Prologue
Des siècles plus tôt :
Magna était allongée sur le sable doux dans la petite crique isolée que son cousin, leur meilleur ami et elle avaient trouvée et revendiquée comme leur forteresse privée, lorsqu’ils étaient plus jeunes. Elle poussa un soupir satisfait et leva les yeux vers les étoiles. C’était vraiment une nuit magique. Une brise chaude tourbillonna autour d’elle et elle enfouit ses doigts dans le sable.
— Est-ce que tu te demandes parfois s’il y a quelqu’un d’autre que nous dans le monde, Orion ? questionna-t-elle, laissant le sable s’écouler entre ses doigts.
— Je ne sais pas. Je suppose, murmura-t-il.
Orion porta un regard morose vers l’eau. Elle tourna la tête pour regarder son visage renfrogné.
— Ne fais pas cette tête, cousin. Tu réfléchis encore trop à l’avenir, plaisanta-t-elle, jetant une poignée de sable sur sa jambe. Accepte l’idée que tu seras le roi de tout ça et c’est tout. Tu ne peux rien faire d’autre, conseilla-t-elle avec un geste de la main.
— J’espère que ça n’arrivera pas avant très longtemps, dit-il en grimaçant.
Magna se redressa et s’assit.
— Quoi, est-ce qu’il y a autre chose qui te tracasse ? T’es contrarié parce que Kapian n’a pas pu se joindre à nous ce soir ?
Orion secoua la tête et baissa les yeux vers le sable. Il en prit une poignée et le laissa s’écouler entre ses doigts avant de recommencer. Elle attendit, se retenant difficilement de souffler d’impatience.
Finalement, il soupira et répondit :
— Kapian est allé sur l’île des Monstres avec son père, dit-il d’une voix distraite.
— L’île des Monstres ! Oh, j’adorerais y aller. On aurait dû les suivre. J’ai entendu dire que l’impératrice a de merveilleux oiseaux qui sont faits d’éclairs, et des bêtes si énormes que même les géants ont l’air minuscules à côté. Je pense qu’on devrait y aller ce soir, souffla-t-elle, pensant à toutes les créatures incroyables dont elle avait entendu parler en grandissant.
Orion émit un petit rire et secoua la tête.
— Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas que tu dises ça ? rétorqua-t-il avant de redevenir sérieux.
Magna se retourna et fusilla son cousin du regard.
— Pourquoi pas ? Si l’on part maintenant, on pourrait y être demain soir. Nos dragons des mers sont les plus rapides de l’océan ! Je parie qu’on pourrait arriver avant Kapian. T’imagines sa tête quand il nous verra ? dit-elle, tout excitée.
Elle se leva et tournoya pour regarder Orion. Se mordant la lèvre, elle lui adressa un regard implorant qui fonctionnait habituellement. Son sourire disparut en voyant l’air triste de son cousin.
— Je ne peux pas y aller, dit-il en se mettant debout pour se tenir à côté d’elle.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? T’as été grincheux toute la soirée, se plaignit-elle.
Orion resta silencieux un instant avant de hausser les épaules.
— Père et mère ont choisi mon épouse. Je vais me marier.
— Te marier ! Mais…, commença-t-elle à protester avant de se taire en saisissant pleinement ses paroles. Tu ne peux pas leur dire que t’es pas prêt ? Il y a encore tellement de choses qu’on prévoyait de faire, murmura-t-elle, levant des yeux consternés vers lui.
— C’était des rêves puérils. Il est temps de grandir. On a tous les deux nos responsabilités. Hier, Kapian m’a dit que son père lui a rappelé que je serai roi un jour. Les servants et les gardes ne sont pas les amis d’un roi. Ils sont là pour le servir, déclara Orion d’une voix ferme.
Magna renifla.
— Le père de Kapian à un ver marin dans le c*l. Ce n’est pas parce que tu es roi que tu n’es plus une personne ! Même un roi a besoin d’amis. Et puis, Kapian et moi, on te connaît trop bien pour faire comme si l’on ne t’avait jamais vu couvert de lièvres de mer ou si l’on ne t’avait pas aidé à échapper à Coralus quand il insistait pour que tu prennes des leçons d’entraînement supplémentaires alors que tu voulais monter Feu de Mer. Tes parents sont de super souverains, Orion, mais tu seras encore meilleur parce que t’as un vrai lien avec ton peuple, déclara-t-elle en agitant les mains.
Pour sa part, elle attendait plus de la vie que d’être privée de liberté par les attentes pesantes des autres. Elle adorait explorer le vaste monde dans lequel ils vivaient. Ses plans étaient de visiter chaque royaume et de rencontrer les gens qui y vivaient. Elle voulait apprendre tout ce qu’elle pouvait sur les merveilles que renfermait leur monde, jusqu’à avoir l’impression que tout ce savoir lui ferait exploser le cerveau.
Ensuite, je trouverai de nouveaux mondes à explorer, pensa-t-elle, tout excitée.
Elle voulait voler comme les dragons, faire de la magie comme le peuple de sa mère, vivre dans les nuages avec les élémentaux et nager au fond des océans, aussi libre que les dragons des mers. Elle adorait l’indépendance, la différence entre les gens et les trésors inattendus qu’elle trouvait à chaque visite.
Orion émit un petit rire.
— D’où te vient toute cette intelligence ? plaisanta-t-il, la ramenant au présent.
Elle jeta sa longue tresse noire par-dessus son épaule, le regarda et sourit.
— De mon cousin, le futur roi du peuple de la mer, bien sûr, répliqua-t-elle juste avant qu’une lumière dans le ciel n’attire son attention.
Ses lèvres s’entrouvrirent d’émerveillement. L’imitant, Orion leva également les yeux. Un éclair de lumière fendait le ciel noir. Ils se tournèrent tous les deux afin de suivre sa trace dans le ciel jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la mer dans un grand bruit d’éclaboussure, non loin de la crique.
— Je l’ai vue la première ! Elle est à moi, cria-t-elle, le faisant malicieusement tomber dans le sable doux avant de s’élancer vers l’eau en riant.
— Pas si je la trouve avant, hurla Orion derrière elle en se levant, emporté par son enthousiasme et le défi de trouver la météorite en premier.
Magna arriva la première dans l’eau. Elle appela Raine, son dragon des mers, avec un puissant sifflement. Plongeant dans les vagues, elle se mit à nager aussi vite qu’elle le pouvait. Raine vint se placer sous elle dès que l’eau fut assez profonde. Elle saisit les rênes et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Orion se trouvait au moins à soixante mètres derrière elle.
— Allez, Raine ! l’encouragea-t-elle, collée à son dragon des mers telle une seconde peau.
Magna adorait la sensation grisante de la course. Elle se moquait vraiment de savoir qui trouverait la météorite en premier, et même s’ils la trouveraient. Ce qui lui plaisait, c’était le frisson de l’aventure, le plaisir d’une course folle à travers l’océan, et la joie de ne pas avoir à se soucier de choses comme le fait de se marier ou de devenir un guerrier comme Orion et Kapian.
À plusieurs kilomètres au large, le fond de l’océan se transformait en une falaise abrupte qui plongeait dans un profond canyon. Poussés par la curiosité, Orion, Kapian et elle avaient exploré à plusieurs reprises le long et étroit canyon. Raine s’enfonça dans les profondeurs en longeant la falaise, effectuant une petite spirale qui fit rire Magna et la laissa légèrement étourdie. Orion la poursuivait, comblant rapidement la distance qui les séparait.
— Magna, attends ! lança-t-il.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle en l’entendant.
— Je l’ai vue la première, Orion ! répondit-elle. C’est mon trésor.
Elle se retourna et se concentra pour guider Raine à travers les longues et étroites fissures qui couraient le long du fond de l’océan. Elles se faufilaient à travers les hautes cheminées de lave fantomatiques laissées par les volcans qui s’étaient élevés hors de la mer pour créer les îles qui allaient devenir les Sept Royaumes. Alors que le dragon des mers contournait les colonnes, elle se penchait d’un côté à l’autre à l’unisson avec Raine.
Devant elle, Magna voyait une lueur rouge illuminer les ténèbres. Elle savait que le canyon plongeait à nouveau, formant un ravin encore plus profond. Une fois déjà elle avait exploré les parties plus profondes, mais les avait trouvées fades et ennuyeuses. Ces fonds ne renfermaient pas grand-chose si ce n’est du sable gris foncé et de la roche volcanique.
— Attends, Magna ! exigea Orion derrière elle.
Elle se retourna et le tirer sur les rênes de son dragon des mers. Elle fit ralentir Raine et tapota l’élégante encolure de la jeune monture lorsqu’elle se rebella contre son contrôle. Se tournant sur sa selle, elle sourit à Orion. S’il croyait qu’elle allait se laisser avoir par sa tentative pour passer devant elle et gagner, le jeune dragon des mers et elle allaient lui montrer ce qu’il en était.
— Ce n’est plus très loin, répondit Magna en souriant. Je le sens, Orion.
Il secoua la tête et fronça les sourcils.
— Je n’aime pas ça, Magna. Quelque chose ne va pas, dit-il en balayant d’un regard les hautes falaises rocailleuses non loin de l’escarpement. L’eau n’est pas normale.
Magna secoua la tête et gloussa. Ses yeux pétillaient de gaité. Elle bougea la main dans l’eau qui les entourait ; elle lui semblait normale.
— T’as peur ou quoi ? le taquina-t-elle. L’eau n’a pas changé.
Orion secoua de nouveau la tête et tira sur les rênes de son dragon des mers.
— Non, elle a quelque chose de très différent, dit-il d’une voix lente et mesurée. On devrait partir.
Le visage de Magna se plissa de déception et elle lança un regard envieux par-dessus son épaule en direction de la fissure sombre. Même si elle voulait voir s’ils pouvaient trouver la météorite, elle savait que si Orion disait que l’eau était différente, c’était que quelque chose n’allait pas. Chassant sa déception, elle hocha la tête à contrecœur.
— D’accord, murmura-t-elle en poussant un soupir de regret. Mais je l’ai quand même vue la première, même si l’on ne la trouve jamais.
Orion se mit à rire.
— Je te l’accorde, convint-il, un sourire aux lèvres. Mais je suis quand même plus rapide.
Magna leva les yeux au ciel. Elle était sur le point de protester lorsqu’une ombre noire s’éleva des profondeurs en dessous de lui. Ses yeux s’écarquillèrent en voyant la masse de tentacules noirs qui se tendaient vers lui. Sans réfléchir, elle mit des coups de talons à Raine et se rua dans sa direction dans une course contre la montre pour l’atteindre avant la masse noire.
— Attention, Orion ! cria Magna, horrifiée.
Surpris, il tira sur les rênes pour éviter la collision avec la monture de sa cousine. Le mouvement surpris Feu de Mer, qui lança une ruade. Pétrifiée par l’horreur, Magna regarda Orion passer par-dessus l’encolure de son dragon des mers. Sa tête heurta la paroi rocheuse et son corps retomba, inerte. Terrifiée, ce fut l’instinct qui la fit réagir. Elle prit Orion par la taille alors qu’il commençait à couler et le hissa en travers de la selle, devant elle.
— Vas-y, Raine, fonce ! exhorta Magna tandis que les tentacules commençaient à se refermer autour d’eux. Fonce !
Le jeune dragon des mers, alourdi par le poids de deux personnes, s’efforça en vain de s’élever hors de portée de la créature qui émergeait de l’abysse. Raine cria de douleur lorsque l’un des tentacules noirs érafla son arrière-train, laissant une longue marque derrière lui. Le dragon des mers effrayé rua, mais les affreux tentacules ne cessaient de se tendre vers elle.
Magna prit conscience que si elle ne réagissait pas immédiatement, ils seraient tous perdus. Descendant de Raine, elle mit une tape sur la croupe de sa monture. Le dragon des mers s’emballa et se sauva.
Un cri étranglé de souffrance et de terreur franchit ses lèvres au moment où un tentacule s’enroula autour de sa fine cheville. Une douleur brûlante éclata en elle et commença à se répandre le long de sa jambe. Elle lutta pour se libérer, mais d’autres tentacules de la créature la saisirent, attirant son corps remuant dans l’abysse.
Elle tendit les mains, cherchant à s’accrocher à la paroi rocheuse de l’une des cheminées de lave. Ses paumes s’écorchèrent sur les roches coupantes. Le sang de sa chair lacérée se mêla à l’eau. L’angoisse s’empara d’elle lorsqu’elle comprit que jamais elle ne parviendrait à se libérer. L’étreinte qui enserrait le bas de son corps montait lentement, la consumant.
— Non ! s’étrangla-t-elle.
Une vague de désespoir l’inonda tandis qu’elle regardait Raine disparaître, Orion, toujours inconscient sur son dos. La boue noire s’élevait de plus en plus. Elle avait l’impression d’être en feu et non entourée d’eau. La peur laissa place à la certitude que ses rêves ne se réaliseraient jamais, car elle était sur le point de mourir.
— Aidez-moi, murmura-t-elle, levant ses mains lacérées dans une prière silencieuse alors que sa vision se brouillait.
Magna se contorsionna et fut attirée plus profondément dans l’abysse. Des tremblements agitaient son corps. Jamais encore l’eau ne l’avait fait frissonner. Descendant du peuple de la mer par son père, elle était chez elle dans les océans. À présent, la température glaciale de l’eau la transperçait jusqu’aux os. Quoi que fût la chose qui l’étreignait, elle se glissait sous sa peau et un froid ardent la brûlait jusqu’au tréfonds de son être. La douleur infernale qui l’habitait était accablante. Son cœur battait à tout rompre tandis qu’elle tentait désespérément une dernière fois de se libérer.
S’il vous plaît, ne me laissez pas mourir comme ça, implora-t-elle silencieusement, son esprit désorienté s’embrumant.
Tu ne mourras pas, lui répondit une voix caverneuse dans son esprit. Nous avons besoin de toi. Nous avons besoin de ton monde et tu nous le donneras.
L’espace d’un instant, Magna vit ce qu’était la créature et ce qu’elle voulait. Elle se servirait d’elle pour prendre le contrôle non seulement du peuple de la mer, mais aussi de tous les royaumes. Elle se répandrait tel un virus mortel ; prenant, se servant et détruisant tout sur son passage jusqu’à ce qu’il ne reste rien. La créature étrangère se nourrirait de la misère de chaque espèce de ce monde, ne partant pour d’autres mondes qu’une fois toutes ses ressources épuisées.
— Jamais, murmura Magna. Je… vous arrêterai. Je vous lie à moi. Ni vous ni aucune autre créature de votre espèce ne pourra vivre à l’intérieur de quelqu’un d’autre. Que ce sort nous unisse et n’accorde qu’à moi le pouvoir de vous libérer.
Le sort qu’elle lança était puissant, né de la peur et de la détermination à protéger ceux qu’elle chérissait. Si la créature envisageait de la détruire, cela entraînerait sa propre destruction. Elle lia l’entité à elle-même, la piégeant à l’intérieur de son corps. Magna sentit le choc et la rage de celle-ci à mesure que la magie inhabituelle glissait en elle pour l’envelopper.
Les lèvres de Magna s’entrouvrirent alors qu’une douleur atroce la traversait. Tandis que le sort continuait de s’enrouler autour de la créature, elle tenta de se libérer. Une fureur folle s’empara de l’entité étrangère lorsque le sort l’empêcha de quitter le corps de la sorcière des mers.
Les tentacules de la créature jaillirent, tentant d’attraper Raine quand elle comprit ce qu’avait fait Magna. Elle chercha à atteindre Orion, pour utiliser son corps aussi. À peine consciente, Magna sentit le recul de la créature à l’instant où elle fut ramenée brusquement vers elle. Le sort avait tenu.
Un sentiment de soulagement la traversa en même temps qu’elle sentait le froid envelopper son cœur. Dans un dernier effort de survie, elle cacha une petite parcelle d’elle-même. Afin de protéger ce fragment dans un endroit où la créature ne pourrait le trouver, Magna utilisa une touche de la magie ancienne qu’elle avait apprise avec sa mère. Elle attendrait son heure et au moment où la créature s’y attendrait le moins, elle la tuerait.
Même si ça entraîne ma propre destruction, jura-t-elle avant de se laisser emporter et que la créature ne prenne le contrôle.