1 LA VILLA BLANCA, MARBELLA, 1995Sur le lit, Teresa est allongée sur le dos, respirant profondément, un large sourire aux lèvres. A ses côtés se trouve son patron, John, qui, à soixante-cinq ans, a subi beaucoup trop de corrections dans la vie pour être capable de jouer un rôle actif dans l’amour passionné. Il aime que Teresa jure lorsqu’elle leur donne du plaisir à tous les deux, mais cela ne lui vient pas naturellement et elle oublie généralement de le faire dans le feu de l’action. Teresa a quarante-deux ans et elle est fière d’avoir John comme amant. En fait, elle l’aime depuis des années, malgré la grande différence d’âge. La première fois qu’elle l’a vu, c’était au marché de Fuengirola, et déjà elle avait été attirée par lui, puis lorsqu’il l’a engagé comme cuisinière et gouvernante, elle est presque immédiatement tombée amoureuse de lui. Mais, à l’époque, elle était loin de se douter que ses fréquentes visites au marché n’étaient que des prétextes pour la voir.
— C’était génial, Teri… Oh, oui… Tu sais comment donner du plaisir à un homme, ça c’est certain.
Teresa roule vers son amant, appuyée sur son bras droit. Elle met son bras sur sa poitrine et ils s’embrassent.
— Tu es la meilleure, lui dit-il.
— C’est facile pour moi de te rendre heureux, Johnny, parce que je t’aime. Tu es mon héros et mon sauveur, répond-elle, comme elle le fait souvent.
A l’extérieur, une explosion retentit dans un bruit sourd et le téléphone de John sonne presque immédiatement alors que John tend le bras pour l’attraper, il sait qui l’appelle.
— Qu’est-ce que c’était, Tony ? demande-t-il sans une trace d’anxiété dans la voix.
— Je n’en suis pas certain, patron, mais nous n’avons pas été touchés…
Il est interrompu par une seconde explosion similaire à la première, puis une troisième d’un genre différent.
— Ça vient d’un peu plus loin sur la route. Je pense que c’est la maison des O`Leary à en juger par les panaches de fumée. Je vais sortir pour mieux voir.
Tony est un grand homme carré avec une tête chauve. Il est le chef de la sécurité de John et travaille pour lui depuis dix ans.
John peut l’entendre courir au téléphone, sans respirer, puis s’arrêter.
— Je suis à environ deux cents mètres de leur porte d’entrée. On dirait que la maison a été touchée et la porte d’entrée… il y a des morceaux de moto partout… Deux hommes sont à terre… en feu… Oh ! Je pense qu’ils viennent d’être tués d’un seul coup de batte de baseball dans la nuque. Ça ressemble à une fusillade avec des RPG pour moi. Je reviens. Je ne veux pas me faire pincer comme témoin de ça.
— Non, bien sûr que non. Revenez et jouez les idiots, mais voyez ce que vous pouvez trouver sur le QT. Il raccroche.
Cinq minutes plus tard, John s’est endormi comme il le fait souvent et Teresa se lève tranquillement, s’habille et retourne travailler, car il est temps d’organiser le dîner de son employeur.
Pendant le repas, Tony donne à John son rapport verbal sur l’attentat.
— Ce n’est pas officiel, patron, mais je l’ai obtenu d’un des gars de O`Leary, donc je pense que c’est assez proche de la réalité. C’est une fusillade et ils ont utilisé des grenades propulsées par fusée. Apparemment, ils ont tiré la première de la route : elle a traversé la balustrade du portail et a touché la maison. Le gardien, qui comptait probablement sur sa bonne étoile après ne pas avoir été touché, a tiré quelques coups. Les motards sont ensuite repassés devant le portail et ont tiré à nouveau, mais le tir de queue du RPG a dû enflammer le carburant qui s’échappait par un trou du réservoir d’essence et celui-ci a explosé. La deuxième grenade a touché le portail, comme la première était probablement censée le faire, et l’a fait sauter. Quand la moto a explosé et que les motards sont revenus sur terre en feu, les hommes de O`Leary leur ont brisé le cou avec des battes de baseball pour leur régler leur compte.
— Et savent-ils qui est derrière tout ça, Tony ?
— Non, ils ne savent pas, mais quand je leur ai suggéré que c’était peut-être un g**g irlandais rival de chez nous, ils n’ont pas démenti.
— Personne de blessé à part les motards ?
— Le gardien est dans un sale état, il a été blessé par des éclats d’obus et des morceaux des grandes portes en fer forgé lui ont donné un sacré coup quand elles ont explosé, mais il va sûrement survivre. Une femme de ménage a été touchée par quelques éclats de verre, mais elle va bien. Quant aux O’Leary, ils étaient à l’arrière de la maison, près de la piscine, et ils n’ont rien.
— La police est-elle venue ? Car il me semble que j’ai entendu des sirènes, mais je dormais à moitié alors j’ai peut-être rêvé.
— Non, non, la police est venue… les pompiers aussi et une ambulance, mais ils sont arrivés quand tout était terminé. Les O’Leary ont même mis le gardien et la femme de ménage dans la Range Rover et les ont emmenés à l’hôpital. L’ambulance a emporté les corps des motards, quant aux pompiers, ils ont aspergé l’épave fumante pour éteindre un éventuel incendie, puis ils ont vérifié que la maison n’avait subie aucuns dommages au niveau de la structure et la police a bouclé la zone. Ils sont encore nombreux là-bas pour tout vérifier. Ils m’ont même demandé si j’avais vu quelque chose et je leur ai répondu que je n’avais vu que la fumée. En fait, ils s’en moquent complètement tant qu’il n’y a pas d’espagnol impliqué.
— Non, tu as raison. Eh bien, merci pour toutes ces informations, Tony. Bien joué, comme toujours. Tu penses que nous sommes en danger ?
— Non, patron, c’était juste les Micks, euh, pardon, les Irlandais, avec leur guerre de territoire. Rien à voir avec nous. J’ai amené quelques hommes supplémentaires, au cas où, juste pour être sûr.
— Bien. Tu as déjà mangé ? demande-t-il en désignant une chaise.
— Non, mais il y aura quelque chose qui m’attendra au bureau à mon retour. Merci.
— Tu es sûr, Tony ? Parce que tu es toujours le bienvenu à ma table, tu le sais. A toi de voir. Ne me laisse pas t’empêcher de manger. Je te verrai plus tard dans la journée.
John aime faire le tour des jardins près de la maison deux fois avant d’aller se coucher, pour entretenir sa forme.
∞
John Baltimore s’est installé à Marbella il y a vingt ans. A l’époque, il était âgé de quarante-cinq ans, mais il n’était là que temps en temps, puis petit à petit ses séjours sont devenus de plus en plus longs. Il ne s’était pas enfui comme beaucoup d’autres avant lui, mais il avait gagné et hérité de suffisamment d’argent pour croire que c’était une bonne idée de quitter le Royaume-Uni avant que la police, le fisc et la presse, ne commencent à poser trop des questions. Si suffisamment de preuves étaient retrouvées, ils finiraient par remonter jusqu’à lui, alors il a émigré, bien que son père avant lui et lui-même aient eu des propriétés en Andalousie pendant des décennies.
La presse a surnommé la côte de la province de Malaga, la Costa del Crime, mais le grand public ne sait pas à quel point cela est réel. C’est une description tout à fait appropriée en ce qui concerne une importante minorité britannique dans la région. De nombreux membres de la mafia britannique se sont installés sur la Costa del Sol avec l’intention d’abandonner leur ancienne vie de criminels, mais ils se sont lassés et sont retournés à leurs anciennes activités plus que douteuses. Certains se contentent de gérer à distance leurs anciennes opérations en Grande-Bretagne, d’autres essaient de s’imposer dans la communauté locale, ce à quoi les Espagnols et d’autres résistent, et cela amène souvent la violence. Parfois ce sont les Britanniques qui gagnent, parfois ils perdent.
John a tout abandonné en Grande-Bretagne, mais il possède plusieurs entreprises rentables en Espagne, dont il se désintéresse peu à peu, même si, étant un bourreau de travail et n’ayant plus d’héritier ni même de femme, il doit continuer. Il s’est marié trois fois et a eu de nombreuses aventures. Certaines de ses amantes ont même prétendu porter son enfant, mais il n’en a jamais accepté la responsabilité, car il s’attendait à avoir un jour un héritier légitime. Ce jour n’est jamais venu et, à son âge, il a abandonné tout espoir depuis longtemps.
Il a prévu de mettre Teresa à l’aise pour le restant de sa vie, comme il l’a fait pour ses épouses légales, et il caresse l’idée de laisser le reste à une organisation caritative pour les femmes qui ont connu des moments difficiles. Lui et son père ont contribué à en mettre plusieurs dans des situations compliquées, alors cela lui semble juste pour réparer le mal qu’ils ont pu faire à certaines d’entre elles.
Le père de John, dont il porte le nom, bien que son père se soit d’abord appelé Sean, avait été envoyé par sa mère de Dublin à Londres pour l’empêcher de s’impliquer dans un soulèvement initié par la Fraternité républicaine irlandaise, dont les rumeurs ont commencé à se répandre dès la fin de l’année 1914. Ils comptaient profiter de la forte implication de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre Mondiale et l’Allemagne leur avait offert des armes, pour organiser une révolte. Elle avait eu peur pour sa sécurité après avoir appris par un de ses amis que John commençait à sérieusement songer à rejoindre « la cause », pour réunifier l’Irlande et la débarrasser de l’influence de Westminster.
Le père de John avait été un petit criminel dans l’East End de Londres au cours de la première année de la guerre, et il vivait dans une chambre d’une maison habitée par des réfugiés belges. Il y avait des centaines de milliers de réfugiés belges au Royaume-Uni, et la plupart d’entre eux étaient des femmes et des enfants. Le père de John avait remarqué que beaucoup d’entre elles étaient contraintes de se livrer à la p**********n pour subvenir à leurs besoins, et il avait eu l’idée astucieuse d’emprunter suffisamment d’argent à un usurier pour louer une maison, qu’il avait ensuite utilisée comme bordel. En une semaine, dix jeunes femmes et jeunes filles belges y vivaient et y travaillaient 24 heures sur 24 et au bout d’un an à peine, il avait mis sur pied une douzaine de ces « entreprises ».
La première chose qu’il avait faite avec ses gains avait été d’appeler son jeune frère pour qu’il vienne l’aider à gérer ses nouvelles affaires, de plus en plus compliquées.
Le père de John était devenu millionnaire avant l’âge de trente ans, ce dont il était particulièrement fier, puisqu’il était arrivé à Londres en 1914 avec moins d’une livre à son nom.
John junior était le fruit d’une de ses nombreuses relations avec des prostituées, et il était devenu le fils de John senior lorsque ses propres parents avaient été tués dans une fusillade, perpétrée par sa famille. John senior avait alors adopté John junior, honteux de ce que son frère avait fait. Le bruit courait également que les mâles de sa famille n’étaient pas vraiment très fertiles et John junior avait toujours pensé qu’il suivrait la tradition de ses ascendants masculins, et qu’il n’aurait pas d’enfants.
∞
Deux mois plus tard, après de nouveaux ébats, mais avant que John ne s’endorme, Teresa lui avait chuchoté à l’oreille :
— Johnny, mon héros chéri, tu vas bientôt devenir papa…
— Hein ? De quoi tu parles, Teri ? Je ne peux pas avoir d’enfants… Je n’en ai jamais eu et je suis certainement trop vieux maintenant ! De toute façon, tu m’as dit que tu étais ménopausée, donc tu ne peux pas en avoir non plus.
— C’est ce que je pensais, alors ce bébé est un don de Dieu pour nous, Johnny…
— Un sacré miracle, si c’est vrai. Tu es déjà allée voir un médecin ?
— Non, pas encore, mais une femme sent ces choses-là, elle n’a pas besoin d’un médecin pour le savoir.
— Peut-être pas, mais un médecin le saura de façon certaine, alors tu iras en voir un demain.
— Mais si c’est vrai, Johnny, que feras-tu alors ?
— Ça ne peut pas être vrai. Je ne peux pas et tu ne peux pas avoir de bébé !
— Mais, et si c’est vrai ?
— Foutaises, ça ne peut pas l’être. Tu as des gaz… ou tu prends du poids. Voilà c’est surement ça, tu as pris du poids !
— Non, Johnny, notre bébé n’a que la taille d’une cacahuète ! Je ne suis pas plus grosse à cause de ça. En fait, j’ai le même poids que d’habitude : cinquante-deux kilos, mais je suis enceinte. Aussi impossible que cela puisse paraître, je suis enceinte. Je me souviens de la sensation d’avant, mais je vérifierai demain avec le médecin.
— Bien ! Fais-le et tu verras que j’ai raison.
Quelques secondes plus tard, il s’endort et Teresa vaque à ses occupations pour assurer le confort de son bien-aimé.
∞
Lorsque John avait appris la nouvelle qu’il allait être le père d’un enfant avant la fin de l’année, il n’avait pas su comment réagir. Tout semblait arriver si vite. Il était secrètement ravi, tout en restant suspicieux de par sa nature, insistant pour faire un test ADN.
Lorsque l’amniocentèse, effectuée à dix semaines de grossesse, avait prouvé qu’il était bien le père de ce bébé, il avait proposé à Teresa de l’épouser, mais celle-ci lui avait semblé réticente, et cela avait fort déçu John.
— Je pensais que tu aurais aimé m’épouser, Teri.
— J’aurais aimé, admet-elle avec tristesse, mais pas seulement parce que je porte ton bébé. J’aurais aimé que tu me demandes en mariage juste par amour pour moi.
— Mais je t’aime, Teri, tu le sais. Je ne suis pas très doué pour dire ce genre de choses, mais je pensais que tu le savais.
— Une femme aime aussi l’entendre, Johnny…
— Je suppose qu’un homme aussi, ma chérie, je l’admets, mais si tu dis à quelqu’un que j’ai dit ça, je le nierai.
— Tu es un macho stupide, se moque-t-elle gentiment en s’allongeant dans le creux de son bras. Tu veux l’entendre, mais tu ne veux pas donner le même plaisir aux personnes que tu aimes. C’est égoïste, non ?
Il ne répond pas pendant plusieurs minutes, mais Teresa est prête à attendre.
— Oui, je suppose que ça l’est, admet-il finalement. Je suis vraiment désolé de ne pas t’avoir dit plus tôt que je t’aime. Je ne l’ai jamais dit à personne de toute ma vie, sauf peut-être à ma mère. Je ne m’en souviens plus. Je t’ai déjà parlé d’elle ? Elle s’appelait Fleur et venait de Belgique, mais nous ne parlerons plus d’elle pour l’instant. Veux-tu, s’il te plaît, m’épouser, Teri ? Cela fera de moi l’homme le plus heureux du monde, et je sais que ça peut paraître ringard, mais je suis un homme d’action, pas de mots… Je pense que tu le sais déjà aussi.
— Ça ne sonne pas ringard, Johnny, ce sont de jolis mots… Ses yeux se remplissent de larmes. J’accepte de t’épouser, Johnny. Je t’ai toujours aimé, mais je veux que tu me promettes de t’occuper de notre enfant. Je ne me soucie pas de moi, mais notre bébé ne doit jamais manquer de rien, et tu dois t’engager à t’en occuper, ou alors, il vaut mieux que je parte maintenant.
— Ma très chère Teresa, si tu m’épouses, notre enfant, garçon ou fille, héritera de tout ce que je possède.
— Dans ce cas, Johnny, j’accepte. Je t’épouserai…
∞
John veut que la cérémonie de mariage ait lieu dans la semaine, mais Teresa insiste pour tout planifier et tout faire correctement, la seule chose qu’elle ne demande pas à John c’est de se convertir au catholicisme, ni même que le bébé soit élevé en catholique.
À quatorze semaines de grossesse, après le grand mariage, Teresa annonce à John qu’ils attendent une fille. Elle craint que John soit déçu, mais elle n’en perçoit aucun signe.
John, quant à lui, pense qu’il aurait dû être déçu, mais il est surpris de constater qu’il ne l’est pas.
— Quel prénom devrions-nous lui donner ? demande Teresa un matin dans son lit.
— Peut-être pourrions-nous l’appeler Daisy ? demande-t-il.
— Oui, pourquoi pas, dit-elle. Daisy… Margarita en espagnol… une perle… un joyau caché. C’est le nom parfait pour notre petite fille, notre cadeau de Dieu, qui n’aurait jamais dû exister.