CHAPITRE II - Les défis-2

1723 Words
– Mais il ne devrait pas l’être ! s’écria l’évêque. – Sur ce point je suis d’accord avec vous. Il ne devrait pas être égoïste, mais il continuera de l’être tant qu’il vivra dans un système social basé sur une morale à cochons. Le dignitaire de l’Église fut effaré, et père se tordit. – Oui, une morale à cochons, reprit Ernest sans remords. Voilà le dernier mot de votre système capitaliste. Et voilà ce que soutient votre Église, ce que vous prêchez chaque fois que vous montez en chaire. Une éthique à porcs, il n’y a pas d’autre nom à lui donner. L’évêque se tourna comme pour en appeler à mon père, mais celui-ci hocha la tête en riant. – Je crois bien que notre ami a raison, dit-il. C’est la politique du laisser-faire, du chacun pour soi et que le diable emporte le dernier. Comme le disait l’autre soir M. Everhard, la fonction que vous remplissez, vous autres gens d’Église, c’est de maintenir l’ordre établi, et la société repose sur cette base-là. – Mais ce n’est pas la doctrine du Christ, s’écria l’évêque. – Aujourd’hui l’Église n’enseigne pas la doctrine du Christ, répondit Ernest. C’est pourquoi les ouvriers ne veulent rien avoir à faire avec elle. L’Église approuve la terrible brutalité, la sauvagerie avec laquelle le capitaliste traite les masses laborieuses. – Elle ne l’approuve pas, objecta l’évêque. – Elle ne proteste pas, répliqua Ernest, et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l’Église est entretenue par la classe capitaliste. – Je n’avais pas envisagé les choses sous ce jour-là, dit naïvement l’évêque. Vous devez vous tromper. Je sais qu’il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde. Je sais que l’Église a perdu le… ce que vous appelez le prolétariat. – Vous n’avez jamais eu le prolétariat, cria Ernest. Il a grandi en dehors de l’Église et sans elle. – Je ne saisis pas, dit faiblement l’évêque. – Je vais vous expliquer. Par suite de l’introduction des machines et du système usinier vers la fin du XVIIIe siècle ; la grande masse des laboureurs fut arrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé. Les travailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dans les villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis à l’œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Les conditions devinrent atroces. C’est une page d’histoire écrite avec des larmes et du sang. – Je sais, je sais, interrompit l’évêque avec une expression d’angoisse. Ce fut terrible ; mais cela se passait en Angleterre, il y a un siècle et demi. – Et c’est ainsi que, voilà un siècle et demi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l’Église l’ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirs du peuple, l’Église restait muette, et aujourd’hui elle observe le même mutisme. Comme dit Austin Lewis en parlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement « Paissez mes brebis » virent, sans la moindre protestation, ces brebis vendues et harassées à mort… Avant d’aller plus loin je vous prie de me dire carrément si nous sommes d’accord ou non. L’Église a-t-elle protesté à ce moment-là ? L’évêque Morehouse hésita. Pas plus que le Docteur Hammerfield, il n’était habitué à ce genre d’offensive à domicile, selon l’expression d’Ernest. – L’histoire du XVIIIe siècle est écrite, suggéra celui-ci. Si l’Église n’était pas muette, on doit trouver trace de sa protestation quelque part dans les livres. – Malheureusement, je crois bien qu’elle est restée muette, avoua le dignitaire de l’Église. – Et elle reste muette encore aujourd’hui. – Ici nous ne sommes plus d’accord. Ernest fit une pause, regarda attentivement son interlocuteur, et accepta le défi. – Très bien, dit-il, nous allons voir. Il y a à Chicago des femmes qui travaillent toute la semaine pour quatre-vingt-dix cents. L’Église proteste-t-elle ? – C’est une nouvelle pour moi, fut la réponse. Quatre-vingt-dix cents ! C’est épouvantable. – L’Église a-t-elle protesté ? insista Ernest. – L’Église l’ignore. Le prélat se débattait ferme. – Cependant l’Église a reçu ce commandement « Paissez mes brebis », dit Ernest avec une amère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moi ce mouvement d’aigreur ; mais pouvez-vous être surpris que nous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devant vos congrégations capitalistes contre l’emploi d’enfants dans les filatures de coton du sud ? Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits en équipes de douze heures. Ils ne voient jamais la lumière du jour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avec leur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églises dans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d’agréables platitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires à dividendes. – Je ne savais pas, murmura l’évêque dans un souffle dei aillant, bon visage était pâle, comme s’il eut éprouvé des nausées. – Ainsi vous n’avez pas protesté ? Le pasteur eut un faible mouvement de dénégation. – Ainsi l’Église est muette aujourd’hui, comme elle l’était au XVIIIe siècle ? L’évêque ne répondit rien, et pour une fois Ernest s’abstint d’insister. – Et, ne l’oubliez pas, toutes les fois qu’un membre du clergé proteste, on le congédie. – Je trouve que ce n’est guère juste. – Protesterez-vous ? demanda Ernest. – Montrez-moi, dans notre propre communauté, des maux comme ceux dont vous avez parlé, et j’élèverai la voix. – Je me mets à votre disposition pour vous les montrer, dit tranquillement Ernest, et je vous ferai faire un voyage à travers l’enfer. – Et moi je désavouerai tout !… Le pasteur s’était redressé dans son fauteuil, et sur son doux visage se répandait une expression de dureté guerrière. – L’Église ne restera pas muette ! – Vous serez congédié, avertit Ernest. – Je vous fournirai la preuve du contraire, fut la réplique. Vous verrez, si tout ce que vous dites est vrai, que l’Église s’est trompée par ignorance. Et je crois même que tout ce qu’il y a d’horrible dans la société industrielle est dû à l’ignorance de la classe capitaliste. Elle remédiera au mal dès qu’elle recevra le message que le devoir de l’Église est de lui communiquer. Ernest se mit à rire. Son rire était brutal, et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque. – Souvenez-vous, lui dis-je, que vous ne voyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiez crédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. L’évêque Morehouse a raison. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ils soient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont trop accentuées. – L’Indien sauvage est moins cruel et moins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en ce moment je fus tenté de le prendre en grippe. – Vous ne nous connaissez pas. Nous ne sommes ni cruels ni implacables. – Prouvez-le, lança-t-il d’un ton de défi. – Comment puis-je vous le prouver, à vous ? Je commençais à être en colère. Il secoua la tête. – Je ne vous demande pas de me le prouver à moi ; je vous demande de vous le prouver à vous-même. – Je sais à quoi m’en tenir. – Vous ne savez rien du tout, répondit-il brutalement. – Allons, allons, mes enfants ! dit père d’un ton conciliant. – Je m’en moque, commençai-je avec indignation. Mais Ernest m’interrompit. – Je crois que vous avez de l’argent placé dans les filatures de la Sierra, ou que votre père en a, ce qui revient au même. – Qu’est-ce que ceci a de commun avec la question qui nous occupe ? m’écriai-je. – Peu de chose, énonça-t-il lentement, sauf que la robe que vous portez est tachée de sang. Vos aliments ont le goût du sang. Des poutres du toit qui vous abrite dégoutte du sang de jeunes enfants et d’hommes valides. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour l’entendre couler goutte à goutte autour de moi. Joignant le geste à la parole, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. J’éclatai en larmes de mortification et de vanité froissée. Je n’avais jamais été si cruellement traitée de ma vie. L’évêque et mon père étaient aussi embarrassés et bouleversés l’un que l’autre. Ils essayèrent de détourner la conversation sur un terrain moins brûlant. Mais Ernest ouvrit les yeux, me regarda et les écarta du geste. Sa bouche était sévère, ses regards aussi, et il n’y avait pas dans ses yeux la moindre étincelle de gaîté. Qu’allait-il dire, quelle nouvelle cruauté allait-il m’infliger ? Je ne le sus jamais, car, à ce moment-là, un homme, passant sur le trottoir, s’arrêta pour nous regarder. C’était un gaillard solide et pauvrement vêtu qui portait sur le dos une lourde charge de chevalets, de chaises et d’écrans faits de bambou et de ratine. Il regardait la maison comme s’il hésitait à entrer pour essayer de vendre quelques-uns de ces articles. – Cet homme s’appelle Jackson, dit Ernest. – Bâti comme il l’est, remarquai-je sèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchand ambulant. – Remarquez sa manche gauche, m’avertit doucement Ernest. Je jetai un coup d’œil et vis que la manche était vide. – De ce bras vient un peu du sang que j’entendais couler de votre toit, continua-t-il du même ton doux et triste. Il a perdu son bras aux filatures de la Sierra, et, comme un cheval mutilé, vous l’avez jeté à la rue pour y mourir. Quand je dis « vous », je veux dire le sous-directeur et les personnages employés par vous et autres actionnaires pour faire marcher les filatures en votre nom. L’accident fut causé par le souci qu’avait cet ouvrier d’épargner quelques dollars à la compagnie. Son bras fut accroché par le cylindre dentelé de la cardeuse. Il aurait pu laisser passer le petit caillou qu’il avait aperçu entre les dents de la machine, et qui aurait brisé une double rangée de pointes. C’est en voulant le retirer qu’il eut le bras saisi et mis en pièces du bout des doigts à l’épaule. C’était la nuit. À la filature, on faisait des heures supplémentaires. Un gros dividende fut payé ce trimestre-là. Cette nuit-là, Jackson travaillait depuis bien des heures, et ses muscles avaient perdu leur ressort et leur vivacité. Voilà pourquoi il fut happé par la machine. Il avait une femme et trois enfants. – Et qu’est-ce que la compagnie a fait pour lui ? demandai-je. – Absolument rien. Oh ! pardon, elle a fait quelque chose. Elle a réussi à le faire débouter de l’action en dommages et intérêts qu’il lui avait intentée en sortant de l’hôpital. La compagnie emploie des avocats très habiles. – Vous n’avez pas tout raconté, dis-je avec conviction, ou peut-être vous ne connaissez pas toute l’histoire. Il se peut que cet homme ait été insolent. – Insolent ! ah ! ah ! – son rire était méphistophélique. – Grands dieux ! insolent, avec son bras déchiqueté ! Néanmoins, c’était un serviteur doux et humble, et jamais personne n’a dit qu’il ait été insolent. – Mais au tribunal, insistai-je. Le jugement n’aurait pas été rendu contre lui s’il n’y avait pas eu dans cette affaire autre chose que ce que vous nous en avez dit. – Le principal avocat-conseil de la Compagnie est le colonel Ingram, et c’est un homme de loi très capable. – Ernest me regarda sérieusement pendant un moment, puis continua : – Je vais vous donner un avis, Mademoiselle Cunnigham : vous pourriez faire votre enquête privée sur le cas Jackson. – J’avais déjà pris cette résolution, répondis-je froidement. – C’est parfait, dit-il, rayonnant de bonne humeur. Et je vais vous dire où trouver l’homme. Mais je frémis à la pensée de tout ce que vous allez éprouver avec le bras de Jackson. Et voilà comment l’évêque et moi nous acceptâmes les défis d’Ernest. Mes deux visiteurs s’en allèrent ensemble, me laissant toute froissée de l’injustice infligée à ma caste et à moi-même. Ce garçon-là était une brute. Je le haïssais à cet instant, et je me consolai à la pensée que sa conduite était tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de la classe ouvrière.
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