais. Ce qui reste du presbytère… Le voiturier montre, au loin, les murs calcinés, les gravats d’une maison en ruines. — Ouais ! Z’y ont foutu l’ feu en 14… et à six autres maisons. Jean se rend compte soudain que, le trajet durant, il n’a plus pensé à la guerre. Mais la gueuse ne vient-elle pas de vouloir le rattraper, jusqu’ici aussi, au bout du monde ? L’ombre colle aux pas. — Merci beaucoup, Maurice. Tenez, voilà pour la peine. — Y a pas d’ quoi ! Ouais, M’sieur Maubray. Et, tout en empochant la pièce d’un belga 7, se tournant vers Jean : bonsoir à vous aussi, M’sieur Marcellin. — Ouais ! bonsoir Maurice… et saluez Justin ! N’oubliez pas… Ouais ? conclut Jean. Ce qui les fait s’esclaffer derechef, tous les trois. — Entrez ! Mon cher jeune collègue… Je suis heureux de faire votre connaissance et que… Mais une méchante quinte de toux empêche le vieil instituteur d’en dire davantage. Il s’assied pour reprendre haleine péniblement. Et Jean retrouve soudain, par la pensée, tous ses vieux voisins, mineurs, eux aussi terriblement à court de respiration. Puis brutalement, de même, les compagnons tombés, la poitrine déchirée par la mitraille ou les obus, et qui cherchent, avec leurs immenses yeux pleins d’une panique démesurée, et leur cocarde – coquelicot de sang – un ultime souffle de vie, en toussant leur souffrance dans l’atroce gargouillis d’un vent de forge. D’une voix faible, mais avec le sourire, Maubray continue. — Vous allez partager mon omelette, mes patates rissolées et mon endive… Vous dormirez ici cette nuit, et demain nous irons chez Clara, une demoiselle qui accepte de vous héberger. Vous serez bien mieux chez elle qu’ici… — Vous avez pensé à tout. Merci mille fois ! Une demoiselle, eh bien ! — Oui… Hé ! hé ! Elle approche à peine les soixante-cinq ans… ajoute l’autre en se permettant un petit rire cassé. Cela fait un bien immense de s’asseoir au coin du gros crapaud, farci de bûches de hêtre, sur lequel, dans une poêle bien noire, commence à muser la gigue blonde d’une grosse noix de beurre frais.
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