VII
Les fourrageurs par ordre.
Mon aventure ne finit pas avec le jour ; elle continua pendant la nuit et se répéta dans mes rêves. Je recommençais la poursuite, je bondissais à travers les magueys, je franchissais la zequia, je galopais dans le troupeau effrayé ; j’apercevais la jument étendue sans vie sur la plaine et sa maîtresse agenouillée en larmes. Par intervalles, apparaissait une sombre vision comme un nuage dans le ciel : c’était la face d’Ijurra.
J’attribuai mon réveil à cette vision, mais le son d’une trompette retentissait à mes oreilles quand je sautai de mon lit.
Pendant quelques instants je fus sous l’impression que cette aventure n’était qu’un rêve ; un objet pendu à la muraille me rappela à la réalité : c’était ma selle, à laquelle était attaché un lazo de crins blancs. Je me souvins du lazo de la veille.
Quand je fus bien éveillé, je repassai mon aventure en revue ; j’essayai d’y penser avec calme et de retourner sérieusement à mes occupations.
Les lois martiales auxquelles le district était soumis m’autorisaient, il est vrai, à pénétrer partout ; mais l’honneur me défendait de v****r le domicile des citoyens inoffensifs. Des riches Mexicains nous savaient gré de cette modération, et beaucoup nous auraient témoigné de la sympathie s’ils n’avaient craint la colère et la vengeance de leurs propres compatriotes....
Le cigare ayant une heureuse influence sur mon imagination, j’en allumai un et montai sur l’azotea.
A peine avais-je fait deux tours sur la terrasse qu’un dragon arriva au galop sur la plazza. C’était une ordonnance du quartier général de l’armée, chargée de remettre un message au commandant du poste.
On me désigna. Le dragon accourut à la maison de l’alcade et me remit un papier plié.
Ouvrant la dépêche, je lus :
Quartier général de l’armée d’occupation,... juillet 1846.
« Monsieur, vous prendrez un nombre suffisant de vos hommes et vous vous rendrez à l’hacienda de don Ramon de Vargas, dans le voisinage de votre station. Vous y trouverez cinq mille bœufs que vous amènerez au camp de l’armée américaine et livrerez au commissaire général. Vous trouverez les vachers nécessaires, et une portion de votre troupe formera l’escorte. La note ci-incluse vous servira à comprendre la nature de votre devoir.
» Au capitaine Warfield.
» A. A., adjudant général... »
Fort de l’excuse du « devoir à remplir », je pouvais me rendre hardiment à l’hacienda et y entrer avec l’air confiant d’un hôte bienvenu. Bienvenu, en vérité ! un contrat pour l’achat de cinq mille bœufs à des prix de guerre ! C’était une affaire lucrative pour le vieux don. Il était probable que je le verrais, je l’embrasserais, nous boirions un verre de vin ensemble, je me créerais des relations intimes avec lui et il m’inviterait sans doute à revenir. La réunion du bétail exigerait quelque temps, une heure ou deux au moins. Je pouvais confier la direction de ce travail à mon lieutenant ou à un sergent. Pour moi, je resterais à l’hacienda. Ah ! Ijurra, je l’avais oublié. Serait-il là ?
Le souvenir de cet homme vint troubler mes pensées.
Une dépêche du quartier général demande une prompte attention, et la nécessité d’exécuter l’ordre coupa court à mes réflexions. Sans perdre de temps, j’ordonnai à cinquante hommes de se tenir prêts à monter en selle.
Je me préparais à porter plus de soin que d’habitude à ma toilette, lorsque je réfléchis que je ferais aussi bien de lire d’abord la note mentionnée dans la dépêche. J’ouvris le papier : à ma grande surprise, le document était rédigé en espagnol. Ceci ne m’embarrassa pas et je lus :
« Les cinq mille bœufs sont à votre disposition, suivant le contrat ; mais je ne puis prendre sur moi de les remettre. Ils doivent m’être enlevés avec un semblant de force, et même un peu de rudesse, de la part de ceux que vous enverrez, ne serait pas déplacée. Mes vaqueros sont à votre service, mais je ne dois pas les commander. Vous pouvez les presser.
» RAMON DE VARGAS. »
Cette note était adressée au commissaire général de l’armée américaine. Son contenu, assez obscur pour les non initiés, était aussi clair pour moi que la lumière du jour, et quoique ce document me donnât une haute opinion du talent diplomatique de don Ramon de Vargas, il ne me plut guère.
Il annulait toutes les parties du programme que je m’étais tracé. Au lieu de serrer amicalement la main du don, je devais entrer brutalement dans l’hacienda, menacer le portier tremblant, frapper les péons et enlever cinq mille bœufs.
— Je ferai belle figure, me disais-je, en présence d’Isolina !
Un instant de réflexion cependant me persuada que cette intelligente, personne devait être dans le secret.
— Oui, pensais-je, elle comprendra les raisons de ma conduite ; j’agirai avec toute la douceur que les circonstances comporteront. Je laisserai à mon lieutenant texien tout l’odieux du feint attentat, en lui recommandant sous main beaucoup de prudence. A cheval !
Le cor donna le signal du départ. Aussitôt cinquante tirailleurs, Holingsworth, Wheatley et moi sautâmes en selle, et nous défilâmes sur la place deux à deux.
Un trot de vingt minutes nous amena devant la porte principale de l’hacienda, où nous fîmes halte. Portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. On n’apercevait personne. J’avais donné le mot de l’énigme à mon lieutenant texien, et il savait assez d’espagnol pour se tirer d’affaire.
— Ambre la puerta ! (Ouvrez la porte !) cria-t-il.
Pas de réponse.
— La puerta ! la puerta ! répéta-t-il à voix plus haute.
Pas de réponse encore.
— Ambre la puerta ! vociféra-t-il de nouveau en frappant l’huis de son arme.
Quand il eut fini, on entendit de l’intérieur un timide : Quien es ? (Qui est là ?)
— Yo (moi), hurla Wheatley. Ambre ! ambre ! (Ouvrez ! ouvrez !)
— Si, senor, répondit une voix tremblante.
— Anda ! anda ! somos hombres de bien ! (Vite, alors ! nous sommes d’honnêtes gens !)
On entendit un bruit de chaînes et de verrous. Au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit et nous aperçûmes le noir portero (le portier), la saguan pavée de briques (le corridor), et une partie du patio ou cour intérieure. Dès que la porte fut ouverte, Wheatley bondit sur le portier tremblant, le saisit par la jaquette, lui donna des coups de poings sur les oreilles et lui commanda ensuite d’une voix tonnante d’appeler le dueno (maître du logis).
La conduite inattendue du lieutenant mit les tirailleurs en belle humeur. On ne leur avait jamais accordé beaucoup de licence dans leurs relations avec les habitants inoffensifs, et les officiers avaient toujours donné l’exemple de cette modération. Ils se plaignaient amèrement de la sévérité des règlements militaires à ce sujet. On comprend que la conduite de Wheatley — qu’ils se proposaient d’imiter sans retard — leur causa une grande joie.
— Senor, balbutia le portier, le du... du... dueno a déclaré qu’il ne recevait personne.
— Ah ! il ne veut pas recevoir ? Allez lui dire que nous l’attendons.
— Oui, mon ami, dis-je amicalement au portier, craignant qu’il ne fût bientôt trop effrayé pour s’acquitter de sa commission, va dire à ton maître qu’un officier américain a besoin de lui pour traiter une affaire.
Sans attendre la réponse, je pénétrai avec Wheatley dans le patio. Holingsworth et les tirailleurs sortirent de l’hacienda avec mission de nous attendre à l’extérieur.