3. L’APPRENTISSAGELe dimanche après-midi suivant leur retour, Daisy dit à son père après le déjeuner :
— Papa, je suis prête à t’aider, peu importe ce que tu attends de moi. Je veux être ton bras droit, ta fille ou autre, peu importe comment tu veux me considérer. Je pense que nos affaires iront bien mieux si elles restent dans la famille, donc, si tu veux, je reprendrai le travail de Tony comme adjoint à partir de demain.
Elle s’attend, ou du moins espère, à une nouvelle accolade de la part de son héros pour cette déclaration de loyauté mais, une fois de plus, elle est déçue, non pas qu’elle ait laissé transparaître de telles choses sur son joli visage pendant de nombreuses années.
— Tony travaille avec moi depuis une trentaine d’années… Tu ne peux pas prendre sa place comme ça, ma chérie… Et de toute façon, que diable dirait ta mère ? Tony a un travail dangereux. Je ne peux pas te mettre à sa place…
Elle a le cœur brisé, mais elle seule le sait, elle ne laisse rien paraître.
— Je veux juste aider, papa. Je veux jouer mon rôle dans l’entreprise que tu as créé et qui a nous offre notre mode de vie… le mien et celui de maman.
— C’est très gentil de ta part, Daisy, mais je ne vois pas comment tu pourrais… Je vais te dire ce que je vais faire. Donne-moi quelques jours pour y réfléchir et je reviendrais vers toi avec un poste dans notre entreprise familiale. C’est d’accord ?
— Promis ?
— Je te le promets, poulette, d’ici la fin de la semaine.
Elle aime le fait qu’il l’appelle « poulette » et l’embrasse sur la joue.
— Va-t-en maintenant et laisse-moi y réfléchir, dit-il.
∞
John est fier de sa fille et de la façon dont elle le considère comme un héros, mais il craint que ce culte ne résiste pas à un examen minutieux, s’il permet à Daisy d’en savoir trop sur ses intérêts commerciaux. Donc, il veut essayer de la garder à distance de tout cela, en lui donnant un emploi qui n’a des liens qu’avec le volet juridique de ses affaires légales.
— Daisy, j’ai trouvé le travail parfait pour toi, lui dit-il. Nous allons transformer ton petit bureau en un bureau prestigieux et tu t’occuperas des finances. Tu seras comptable, quand tu seras au courant des lois financières de ce pays. Je sais que tu as étudié tout ça en ce qui concerne le Royaume-Uni, mais l’Espagne est légèrement différente, alors tu vas devoir étudier tout cela et ce dès que possible.
Il espère qu’en lui imposant ce fardeau supplémentaire, elle n’aura pas le temps de se pencher sur ses affaires.
— Tu veux que je sois un gratte-papier ? Après avoir passé tout ce temps à étudier, je deviendrais une apprentie comptable ?
Il est clair qu’il l’a offensée, même déçue et qu’il ne sera pas aussi facile qu’il l’espérait de la mettre de côté. C’est un aspect qu’il n’avait pas envisagé.
— Il faut commencer quelque part, poulette, et ça ne peut pas être au sommet. Tout le monde doit gagner sa place dans une entreprise en commençant par le bas… et tu ne seras pas vraiment en bas. Chaque entreprise a besoin de bons comptables, ou le gouvernement et certains employés les écorchent vives. Ton travail consistera à empêcher notre entreprise d’avoir des fuites financières. Tu devras analyser chaque aspect de notre entreprise et l’associer à ses résultats financiers. Tu pourras alors suggérer des améliorations sur notre façon de faire. Tu sais, je vieillis, et je ne peux plus m’occuper de toutes nos opérations comme je le faisais auparavant. C’est pourquoi j’ai besoin de toi. Un membre de la famille, quelqu’un de confiance, de surcroit intelligent et instruit, une personne plus jeune qui a l’endurance et l’envie de faire son travail correctement. Il n’y a personne d’autre qui convient à ce projet, n’est-ce pas ?
Elle le regarde dans les yeux, pour voir s’il l’arnaque, mais elle doit convenir qu’il n’y a personne d’autre pour remplir cette fonction.
— Je sais que tu me baratines, papa, mais c’est difficile de discuter avec toi, alors je ferais ce que tu veux, mais je suis déterminée à avoir un vrai travail, pas une excuse stupide que tu m’as inventée. Je veux vraiment apporter une contribution réelle à notre entreprise. Je veux mettre quelque chose en place. On se comprend ?
— Oui, chérie, mais tu dois comprendre ça aussi : il faudra un peu de temps pour que tu puisses occuper ce nouveau rôle. Ce n’est pas tellement un nouvel emploi, j’avais l’habitude de vérifier toutes mes affaires tous les jours ou toutes les semaines selon les circonstances, mais j’ai laissé tomber, alors je veux que tu reprennes là où je me suis arrêté. De plus, c’est un nouveau travail pour toi et il faudra un certain temps pour que je puisse t’enseigner toutes les ficelles du métier. Tu comprends ?
— Oui, papa, quand est-ce que je commence ? J’ai hâte de travailler avec toi.
— Moi aussi, mon amour, alors pour commencer il va te falloir te trouver un nouvel ordinateur, réservé pour le travail et un bureau plus spacieux, pour que tu sois à l’aise. Tu peux t’occuper de faire ces achats, ah oui et aussi tu dois t’inscrire pour prendre des cours de comptabilité et te familiariser avec les outils nécessaires ? Demande à Manuel, notre comptable, ce qu’il recommande et obtient le même logiciel qu’il utilise, ce sera plus simple.
Pendant qu’il parle, John se rend compte que la balle est de retour dans son camp pour donner à sa fille une fonction significative dont elle pourrait être fière. Il ne veut toujours pas qu’elle s’approche des choses douteuses qu’il a faites.
∞
Lorsque Daisy s’assoit derrière son bureau à neuf heures le lundi suivant, elle allume son ordinateur et regarde un programme de comptabilité vide. Personne ne vient la voir, personne ne lui envoie de données et personne ne lui demande conseil. Cependant, elle est déterminée à s’approprier ce travail. Elle sait que son père essaie de la tromper d’une façon ou d’une autre, mais elle est tout aussi certaine qu’il a dit la vérité lorsqu’il a admis qu’il avait laissé tomber ce rôle au cours des dernières années.
Cependant, n’ayant rien de tangible à faire, elle commence sa vie professionnelle en remplissant tous les paramètres de la douzaine de programmes sur son nouvel ordinateur, puis s’en va déjeuner.
— Comment se passe ton premier jour de travail pour ton père ? demande sa mère.
— Oh, j’ai configuré tous mes programmes et j’ai attendu que quelqu’un me dise quoi faire… ou au moins me donne des renseignements sur les entreprises que je suis censé examiner, comme leurs noms et leurs adresses, mais personne n’est venu. Alors, j’ai fait ce que j’ai pu et je suis venu déjeuner.
— C’est ainsi, ma chérie. Tu y arriveras. Tout vient à point à qui sait attendre.
Elle regarde sa mère, mais celle-ci mange et ne croise pas son regard. Puis elle se tourne vers son père, mais il l’évite aussi.
— Alors, papa, qui va m’aider à commencer ? dit-elle, déterminée à ne pas laisser tomber.
— Désolé, poulette, de quoi tu parles ? J’étais dans mes pensées. Avant d’oublier, est-ce que Manuel t’as envoyée les informations que je lui ai demandé ?
— Je ne sais pas de quelles informations tu parles ? Cependant, comme ni lui ni personne d’autre ne m’a envoyé quoi que ce soit de toute la matinée, non, il ne m’a rien envoyé.
— Peut-être que j’ai oublié de lui demander. Une seconde.
Il appuie sur quelques boutons de son téléphone et parle à quelqu’un.
— Non, je ne connais pas ses nouvelles coordonnées. Je vais la laisser vous le dire elle-même.
Il passe le téléphone à Daisy en disant :
— Tu dois faire imprimer des cartes professionnelles pour que les gens sachent que tu existes et comment communiquer avec toi. Je ne les connais même pas et nous vivons ensemble !
Que les gens ne sachent pas quoi faire avec elle ou non, elle est tout aussi responsable du silence de la matinée. Cet après-midi-là, elle crée une carte de visite à l’aide d’une imprimerie en ligne et l’envoie par courrier à une imprimerie locale pour traitement immédiat. Un millier de cartes en couleur seront ainsi livrées le lendemain. Le seul point qui lui pose problème est son titre de poste. Elle est déterminée à ne pas être décrite comme étant une comptable. Elle aime la description qu’elle a finalement trouvée : « Experte ». Cela correspond au tempérament de la famille, pense-t-elle, et semble agressif pour une femme. Surtout une jolie jeune femme blonde aux yeux bleus. C’est parfait. Puis, elle ouvre le détail des entreprises de son père afin de se familiariser avec elles.
Au dîner ce soir-là, elle présente à son père la liste des quinze entreprises qu’on lui a donnée.
— D’accord papa, dit-elle, je veux me faire connaître auprès des gestionnaires de chacune de ces entreprises et leur faire part de mon intention de les étudier. Penses-tu qu’il est préférable que je me présente ou tu préfères leur téléphoner d’abord ?
— Par laquelle veux-tu commencer ?
— J’ai pensé qu’il serait de bon ton de démarrer par le gérant des deux plus petites entreprises avant de m’attaquer aux plus grandes. Qu’en penses-tu ?
— Ça me parait bien. Cette liste est-elle dans un ordre particulier ?
— Du profit le plus élevé au profit le plus bas. Tu ne le sais pas ? La deuxième colonne indique le pourcentage de profit du chiffre d’affaires.
— Manuel me donne ces chiffres tous les trimestres, mais tant qu’ils me semblent raisonnables, je ne m’inquiète pas beaucoup.
Et c’est vrai. Il est multimillionnaire et ses affaires légales couvrent plus que son style de vie, mais ses autres affaires rapportent beaucoup, beaucoup plus.
— Je vais t’emmener rencontrer le gestionnaire de la première entreprise sur ta liste, sans problème, mais je ne peux pas te garantir de t’emmener voir les quinze. Tu veux en rencontrer un par jour ?
— C’est le plan, mais ça dépend vraiment de ce que je trouve. Certains pourraient prendre beaucoup plus de temps.
John hoche la tête.
— Une fois que je t’aurais présenté, je m’occuperai de mes affaires et toi des tiennes. Cela te convient ?
— Bien sûr, c’est parfait. Tu n’as pas à t’inquiéter.
∞
Le premier sur sa liste est un « Cambio », un endroit où les gens peuvent échanger des devises et des chèques de voyage en espèces sur le front de mer à Los Boliches, à trente minutes au nord de Marbella. Alors qu’ils s’y rendent en voiture, Daisy explique à son père ses inquiétudes au sujet d’une de leurs sociétés.
— C’est compliqué, papa. Le loyer est élevé pour un kiosque et les retours sont négligeables. Il vaudrait peut-être mieux fermer cette entreprise et réinvestir les fonds ailleurs.
— Wow, ma fille ! Ralentis. Ta tâche est d’enquêter. Tu dois me faire part de tes conclusions et ensuite, nous déciderons quoi faire. Ne commence pas à fermer mes entreprises avant d’en discuter avec moi. C’est clair ?
Elle n’a pas vraiment voulu dire ça, mais elle comprend qu’elle doit choisir ses mots plus soigneusement lorsqu’elle discute de questions délicates.
— Désolé, papa. Je me suis trompée. Je pensais à voix haute.
— C’est une autre chose que tu dois apprendre à faire. Méfie-toi de ce que tu dis aux gens. C’est acceptable pour ta mère et moi, mais pour personne d’autre. C’est comme dire aux gens quelles cartes tu as en main. C’est ridicule.
— D’accord, papa, j’ai compris.
En fait elle le sait depuis très longtemps, mais elle pense que cela ne s’applique pas à ses parents, comme il vient de le dire.
John présente sa fille à Paco, qui dirige la petite boutique, accepte une tasse de café et ensuite, il les laisse. Si Paco et John se sont comportés comme de vieux amis, dès que l’homme part, Paco se méfie de Daisy. Elle l’interroge sur le nombre de transactions par jour et leur valeur moyenne, les périodes et les jours les plus occupés… Elle le sait déjà, mais elle veut savoir ce qu’il dira.
À deux heures, elle feint la faim et s’enfuit. Cependant, elle conduit seulement sa Porsche hors de vue et marche jusqu’à un restaurant sur la plage en face du kiosque portant un foulard et des lunettes de soleil dans un déguisement de starlette. Elle choisit une salade ainsi qu’une crème glacée et reste des heures installées là, à photographier les vas et viens du kiosque avec son appareil Nikon SLR.
Elle est enchantée par ses découvertes et veut les rapporter à son père le soir même, mais elle résiste à la tentation à cause de ce qu’il lui a dit le matin. Le soir venu, elle lui dit simplement qu’une analyse complète prendra plusieurs jours de plus et qu’elle n’aura pas besoin qu’il la présente à la prochaine réunion avant le samedi suivant, s’il le veut, ou le lundi.
Elle retourne au restaurant pour un long déjeuner tous les jours de la semaine et rédige son rapport le vendredi soir. Sa première analyse est complète et elle en est immensément fière. Elle le présente à ses parents après le dîner du vendredi soir. Après un rapport de vingt minutes, elle donne voix à ses conclusions.
— J’ai d’abord eu l’impression que le gestionnaire, Paco, n’était pas très francs ou qu’il manipulait les chiffres. Cependant, je suis heureuse de signaler que, bien que Paco semble perdre le contrôle de l’entreprise, il est honnête et travaille toutes les heures qu’il prétend. Toutefois, il s’agit d’une affaire à peine rentable parce que petit a les gens sont heureux de retirer directement de leur compte bancaire la monnaie locale au moyen d’une carte et petit b, les ventes de chèques de voyage sont en baisse depuis des années. Pour des raisons purement lucratives, il serait raisonnable de mettre fin à cette entreprise. Les profits pourraient être versés à une autre société, mais je ne peux pas encore dire laquelle.
Elle s’assoit sous les applaudissements de sa mère.
— Daisy n’a-t-elle pas fait une bonne étude, Johnny ? Tout comme une vraie professionnelle… et n’oublies pas : un point à temps en vaut cent ! C’est ce que je dis toujours.
Ils se regardent tous les deux, hochent la tête, sourient, puis la regardent.
— Merci Daisy, répond John après quelques minutes de réflexion. Je pense que tu as raison dans ton analyse. As-tu remarqué quelque chose au sujet de Paco ?
— Il est infirme, si c’est ce que tu veux dire.
— Oui… ses jambes sont mutilées. Il est, comme tu dis, infirme. Teresa, tu te souviens de Paco ? Celui qui dirige le Cambio à Los Boliches ? Elle hoche la tête et des larmes lui montent aux yeux.
— Comment va-t-il, Johnny ? Il va bien ?
— Oui, il va bien. Daisy a passé du temps avec lui toute la semaine…
— Oh, en voilà une bonne fille, Daisy ! N’oublie jamais ton oncle Paco.
Daisy est confuse. Elle n’a jamais entendu parler d’un «oncle Paco».
— Qui est-il papa ?
— Je vais te dire qui il est, poulette. Il travaillait avec Tony mais un jour, un homme a essayé de me mitrailler alors que je sortais de la voiture à Fuengirola. Ta mère était encore dans la voiture et Paco tenait la porte ouverte pour moi. Il m’a poussé à l’intérieur et a pris cinq balles dans les jambes. Elles étaient pour moi et peut-être aussi pour ta mère. Je… Nous devons la vie à Paco. Après cela, il est devenu infirme, comme tu le dis à juste titre, alors nous l’avons mis dans une petite entreprise pour lui donner un revenu et un certain respect. Je ne dis pas ça pour critiquer ton travail, qui est très bon dans les faits, mais Paco a un emploi à vie… et il rapporte aussi un petit profit que ta mère et moi avons placé dans un fond dont il ne connaît pas l’existence, pour sa retraite.
Daisy a l’impression d’avoir échouée, mais elle se réconforte avec le fait qu’elle a fourni un effort honnête pour analyser l’entreprise avec juste les informations à sa disposition et qu’elle n’avait pas toutes les cartes en main pour mener son enquête.
Il lui faut des mois pour analyser les quatorze autres entreprises, mais il n’y a plus de cachoteries, même si l’un des bars est dirigé par un autre ancien employé. L’empire légal de John en Andalousie se compose de trois hôtels milieu de gamme, de quatre restaurants, de quatre bars, d’une agence de voyage, d’un tour-opérateur, d’une supérette et du Cambio. Toutefois, elle a constaté des écarts entre deux des bars et deux des hôtels.
Un après-midi, en passant du temps avec Tony dans le jardin, elle lui demande conseil comme elle l’a toujours fait. Il est beaucoup plus un oncle et un confident pour elle que n’importe quel membre de sa famille.
— Oncle Tony, tu es avec mon père depuis longtemps. Crois-tu que j’aide l’entreprise ou que je me fais manipulée?
— Petite, je ne t’ai jamais menti, du moins volontairement, mais tu dois être consciente que ma loyauté est envers ton père. S’il te dit que tu aides, alors qui suis-je pour le contredire ? Il a une vue d’ensemble… je m’occupe de la sécurité et de quelques autres petites choses, mais c’est tout. Mon conseil est que tu dois faire confiance au jugement de ton père. Après tout, il a fait assez bien jusqu’à présent, n’est-ce pas ? Je suis désolé de ne pas pouvoir t’aider davantage, mais je serai toujours ton ami, si tu as besoin de moi. Je peux te le promettre.
— Je sais, oncle Tony… je sais. Tu es un roc et tu l’as toujours été. Elle se lève pour embrasser sa joue crasseuse. Il met un bras autour de son épaule et la serre.
— Je ferais mieux de faire mes rondes, jeune fille, dit-il en la laissant partir.
Elle est la seule femme avec qui il n’a pas eu de relations sexuelles et qui compte pour lui, sauf son chat, qu’il regrette maintenant d’avoir nommé « chatte » chaque fois qu’il doit l’appeler.