Un mot sur la quatrième éditionIl est dans le langage vulgaire une comparaison qui nous paraît s’appliquer parfaitement à ceux des ouvrages d’art dont on ne cesse d’amender la forme et le fond. « Cela ressemble, dit-on, au couteau de Jeannot : on a beau en changer la lame et le manche, c’est toujours le même couteau. »
Ainsi des Aventures de Robert-Robert. C’est toujours le même livre, et cependant voilà trois fois que nous en modifions notablement, – le style surtout.
La première édition fut écrite, au courant de la plume, pour le Journal des Enfants, et comme la publication d’une feuille périodique ne peut subir de retard, nous n’avions pas même le temps d’en revoir toujours les épreuves. Aussi, que de non-sens, d’erreurs, d’incohérences, de négligences, de sottises de toute espèce ne renferme-t-elle pas ! C’est quelque chose d’extravagant au point de vue de la correction, et le compliment le plus désagréable qu’on ait jamais pu nous faire, ç’a été parfois de nous en complimenter.
La plupart de ces monstruosités primitives disparurent de la seconde édition, celle de 1843. Nous avions passé trois mois à l’expurger ; car si, malheureusement, personne n’écrit plus vite que nous, ce qui est un premier défaut pour le lecteur, personne non plus ne révise plus lentement, ce qui est un dernier défaut pour nous.
La troisième édition, celle que le Siècle a publiée, en 1848, dans son Musée littéraire, n’a pas été l’objet d’une étude moins attentive.
Enfin, cette quatrième édition est le résultat d’une épuration plus méticuleuse encore. Le texte devant en être stéréotypé, il n’y avait pas à compter cette fois sur une révision ultérieure. Bon ou mauvais, il fallait faire du définitif. C’est ce que nous avons fait.
Mais à ce propos, nous l’avouons en toute modestie, on ne saurait croire, sans l’avoir expérimenté soi-même, combien d’imperfections un auteur consciencieux découvre incessamment dans son œuvre, lorsqu’il a le courage de l’examiner avec cette loupe grossissante dont il se sert si volontiers pour les œuvres d’autrui !
Que de vices, que d’aspérités, que de rugosités, que de sottises apparaissent alors, dont on n’avait pas même soupçonné l’existence ! Ici, c’est une période ou trop longue ou trop courte ; là, une phrase boiteuse, manquant de symétrie avec l’antérieure ou la suivante ; plus loin, une association de vocables point assez euphonique ; plus loin, une épithète emphatique ou oiseuse ; plus loin, une tournure équivoque ou bizarre ; plus loin, une expression excessive ou insuffisante ; plus loin, une redondance de mots, une répétition d’images, un pléonasme d’idées, une réminiscence de situations ; plus loin, un hiatus désagréable ; plus loin, une pensée obscure ; plus loin, une locution impropre ; plus loin, une banalité ou une afféterie ; plus loin, une consonance déplaisante ; plus loin, une formule trop simple ou trop recherchée ; plus loin, une réflexion creuse, dont la justesse relative a disparu avec la circonstance inspiratrice ; plus loin, quoi encore ? un passage enfin que l’on juge être bien, mais qui pourrait être mieux.
Et tenez, cette chute même de paragraphe nous rappelle une des plus grandes difficultés de la langue. Les qui et les que, en effet, avec les étais, les avais et les désinences en asse, font l’éternel désespoir de tout écrivain tant soit peu puriste. Il est tel de ces mots, trop rapproché de son semblable, dont la suppression demande des journées entières de méditations et de tâtonnements. Nous comprenons qu’on maigrisse d’impatience pour un imparfait du subjonctif, première conjugaison, mal placé, mal sonnant, dont la présence ne peut être écartée, à cause de l’impitoyable logique des temps ; qu’on meure de dépit pour un étais opiniâtre ; qu’on se suicide de honte pour un qui obstiné. Les Latins avaient leur que retranché, lequel a dû leur causer bien du tintouin. Quant aux Français, c’est tout le contraire : les que qui les affligent, ce sont justement les que qu’ils ne peuvent pas retrancher du tout. Vous comprenez, après avoir lu la phrase même qui précède, que nous nous croirions déshonorés, que nous n’oserions plus nous montrer nulle part, si ce n’est à l’Académie, et que nous nous préparerions une agonie bien cruelle, bien bourrelée de que, si nous ne l’avions écrite, ainsi que celle-ci, tout exprès comme échantillon.
Ce sont là des vétilles, diront quatre-vingt-dix-neuf lecteurs. Oui, mais ce sont des énormités aux yeux du centième, le seul homme de bon sens et de bon goût dont l’opinion doive préoccuper.
Qu’on juge donc de ce que peut être une révision embrassant tant de défectuosités diverses, laquelle s’applique à la matière compacte de deux volumes, dont il s’agit d’effacer de la sorte, page par page, phrase par phrase, mot par mot, toutes les taches originelles ! Nous n’imaginons rien de plus pénible. On mit cinq minutes à écrire une page ; on met cinq heures à en changer une ligne.
Heureux les auteurs qui estiment leur première ébauche assez ou assez peu, cela revient au même, pour ne plus s’en inquiéter jamais !
Nous avons, et c’est fâcheux pour nous, le travers opposé. Le lendemain nous trouve toujours mécontent des élucubrations de la veille ; la semaine suivante, c’est de la répugnance qu’elles nous inspirent ; le mois d’ensuite, c’est de l’aversion ; enfin, au bout d’un certain temps, c’est une horreur presque insurmontable. Il en est, par exemple, que nous avons promises depuis plusieurs années, et que pourtant, au détriment de nos intérêts, nous n’avons pu jusqu’ici nous décider à publier, tant nous éprouvons de malaise, d’épouvante, de mélancolique dégoût, de morne et farouche tristesse à la seule pensée d’avoir à les relire pour les corriger.
C’est qu’en effet, il en est de la conscience du Bien littéraire comme de la conscience du Bien moral : c’est un mobile, mais c’est un tourment.
Des aspirations et des regrets, voilà l’unique produit de l’une. Des aspirations et des remords, voilà l’unique produit de l’autre.
On comprend la vertu, et l’on se comporte en sacripant.
On comprend le beau, et l’on écrit en goujat.
L’idéal en toutes choses ressemble au mirage des déserts. C’est un but qui s’éloigne d’un pas en arrière à chaque pas qu’on fait en avant.
Plus on s’efforce d’y atteindre, plus on finit par en désespérer.
Tel est le découragement où nous sommes tombés, après trois longues retouches, en ce qui concerne Robert-Robert.
Si l’on comparait cette dernière édition à la première, on y retrouverait à peine le même couteau, pour revenir à notre comparaison de début. La lame et le manche en ont été presque entièrement changés à force d’amendements. Et cependant est-elle aussi parfaite que possible ? Tant s’en faut ! Elle n’est, au plus, qu’un peu moins imparfaite. Voilà tout.
Mais nous ne pouvons davantage. Nous avouons notre impuissance à faire mieux. Le centième lecteur est donc prié d’accuser ici notre incapacité, et non pas notre bon vouloir. Nous demandons à ce redoutable juge son oubli pour les fautes supprimées, son indulgence pour les restantes. Cet avant-propos n’a pas d’autre but. Nous avons dû commencer par un acte d’humilité, pour n’avoir point à finir par un acte de contrition.
L’AUTEUR.
Janvier 1853.