CHAPITRE IV : LADY ARABELLA MARCH

1612 Words
CHAPITRE IV LADY ARABELLA MARCH Le petit déjeuner venait de commencer lorsque Mr Salton déclara : – Pour l’instant nous ne sommes pas pressés, mais dès que vous serez prêts tous les deux, nous partirons. Je désire vous emmener voir d’abord un remarquable vestige de Mercie, puis nous irons à Liverpool, par ce qu’on appelle « la grande vallée du Cheshire ». Vous serez désappointé, mais prenez garde (ceci pour Adam) de vous attendre à quelque chose de prodigieux ou d’héroïque. Vous ne penserez pas du tout que l’endroit que vous traverserez est une vallée, à moins que vous ne le croyez d’avance, et fassiez confiance en la sincérité du narrateur. Nous devrions arriver à temps au débarcadère pour trouver le West African et rencontrer Mr Caswall dès qu’il sera descendu. Nous lui ferons honneur et, d’ailleurs, ce sera plus plaisant de faire sa connaissance avant de se rendre à sa fête1 au château. La voiture était prête, la même que celle qui avait servi la veille. Les postillons aussi étaient les mêmes, mais il y avait deux paires de nouveaux chevaux — de vifs et magnifiques animaux. Le petit déjeuner fut vite achevé, et ils montèrent bientôt en voiture. Les postillons avaient reçu leurs ordres, et se mirent promptement en route, à bon train. Bientôt, obéissant à un signal de Mr Salton, la voiture se rangea sur le bord de la route près de Stone, devant un grand amoncellement de pierres. – Ici, dit-il, se trouve quelque chose que vous, moins que tout autre, n’avez le droit d’ignorer en passant. Cet amoncellement de pierres nous ramène à l’aube du royaume anglais. Il fut commencé, il y a plus de mille ans, à la fin du VIIe siècle, pour commémorer un assassinat. Wulfere, roi de Mercie et neveu de Penda, assassina ici ses deux fils, pour avoir embrassé la religion chrétienne. Comme c’était la coutume en ce temps-là, chaque passant jetait une pierre, qui s’ajoutait ainsi au monument commémoratif. Penda incarna le retour au paganisme après l’œuvre missionnaire de saint Augustin. Sir Nathaniel pourra vous parler de cette histoire autant que vous le désirerez, et vous dira, si vous voulez, tout ce que l’on sait d’elle. Pendant qu’ils considéraient l’amoncellement de pierres, ils virent un autre équipage s’arrêter à côté d’eux, et le passager — il était seul — les observer avec curiosité. L’attelage était une vieille voiture lourde, ornée d’un somptueux blason. La couronne était celle d’un comte, et il y avait de nombreux quartiers. Voyant que l’occupant était une femme, les hommes ôtèrent leur chapeau. Celle-ci s’exclama : – Comment allez-vous, sir Nathaniel ? Comment allez-vous, Mr Salton ? J’espère qu’il ne vous est arrivé aucun accident. Regardez plutôt ! En parlant, elle montra du doigt l’un des lourds ressorts qui était brisé, le métal endommagé se voyant clairement. Adam parla aussitôt: – Oh, cela peut être vite réparé. – Vite ? Je vais devoir attendre que nous arrivions à Wolverhampton. Il n’y a personne ici qui puisse réparer cela. – Moi, je le puis. – Vous ! Elle regarda, incrédule, le jeune et beau gentleman qui avait parlé. – Vous ! Mais enfin, c’est un travail d’ouvrier ! – Très bien, je suis un ouvrier — bien que ce ne soit pas ma seule activité. Laissez-moi vous expliquer. Je suis australien, et, comme nous avons à nous déplacer souvent et rapidement, nous sommes habitués à la maréchalerie et autres travaux liés aux voyages. Je suis à votre service. Elle dit avec douceur : – Je ne sais comment vous remercier de votre bonté, que j’accepte volontiers. Je ne sais ce que je pourrais faire d’autre. Mon père est lord-lieutenant du comté et il m’a demandé d’emprunter son attelage — étant lui-même à l’étranger — pour rencontrer Mr Caswall de Castra Regis, qui arrive d’Afrique aujourd’hui. C’est un retour notoire ; en fait, son prédécesseur fit son entrée il y a plus d’un siècle, et tout le comté tient à lui faire honneur. Elle regarda les deux vieux messieurs, puis parut comprendre qui était l’étranger. – Vous devez être Mr Adam Salton de Lesser Hill. Je suis lady Arabella March de Diana’s Grove. Comme elle parlait, elle se tourna légèrement vers Mr Salton qui comprit l’allusion et fit les présentations habituelles. Aussitôt après, Adam prit quelques outils de la voiture de son oncle, et se mit à réparer le ressort brisé. C’était un ouvrier habile, et le dommage fut bientôt réparé. Adam rassemblait les outils dont il s’était servi et qui, selon les habitudes de tout ouvrier, étaient éparpillés çà et là, lorsqu’il aperçut plusieurs serpents noirs qui s’étaient glissés hors de l’amoncellement de pierres, et se trouvaient autour de lui. Préoccupé par ce qu’il voyait, il ne pensait à rien d’autre, quand il vit lady Arabella, qui avait ouvert la porte de sa voiture, en descendre avec grâce et vivacité. Elle était déjà près des reptiles lorsqu’il cria pour la prévenir. Mais son avertissement parut inutile : les serpents avaient déjà fait demi-tour et rampaient vers le monticule de pierres aussi vite qu’ils le pouvaient. Il rit en lui-même et murmura entre ses dents : « Inutile de les craindre. Ils semblent avoir beaucoup plus peur d’elle, qu’elle d’eux. » Cependant, il se mit à frapper le sol d’un bâton qui se trouvait à côté de lui, dans l’intention de s’en servir contre les reptiles. En un instant, il fut seul devant l’amas de pierres à côté de lady Arabella, qui ne semblait nullement concernée par l’incident. Alors, il la regarda longuement. Sa robe, à elle seule, suffisait pour attirer l’attention ; elle portait un vêtement fait d’une étoffe blanche et fluide qui s’ajustait étroitement à son corps, révélant chaque mouvement de sa silhouette fuselée. De haute taille, elle était d’une minceur extrême. Sa vision devait être faible car elle portait de grandes lunettes de verre dont la couleur émeraude conférait à son regard naturellement perçant un éclat vert vif. Elle était coiffée d’une toque bordée d’une fine fourrure d’un blanc éblouissant. Elle avait autour du cou un large collier d’émeraudes, dont la richesse de couleurs étincelait sous les reflets du soleil. Sa voix était singulière, très profonde et douce, si suave que la note dominante était presque un sifflement. Ses mains, aussi, étaient particulières, longues, souples, blanches, au mouvement étrange comme une douce ondulation. Elle semblait tout à fait à son aise, et, après avoir remercié Adam, dit que si quelqu’un du groupe de son oncle allait à Liverpool, elle serait très heureuse de se joindre à lui. – Pendant la durée de votre séjour ici, Mr Salton, vous pouvez considérer les terres de Diana’s Grove comme les vôtres. Vous pourrez aller et venir comme vous le faites à Lesser Hill. Il y a quelques jolis paysages, et de nombreuses curiosités naturelles qui ne manqueront pas de vous intéresser. On dit qu’on peut y voir au crépuscule des spectacles uniques. Et si vous étudiez l’histoire naturelle, surtout celle d’une époque plus ancienne, quand le monde était plus jeune, vous ne chercherez pas en vain à faire des découvertes. La vivacité de son ton et la chaleur de ses paroles, en contradiction avec ses façons anormalement froides et distantes, le rebutèrent et éveillèrent sa méfiance. Instinctivement, il se sentit sur ses gardes. Dans l’intervalle, son oncle et sir Nathaniel l’avaient remerciée tous deux pour son invitation dont, disaient-ils, de toute manière, ils ne pouvaient profiter. Adam soupçonna que, bien qu’elle déclarât le regretter, elle en était en réalité soulagée. Une fois remonté avec les deux vieillards dans la voiture qui repartit, il ne fut pas surpris d’entendre sir Nathaniel dire : – J’ai la sensation qu’elle était heureuse d’être débarrassée de nous. Elle peut mieux jouer son jeu toute seule ! – Quel jeu ? demanda Adam sans réfléchir. Le vieil homme ne parut pas s’offusquer de sa question. – Tout le comté le sait, mon enfant. Caswall est un homme très riche. Le mari de cette femme était fortuné lorsqu’elle l’épousa, ou, plutôt, semblait l’être, car après son suicide, on découvrit qu’il ne possédait absolument rien. Quant à son père à elle, il est de haut rang et très fortuné, du moins sur le papier. Mais ses possessions sont grevées d’hypothèques et seul un héritier mâle peut y prétendre, en conséquence de quoi elle n’a pas d’autre espoir que de contracter un riche mariage. Je pense que je n’ai pas besoin de conclure : vous en êtes aussi capable que moi. Adam demeura silencieux presque tout le temps qu’ils traversèrent une vallée dite « Vallée de Cheshire ». Il réfléchit beaucoup durant le voyage et en arriva à plusieurs conclusions, bien que ses lèvres soient demeurées immobiles. L’une d’entre elles était qu’il devrait prendre garde à ne montrer aucune attention à lady Arabella. Il était lui-même un homme riche, si riche que son oncle n’en avait pas même la moindre idée, et qu’il eût été bien surpris s’il l’eût appris. Une autre de ses résolutions fut de ne s’aventurer de nuit dans Diana’s Grove qu’avec les plus grandes précautions, surtout s’il partait seul. Une fois à Liverpool, ils montèrent à bord du West African, qui venait juste d’arriver à quai. Là, son oncle se présenta à Mr Caswall, puis introduisit sir Nathaniel et Adam. Le nouveau venu les reçut avec bienveillance, et, ayant exprimé le plaisir qu’il éprouvait à rentrer au pays après la si longue absence des siens de la demeure familiale, déclara qu’il espérait les revoir souvent à l’avenir. Adam fut ravi de la chaleur de la réception ; mais il ne put réprimer une sensation de répulsion devant le visage de cet homme. Il essayait avec difficulté de surmonter cette impression quand lady Arabella arriva, apportant une heureuse diversion. En effet, les deux Salton et sir Nathaniel étaient eux aussi choqués par le visage de Caswall — si dur, cruel, égoïste et dominateur. « Dieu protège celui qui est sous le pouvoir d’un tel homme ! » pensèrent-ils tous. Bientôt, son serviteur africain s’approcha de lui, et aussitôt leurs pensées se changèrent en une tolérance plus grande. Caswall semblait en vérité un sauvage, mais un sauvage cultivé. Il y avait en lui des traces de l’adoucissante civilisation née à travers les siècles, celles des plus hauts instincts révélés par l’éducation de l’homme, même s’ils étaient rudimentaires. Mais le visage d’Oolanga, ainsi que son maître le nomma, possédait les traits hideux de la plus pure, de la plus absolue sauvagerie, c’était celui d’un enfant de la forêt et des marais doté des plus terrifiants pouvoirs, perdu pour l’humanité et possédé par le diable — la plus vile et la plus méprisable de toutes les créatures ayant pris forme humaine. 1. En français dans le texte. (N.d.T.)
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