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Au moment où j’arrive à la maison de mon père, le cré- puscule s’installe, la température chute, et la neige commence à durcir et à crisser sous mes pas. Je sors de la forêt et j’aperçois notre maison, perchée de manière si évi- dente au tournant de la route, et je suis soulagée de constater que tout semble normal, exactement comme quand je suis partie. Je cherche immédiatement des empreintes humaines ou animales dans la neige et n’en vois aucune.
Il n’y a pas de lumière dans la maison, mais c’est normal. Je serais inquiète s’il y en avait. Nous n’avons pas d’électri- cité, et s’il y avait de la lumière, ça pourrait seulement signi- fier que Bree a allumé des chandelles, et elle ne le ferait pas sans moi. Je m’arrête et dresse l’oreille pendant plusieurs secondes. Tout est tranquille. Pas de bruits de lutte, aucun appel à l’aide, aucun gémissement d’une enfant malade. Je pousse un soupir de soulagement.
Une partie de moi craint toujours de trouver la porte grande ouverte, la fenêtre en éclats, des empreintes menant à la maison et Bree, kidnappée. J’ai souvent fait ce rêve et me suis toujours éveillée en sueur, puis je me rendais dans l’autre chambre pour m’assurer que Bree y était. Elle est chaque fois en parfaite sécurité, et je m’adresse des reproches. Je sais que je devrais arrêter de m’inquiéter après toutes ces années. Mais pour une quelconque raison, je n’ar- rive pas à me débarrasser de ce sentiment: chaque fois que je laisse Bree seule, ça me crève le cœur.
Les sens toujours en alerte, j’examine notre maison dans la lumière décroissante du jour. Franchement, elle n’a jamais été belle. C’est un ranch de montagne ordinaire, semblable à une boîte rectangulaire sans aucune caractéristique, ornée de bardeaux de vinyle bleu marine, qui paraissait vieille dès le début et qui maintenant paraît simplement en décompo- sition. Les fenêtres de plastique bon marché sont petites et espacées. On dirait une maison mobile. Comme elle ne mesure qu’environ cinq mètres de largeur par environ dix de profondeur, il devrait en réalité n’y avoir qu’une chambre à coucher, mais les gens qui l’ont construite, dans leur grande sagesse, y ont fait deux minuscules chambres à cou- cher et un salon encore plus petit.
Je me souviens d’y être venue pendant mon enfance, avant la guerre, au temps où le monde était encore normal. Quand mon père était à la maison, il nous emmenait ici les fins de semaine pour nous sortir de la ville. Je ne voulais pas paraître ingrate et j’adoptais toujours un air joyeux, mais sans le dire, je ne l’ai jamais aimée: elle me donnait toujours l’impression d’être sombre et exiguë, et elle sen- tait le moisi. Je me souviens qu’à cette époque, j’attendais avec impatience que la fin de semaine se termine pour m’éloigner de cet endroit. Je me souviens aussi de m’être juré que, quand je serais plus vieille, je ne reviendrais jamais ici.
Ironie du sort, je suis maintenant reconnaissante d’avoir cet endroit. Cette maison m’a sauvé la vie — et celle de Bree. Quand la guerre s’est déclenchée, et que nous avons dû fuir la ville, nous n’avions aucun choix. Si ce n’avait été de cet endroit, je ne sais pas où nous serions allées. Et si la maison n’était pas si isolée et située à une telle altitude, alors nous aurions probablement été capturées par les chasseurs d’es- claves il y a longtemps. C’est drôle comme on peut tant détester des choses quand on est enfant pour finir par tant les apprécier une fois devenu adulte. Enfin, presque adulte. À dix-sept ans, je me considère comme une adulte, de toute façon. Au cours des dernières années, j’ai probable- ment dû devenir plus mature que la plupart d’entre eux.
Si cette maison n’avait pas été construite tout près de la route, tellement en évidence — si elle était seulement un peu plus petite, mieux protégée, plus loin dans les bois, je ne pense pas que je m’inquiéterais autant. Évidemment, nous devrions tout de même tolérer les murs minces comme du papier, le toit percé et les fenêtres qui laissent passer le vent. Ce ne serait jamais une maison confortable ou cha- leureuse. Mais au moins, nous y serions en sécurité. Chaque fois que je la regarde et que je parcours des yeux l’immense paysage au-delà, je ne peux m’empêcher de penser que c’est une cible idéale.
Tandis que j’approche de notre porte de vinyle, mes pieds font craquer la neige, et des aboiements se font entendre de l’intérieur. C’est Sasha qui fait ce pourquoi je l’ai entraînée: protéger Bree. Je suis si heureuse de l’avoir.
Elle se fait un devoir de surveiller Bree, jappant au moindre bruit; elle me permet tout juste de conserver une certaine paix de l’esprit quand je quitte Bree pour aller chasser. Mais en même temps, je m’inquiète parfois que ses aboiements alertent quelqu’un de notre présence: après tout, quand un chien aboie, il y a habituellement des humains tout près. Et c’est exactement ce que chercherait à entendre un chasseur d’esclaves.
Je m’empresse d’entrer pour la faire taire rapidement. Je referme la porte derrière moi, jonglant avec les bûches sur le bras, et je pénètre dans la pièce sombre. Sasha se calme, agite la queue et saute sur moi. Un Labrador chocolat de six ans, Sasha est le chien le plus fidèle que je puisse ima- giner et un excellent compagnon. Si ce n’était d’elle, je pense que Bree aurait depuis longtemps sombré dans la dépres- sion. Et moi aussi, peut-être.
Sasha me l***e le visage en gémissant et semble plus énervée qu’à l’habitude: elle renifle ma taille, mes poches, sentant déjà que j’ai rapporté à la maison quelque chose d’inhabituel. Je dépose les bûches pour pouvoir la caresser, et ce faisant, je peux sentir ses côtes. Elle est beaucoup trop maigre. J’éprouve un élan de culpabilité. Mais Bree et moi sommes trop maigres aussi. Nous partageons toujours avec elle ce que nous parvenons à trouver, alors nous formons à nous trois une équipe d’égaux. Malgré cela, j’aimerais pou- voir lui donner davantage.
Elle donne des petits coups de museau sur le poisson, et celui-ci m’échappe des mains et tombe par terre. Sasha bondit immédiatement dessus, ses griffes l’envoyant glisser sur le plancher. Elle le rattrape et en mord la chair. Mais elle ne doit pas aimer le goût du poisson cru, car elle se met plutôt à jouer avec celui-ci, bondissant dessus encore et encore tandis qu’il glisse sur le plancher.
— Sasha, arrête ! je dis doucement pour éviter de réveiller Bree.
Je crains aussi que si elle joue trop longtemps avec, elle déchire le poisson et perde une partie de la précieuse chair. Docilement, Sasha s’arrête. Mais je vois bien à quel point elle est excitée et je veux lui donner quelque chose. Je tire le pot Mason de ma poche, ouvre le couvercle, prends de la confiture de framboises avec un doigt et la lui tends.
Elle l***e immédiatement mon doigt, et en trois coups de langue, elle a tout mangé. Elle se pourlèche les babines et me regarde avec de grands yeux, me signifiant déjà qu’elle en veut encore.
Je lui caresse la tête et l’embrasse, puis me relève. Maintenant, je me demande si c’était gentil de ma part de lui en donner ou simplement cruel de lui en donner si peu.
Comme toujours à la nuit tombée, la maison est sombre, et j’avance à tâtons. Je fais rarement un feu. Même si nous avons tellement besoin de chaleur, je ne veux pas risquer d’attirer l’attention. Mais ce soir, la situation est différente: Bree doit se rétablir, à la fois physiquement et affectivement, et je sais qu’un feu y parviendra. Je me sens aussi plus à l’aise de laisser la prudence de côté, étant donné que nous allons déménager d’ici demain.
Je traverse la pièce jusqu’au placard, puis j’y prends un briquet et une chandelle. Une des meilleures choses à propos de cet endroit, c’était son immense provision de chandelles, un des très rares avantages indirects du fait que mon père soit à la fois un marine et un cinglé de la survie. Quand nous venions ici, enfants, nous subissions une panne d’électricité pendant chaque orage, alors, déterminés à vaincre les éléments, nous avions accumulé des chandelles. Je me souviens que je le taquinais pour cette raison, le qualifiant d’écureuil quand j’ai découvert son placard plein de chandelles. Maintenant qu’il ne reste plus que quelques chandelles, je souhaiterais qu’il en ait accumulé davantage.
J’ai réussi à garder notre seul briquet en état de fonc- tionnement en l’utilisant le moins possible et en siphonnant une minuscule quantité d’essence de la motocyclette quelques fois par mois. Je rends grâce à Dieu chaque jour pour la moto de mon père et j’apprécie également qu’il en ait rempli le réservoir une dernière fois: c’est la seule chose que nous ayons qui me fasse penser que nous avons encore un avantage, que nous possédons quelque chose de vrai- ment précieux, un moyen de survie si notre situation s’enve- nime. Papa gardait toujours la moto dans le petit garage attenant à la maison, mais quand nous sommes arrivées ici après la guerre, la première chose que j’ai faite a été de l’ap- porter en haut de la colline, dans les bois, et de la cacher dans des buissons si épais que personne ne pourrait jamais la trouver. Je me disais que si quelqu’un finissait par décou- vrir notre maison, la première chose qu’il ferait serait de regarder dans le garage.
Je suis heureuse également que mon père m’ait enseigné à la conduire quand j’étais jeune, malgré les protestations de maman. Il m’avait dit qu’il était plus difficile d’apprendre à la conduire que la plupart des motos, en raison du side-car. Je me souviens de l’époque où j’avais douze ans et où j’étais terrifiée en apprenant à conduire la moto tandis que papa était assis dans le side-car, aboyant des ordres chaque fois que le moteur calait. J’ai appris à la conduire sur ces routes de montagnes abruptes et impitoyables, et je me souviens d’avoir eu l’impression que nous allions mourir. Je me souviens que je regardais l’abîme au bord de la route et que je pleurais en insistant pour qu’il conduise. Mais il refu- sait. Il s’entêtait à rester assis là pendant plus d’une heure jusqu’à ce que j’arrête finalement de pleurer et que j’essaie de nouveau. En fin de compte, j’ai appris à la conduire. Bref, c’est ainsi qu’il m’a élevée.
Je n’ai pas touché à la moto depuis le jour où je l’ai cachée et je ne prends même pas le risque de monter la colline sauf quand je dois aller siphonner de l’essence — et je ne le fais qu’à la nuit tombée. Je me dis que si jamais nous avions des ennuis et que nous devions partir d’ici en vitesse, je mettrais Bree et Sasha dans le side-car et que nous filerions d’ici. Mais en réalité, je n’ai aucune idée de l’endroit où nous pourrions aller. D’après tout ce que j’ai pu voir et entendre, le reste du monde est un immense terrain vague rempli de criminels violents, de gangs et de quelques survivants. Les quelques personnes violentes qui ont réussi à survivre se sont rassemblées dans les villes, kidnappant et réduisant à l’esclavage tous les gens qu’ils peuvent trouver, soit à leurs propres fins ou pour approvisionner les arènes lors des combats à mort. Je crois que Bree et moi faisons partie des très rares survivants qui vivent encore en liberté, par nos propres moyens, en dehors des villes. Et parmi les très rares qui ne sont pas encore morts de faim.
J’allume la chandelle, et Sasha m’emboîte le pas tandis que je traverse lentement la maison plongée dans l’obscu- rité. Je suppose que Bree dort, et ça m’inquiète: normale- ment, elle ne dort pas tant. Je m’arrête devant sa porte en me demandant si je dois la réveiller. Debout à cet endroit, je lève les yeux et je suis surprise en voyant mon propre reflet dans le petit miroir. Comme chaque fois que je m’y regarde, je parais beaucoup plus âgée. Mon visage, mince et angu- laire, est rougi par le froid, mes cheveux brun pâle tombent sur mes épaules en encadrant mon visage, et mes yeux d’un gris acier me regardent comme s’ils appartenaient à quel- qu’un que je ne reconnais pas. Mon regard est dur, intense. Papa a toujours dit que j’avais les yeux d’un loup. Maman a toujours dit qu’ils étaient magnifiques. Je ne suis pas cer- taine de qui je devrais croire.
Je détourne rapidement la tête parce que je ne veux pas me voir. Je tends la main et retourne le miroir pour que ça n’arrive plus.
J’ouvre lentement la porte de Bree. Et au même moment, Sasha se précipite à ses côtés, se couche et laisse reposer son menton sur sa poitrine en lui léchant le visage. Je m’étonne toujours de constater à quel point ces deux-là sont pro- ches — parfois, j’ai l’impression qu’ils sont même plus proches l’un de l’autre que nous ne le sommes, Bree et moi.