VI
Isolina de Vargas.
Aussitôt que les hommes furent hors de portée de voix, elle me demanda si c’était des Texiens,
— Oui, lui répondis-je, quelques-uns sont Texiens.
— Vous êtes leur chef ?
— Je le suis.
— Capitaine ? je présume.
— Telle est ma qualité.
— Et maintenant, capitaine, suis-je votre captive ?
La question me prit à l’improviste, et je ne sus d’abord que répondre.
L’ardeur de la poursuite, cette rencontre et ses suites curieuses, m’avaient lait oublier le but de mon expédition. La question me rappela que j’avais un devoir délicat à remplir. Il fallait savoir si cette femme était ou non un espion.
Cette supposition n’était pas invraisemblable, comme de vieux militaires pourraient l’attester. Maintes dames ont déjà servi leur patrie de cette manière. Elle portait peut-être quelque dépêche importante à l’ennemi. Dans ce cas, sa mise en liberté pouvait avoir des conséquences sérieuses et fâcheuses même pour moi.
D’autre part, je n’aimais pas à l’emmener prisonnière, je craignais d’encourir son mécontentement. Je ne savais que répondre. Voyant que j’hésitais, elle posa de nouveau la question :
— Suis-je votre captive ?
Je luttais entre le devoir et une excessive courtoisie ; un compromis s’offrit :
— Madame, dis-je en m’approchant d’elle, si vous me donnez votre parole que vous n’êtes pas un espion, vous êtes libre. Votre parole, je ne demande rien de plus.
Je dictai ces conditions d’un ton de prière plutôt que de commandement. J’affectai une fermeté que ma contenance démentait sans doute. Un rire presque insolent s’empara de ma prisonnière ; elle répliqua :
— Moi ! un espion.,. un espion ! Ah ! ah ! ah ! capitaine, plaisantez-vous ?
— J’espère, senorita, que vous serez de bonne foi. Vous ne portez donc pas de dépêche secrète à l’ennemi ?
— Rien de pareil, capitaine. (Et elle continua de rire.)
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous tenté de fuir ?
— Ah ! cavalier, n’êtes-vous pas Texien ? Ne soyez pas offensé de ce que j’ose vous dire, que vos concitoyens n’ont rien moins qu’une bonne réputation au Mexique.
— Mais votre tentative de fuite était imprudente et téméraire ; elle aurait pu vous coûter la vie.
— Oh ! je le vois. (Et elle jeta un regard significatif sur la jument morte). Tous mes regrets sont inutiles maintenant. Je ne pensais pas que votre troupe possédât un cavalier qui pût atteindre à la course ma jument. Merced ! il y en avait un seul. Vous m’avez vaincue. Vous seul le pouviez.
En prononçant ces derniers mots, elle m’examina de la tête aux pieds. Je suivis son regard et cru voir disparaître son mépris.
Alors elle baissa la tête et contempla le sol comme si d’autres pensées la préoccupaient.
Pendant quelques instants nous fûmes silencieux. Nous serions peut-être restés longtemps ainsi, si je n’avais songé que j’agissais grossièrement envers la dame qni était encore ma captive. Je ne lui avais pas accordé la liberté. Je m’empressai de le faire.
— Espion ou non, senorita, je ne vous retiendrai pas. Je supporterai les risques de ma conduite ; vous êtes libre.
— Gracias, cavalier ! Et maintenant que vous avez agi si généreusement, je veux mettre votre esprit en repos au sujet des risques. Lisez !
Et elle me tendit un papier plié. Du premier coup d’œil je reconnus une sauvegarde du commandant en chef, enjoignant à tous de respecter dona Isolina de vargas.
— Vous voyez, capitaine, que je n’étais pas votre captive, après tout ? Ah ! ah ! ah !
— Madame, vous êtes trop généreuse pour ne pas pardonner les violences auxquelles vous avez été soumise.
— Par ma propre volonté, capitaine.
— A la pensée du danger que vous avez couru, je tremble encore. Pourquoi avez-vous commis une pareille imprudence ? Votre fuite soudaine à la vue de notre sentinelle avait causé des soupçons, et notre devoir nous commandait de vous poursuivre et de vous capturer. Munie de la sauvegarde, vous n’aviez aucune raison de nous craindre.
— Ah ! c’est cette sauvegarde même qui m’a engagée à fuir.
— La sauvegarde, senorita ? Daignez vous expliquer.
— Puis-je compter sur votre discrétion, capitaine ?
— Certes ! je vous le promets.
— Apprenez alors que je n’étais pas sûre que vous fussiez Américain ; certain indice me disait que vous étiez un de mes compatriotes. Que serait-il advenu si ce papier et d’autres que je porte sur moi étaient tombés entre les mains de Canalès, un des chefs les plus barbares de l’armée mexicaine ? Je vous avouerai, capitaine, que nous craignons plus nos amis que nos ennemis.
Dès lors je compris le motif de sa fuite.
— Et puis, vous parlez trop bien l’espagnol, capitaine. Si vous aviez crié : Halte ! dans votre langue maternelle, j’aurais obéi et peut-être sauvé ma favorite. Ah ! pobre Lola !
En poussant cette dernière exclamation, elle redevint triste, et, tombant a genoux, elle passa ses bras autour du cou du mustang raide et froid. Son visage était enseveli dans la longue et épaisse crinière de l’animal, et je la vis verser des larmes brillantes comme des gouttes de rosée.
— Pauvre Lolita ! poursuivit-elle. Je m’afflige avec raison. Que de motifs j’avais pour t’aimer ! Plus d’une fois tu m’as sauvée des mains du Lipan féroce et du Comanche brutal. Que ferai-je à l’avenir ! Je tremblerai au moindre geste des Indiens ; je n’oserai plus m’aventurer sur la prairie, je devrai rester timidement sous le toit paternel. Ma jument chérie ! tu étais mes ailes ; elles sont coupées : je ne volerai plus.
Toutes ces paroles furent dites d’un ton d’affliction extrême, et moi, — moi qui aimais tendrement mon brave coursier, — je pouvais apprécier ces sentiments. Dans l’espoir de lui donner une légère consolation, je renouvelai mon offre.
— Senorita, dis-je, il y a dans ma troupe des chevaux agiles et de race généreuse.
— Je n’attache pas de prix à vos chevaux.
— Vous ne les avez pas tous vus.
— Je les ai vus aujourd’hui, à votre sortie de la rancheria. Vous vous comportiez très bien à la tête de vos hommes. Revenons.
— Senorita, je ne vous ai pas aperçue.
— Vraiment ! Pas un balcon ou une reja n’a échappé cependant à vos regards. Mais à votre offre, je me rétracte. Dans votre troupe, il y a un cheval auquel j’attache du prix.
Je tremblai.
— Le voilà ! continua-t-elle en désignant Moro, ma chère monture.
Il me sembla, à ces mots, que la terre m’engloutissait. La stupéfaction m’empêcha un certain temps de répondre.
Elle remarqua mon hésitation, mais attendit ma réponse.
— Senorita, balbutiai-je enfin, ce cheval est mon favori, un vieil et sincère ami. Si vous désirez cependant le posséder. il est à votre disposition. Je suis heureux de vous l’offrir.
En appuyant sur le si, j’en appelais à sa générosité. Ce fut en vain.
— Je vous en remercie, répondit-elle froidement. Je le soignerai. Il me sera très utile.
Affligé, je gardai le silence.
— Permettez-moi de l’éprouver, continua-t-elle. Donnez-moi ce lazo.
Je le détachai machinalement et l’ajustai de même à ma selle.
— Maintenant, capitaine, s’écria-t-elle en réunissant les rênes dans sa petite main gantée, je vais mettre le cheval à l’épreuve.
Elle sauta en selle en effleurant à peine l’étrier.
Elle avait ôté son manteau. Une ceinture écarlate dont les franges d’or traînaient sur le sable entourait sa taille. Ses yeux exprimaient le calme et le courage, je songeais aux amazones de l’antiquité.
Un taureau d’un aspect féroce, mû sans doute par la curiosité, s’était séparé du troupeau et approchait de l’endroit où nous nous trouvions. Aussitôt l’intrépide amazone galopa vers lui. Effrayé de cette attaque subite, l’animal voulut fuir, mais il ne put échapper au lazo. Le nœud tournoya, retomba et s’enroula autour de ses cornes. Le cavalier prit aussitôt une direction opposée. Le taureau violemment jeté par terre fut étourdi du coup. Sans lui laisser le temps de se reconnaître, l’amazone courut vers lui, et sans descendre de cheval, défit le nœud, reprit le lazo et revint au galop.
— Superbe ! magnifique ! s’écria-t-elle en descendant de selle et en regardant le coursier. Très beau ! Ah ! Lola, pauvre Lola ! je crains que je ne t’oublie bientôt.
Ces derniers mots furent adressés au mustang.
Se tournant ensuite vers moi, elle ajouta :
— Et ce cheval est à moi ?
— Oui, senorita, répliquai-je tristement, comme si j’allais perdre mon meilleur ami.
— Mais je ne le veux pas, reprit-elle d’un air déterminé.
Puis elle ajouta en riant :
— Ah ! capitaine, je connais vos sentiments. Croyez-vous que je ne puisse apprécier le sacrifice que vous voulez faire ? Conservez votre favori. Il suffit que l’un de nous souffre. Gardez votre noble cheval. Vous savez le manier. S’il m’appartenait, aucun mortel, je vous l’assure, ne pourrait m’en séparer. Mais je dois vous quitter. Adieu.
— Ne puis-je vous accompagner ?
— Merci ! senor cavalier. Voilà la maison de mon père. J’habite l’hacienda de cette colline. Nous devons nous séparer. Rappelez-vous que vous êtes un ennemi. Je ne dois pas accepter votre offre aimable et ne puis vous donner l’hospitalité. Ah ! vous ne nous connaissez pas. Vous ne connaissez pas le tyran Santa Anna. En ce moment, ses espions sont peut-être.... (Elle regarda avec crainte autour d’elle en parlant.) O ciel ! s’écria-t-elle avec un tressaillement à l’aspect d’un homme qui descendait de la colline, c’est Ijurra !
LE CAPITAINE WARFIELD
— Ijurra ?
— Oui, mon cousin ! mais....
Elle hésita, et, changeant tout d’un coup de ton, elle me dit d’une voix suppliante :
— Laissez-moi, por amor Dios ! laissez-moi. Adieu ! adieu !
Vaincu par l’expression de sa prière, je dis simplement : Adieu ! sautai en selle et m’éloignai.
Quand je parvins à la lisière du bois, la curiosité me fit regarder derrière moi.
J’aperçus un homme de haute taille, à la figure basanée. Il était revêtu du costume habituel des riches Mexicains, c’est-à-dire d’une veste de drap sombre, d’un pantalon bleu, d’une ceinture écarlate et d’un chapeau à longs bords. Ijurra paraissait avoir trente ans. Il portait une barbe et des Moustaches. C’était en somme un bel homme. Cependant son âge, sa physionomie et son costume n’attirèrent guère mon attention en ce moment. Je ne surveillai que ses actions. Dona Vargas semblait le redouter beaucoup. Il tenait un papier à la main, et je vis qu’il le désignait en parlant. Sa figure avait une expression féroce, et, même à cette distance, je pus juger au son de sa voix qu’il était irrité.
Pourquoi le craignait-elle ? pourquoi se soumettait-elle à un pareil traitement ? Cet homme devait avoir un étrange Pouvoir sur cet esprit fier pour le forcer à écouter timidement ses reproches.
Telles étaient mes réflexions. Mon premier mouvement fut de retourner auprès de dona Vargas. Si cette scène s’était Prolongée, j’eusse agi ainsi ; mais je vis la jeune Mexicaine se lever tout à coup et se diriger rapidement vers l’hacienda.
Je repris alors ma marche ; je pénétrai sous les ombrages de la forêt et suivis le sentier qui menait à la rancheria. Préoccupé de mes aventures, j’avançais en abandonnant mon cheval à lui-même.
Le cri d’une de mes propres sentinelles m’avertit que je me trouvais à l’entrée du village.