36. SEMENCES DE L’AVENIR (2e SEMENCE)-2

1922 Words
Les spectateurs, groupés d’une façon pittoresque, regardaient les danseurs ; et les domestiques dont le service n’était plus nécessaire s’étaient retirés pour collationner à leur tour. Le dernier qui abandonna les tables désertées fut le vénérable Bishopriggs. Seul, parmi les hommes de service, il avait voulu se donner un air de zèle qui s’arrangeait avec la satisfaction clandestine de ses projets. Au lieu de se précipiter vers le dîner avec les autres domestiques, il resta sous le prétexte d’enlever les miettes de pain qui remplissaient les verres. Absorbé par cette occupation intéressante, il tressaillit à la voix d’une dame qui parlait derrière lui, et en se retournant aussi vivement que cela lui était possible, il se trouva en face de miss Lundie. – Je voudrais un verre d’eau froide, dit Blanche. Soyez assez bon pour m’en aller emplir un à la source. Elle montrait du doigt le petit ruisseau qui sortait en bouillonnant des rochers, à l’extrémité de la clairière. Bishopriggs laissa voir une horreur qui n’avait rien de simulé. – Pour l’amour du ciel, mademoiselle, s’écria-t-il, voulez-vous réellement offenser votre estomac avec de l’eau froide, quand pour avoir de bon vin, il n’y a ici qu’à demander ? Blanche lui lança un coup d’œil. La lenteur à comprendre n’était pas précisément le défaut de Bishopriggs. Il prit un verre, cligna, lui aussi, de son bon œil, et ouvrit la marche vers la source. En vérité, il était bien naturel de voir une jeune personne désirant un verre d’eau et un domestique allant le lui chercher. Personne donc ne fut surpris ; le bruit de l’orchestre empêchait que personne n’entendît ce qui allait se dire près de la source. – Vous rappelez-vous de m’avoir vue à l’auberge le soir de l’orage ? demanda Blanche. Bishopriggs avait ses raisons soigneusement renfermées dans son portefeuille pour ne pas montrer une mémoire trop prompte. – Je ne dis pas non, répondit-il. On ne doit se rappeler que trop aisément votre personne, mademoiselle. Quel est l’homme qui pourrait faire une autre réponse à une charmante jeune dame comme vous ? Cependant… Afin d’aider ses souvenirs, Blanche tira sa bourse. Bishopriggs s’absorba dans la contemplation du paysage. Il regarda couler l’eau de l’air d’un homme qui entretient une invincible méfiance contre ce liquide aimé des méchants. – Vous voilà parti, dit-il, en s’adressant à ce ruisseau ; vous coulez en murmurant jusqu’à ce que vous alliez vous perdre dans le lac. On dit que vous êtes l’image de la vie humaine. Je porte témoignage contre cette pensée. Vous n’êtes l’image de rien du tout ; vous ne valez rien ; jusqu’à ce que vous ayez été chauffé, adouci avec du sucre et renforcé avec du whisky, alors vous êtes changé en grog, etc. – J’ai bien plus entendu parler de vous depuis le jour où je suis allée à l’auberge que vous ne pouvez supposer, reprit Blanche en ouvrant sa bourse, et Bishopriggs devint tout attention. Vous avez été bon, très bon pour une dame qui s’était arrêtée à l’auberge de Craig Fernie. Je sais que vous avez perdu votre place à cause des attentions que vous aviez eues pour cette dame. Elle est ma meilleure amie, Mr Bishopriggs. J’éprouve le besoin de vous remercier et je vous remercie. Je vous en prie, acceptez cela. Tout le cœur de la jeune fille avait passé dans ses yeux et dans sa voix, quand elle vida sa bourse dans les vieilles mains goutteuses de Bishopriggs. Une jeune fille ayant sur elle une bourse bien garnie, quelque riche qu’elle puisse être, est une chose qui se voit rarement dans toutes les contrées du monde civilisé ; soit que l’argent ait été dépensé, soit qu’on l’ait oublié à la maison sur la table de toilette. La bourse de Blanche contenait un souverain et six ou sept shillings. Comme argent de poche d’une héritière, c’était misérable ; mais comme gratification offerte à Bishopriggs, c’était magnifique. Le vieux drôle empocha l’argent d’une main, et de l’autre essuya une larme absente. – Jetez votre pain à l’eau, s’écria Bishopriggs, en levant son bon œil vers les cieux d’un air dévot, et vous le retrouverez après de longs jours. Oh ! ne me suis-je pas dit, la première fois que j’ai jeté les yeux sur cette pauvre dame, que je me sentais pour elle les sentiments d’un père ? C’est merveilleux comme les bonnes actions se découvrent toujours dans ce bas monde. Si jamais la voix de l’affection a parlé à mon cœur, poursuivit Bishopriggs, les yeux fixés sur Blanche, c’est lorsque cette infortunée créature a levé son premier regard sur moi. Serait-il possible qu’elle vous ait dit les petits services que j’ai été à même de lui rendre, quand j’étais dans cet hôtel ? – Oui. C’est elle-même qui m’a dit tout cela. – Puis-je pousser la hardiesse jusqu’à vous demander où elle est à présent ? – Je ne le sais pas, Mr Bishopriggs. C’est ce qui me rend malheureuse. Elle est partie, et je ne sais où elle est allée. – Oh ! oh ! C’est mal ! Et son petit mari, qui est resté pendu à son cou tout un soir et qui s’est évanoui dès le point du jour le lendemain matin, sont-ils partis ensemble tous deux ? – Je ne sais rien de lui ; je ne l’ai jamais vu. Mais vous, qui l’avez vu, dites-moi, comment est-il ? – Eh ! c’était une pauvre faible créature, incapable d’apprécier un bon verre de sherry qu’on lui offrait, mais la main ouverte pour l’argent. Oh ! oui, vous pouvez dire de lui qu’il n’est pas avare ! Blanche jugea qu’il serait impossible de tirer de Bishopriggs une description plus claire de l’homme qui était demeuré une nuit avec Anne à l’auberge. Elle en arriva tout de suite au principal objet de l’entretien. Trop impatiente pour perdre du temps en circonlocutions, elle allait amener à l’instant la conversation sur le sujet délicat de la lettre. – J’ai encore quelque chose à vous dire, reprit-elle. Mon amie a perdu quelque chose pendant son séjour à l’auberge. Les derniers doutes s’évanouirent dans l’esprit de Bishopriggs. L’amie de la dame connaissait l’histoire de la lettre perdue, et bien mieux encore, elle paraissait souhaiter d’avoir cette lettre. – Aïe, aie ! dit-il avec une apparente insouciance ; c’est assez probable ! La maîtresse de l’auberge de là-bas a fait des histoires, depuis que je l’ai quittée. Que pouvait bien avoir perdu la dame ? – Une lettre. Un air d’inquiétude reparut dans les yeux de Bishopriggs. C’était une question et une question sérieuse, à son point de vue, que de savoir si quelque soupçon de vol s’attachait à la perte de la lettre. – Quand vous dites perdue, demanda-t-il, ne voulez-vous pas dire volée ? Blanche comprit bien vite la nécessité de le rassurer sur ce point. – Oh ! non, répondit-elle, pas volée, seulement perdue. Qu’avez-vous entendu dire à ce sujet ? – Pourquoi aurais-je entendu dire quelque chose ? Il regardait Blanche bien en face et remarqua un moment d’hésitation sur son visage. – Dites-le-moi, ma jeune dame, reprit-il, en avançant prudemment vers le point difficile. Quand vous cherchez des nouvelles de cette lettre, qui vous engage à vous adresser à moi ? Ces mots étaient décisifs. On peut dire que l’avenir de Blanche dépendait de la réponse qu’elle allait faire. Si elle avait eu de l’argent et si elle avait répondu hardiment : « Vous avez la lettre, Mr Bishopriggs ; je vous donne ma parole qu’aucune question ne vous sera faite à ce sujet, et je vous offre dix livres sterling », il est probable que le marché eût été conclu sur l’heure. Le cours des événements en eût été changé. Mais il ne lui restait plus une obole, elle n’avait pas d’amis, dans le cercle réuni aux Cygnes, à qui elle pût s’adresser, sans crainte d’une fausse interprétation, pour demander de lui prêter dix livres, sous le sceau du secret. Sous la contrainte de la dure nécessité, Blanche abandonna donc tout espoir de faire utilement appel à la confiance de Bishopriggs. Un autre moyen d’arriver à son but, qui se présenta à son esprit, fut de se faire une arme du nom de sir Patrick. Un homme placé dans la position où elle était n’aurait pas commis cette folie ; mais Blanche, qui avait déjà sur la conscience un premier acte imprudent, fit comme toutes les femmes exaltées, et rien ne l’empêcha d’en commettre un autre. La même impatience d’arriver à son but, qui l’avait déjà poussée à questionner Geoffrey, avant son départ de Windygates, la conduisit, avec aussi peu de réflexion, à mettre Bishopriggs en garde contre l’habileté de sir Patrick. Elle n’écouta que son ardent amour fraternel, qui la rendait avide de retrouver la trace d’Anne. Son cœur lui disait d’en courir le risque ; elle le fit. – Sir Patrick m’a donné l’idée de m’adresser à vous, dit-elle. Les mains de Bishopriggs, qui s’ouvraient déjà pour lâcher la lettre et recevoir sa récompense, se refermèrent à l’instant même. – Sir Patrick ? répéta-t-il. Ah ! ah ! vous avez déjà parlé de cela à sir Patrick, n’est-ce pas ? C’est un homme qui a sur les épaules une tête bien organisée, s’il en fût jamais. Que peut vous avoir dit sir Patrick ? Blanche remarqua ce changement dans le ton de Bishopriggs. Blanche prit le plus grand soin, mais il était trop tard, de veiller sur les termes de sa réponse. – Sir Patrick a pensé que vous pouviez avoir trouvé la lettre et ne vous l’être rappelé qu’après avoir quitté l’auberge. Bishopriggs évoqua l’expérience qu’il avait de son ancien patron et arriva aisément à une exacte conclusion. Sir Patrick soupçonnait qu’il était l’auteur de la disparition de cette lettre. « Le vieux diable, se dit-il, me connaît bien ! » – Dites-moi, demanda Blanche avec impatience, sir Patrick a-t-il deviné juste ? – Juste ! répliqua vivement Bishopriggs. Il est aussi loin de la vérité qu’Édimbourg l’est de Jéricho. – Vous ne savez rien qui concerne la lettre ? – Absolument rien. Les premiers mots que j’ai entendus à ce sujet sont ceux que vous me dites en ce moment. Le cœur de Blanche cessa de battre dans sa poitrine. Avait-elle fait une fausse manœuvre et coupé le terrain sous les pieds de sir Patrick, pour la seconde fois ? Certainement non ! Il y avait encore une chance pour que cet homme consentît à révéler à son oncle ce qu’il était trop prudent pour confier à une jeune personne comme elle, qui lui était étrangère. La seule bonne chose à faire en ce moment était de préparer les voies à l’influence et à l’astuce de sir Patrick. Elle reprit la conversation. – Je suis désolée que mon oncle n’ait pas deviné juste, dit-elle, mon amie était bien préoccupée du désir de retrouver sa lettre, quand je la vis pour la dernière fois, et j’espérais que vous m’en donneriez des nouvelles. Quoi qu’il en soit, qu’il ait bien ou mal deviné, sir Patrick a le désir de vous voir et je profite de l’occasion pour vous l’apprendre. Il a même laissé une lettre pour vous à l’auberge de Craig Fernie. – Cette lettre pourra rester longtemps à l’auberge, si elle attend que j’y retourne pour la chercher. – En ce cas, dit Blanche vivement, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’indiquer une adresse à laquelle sir Patrick puisse vous écrire. Vous ne voudriez pas, je suppose, que je lui dise vous avoir vu ici, et lui donner lieu de penser que vous refusez de le voir. – Oh ! non ! non ! s’écria Bishopriggs avec chaleur. S’il existe une chose au monde à laquelle je tiens entre toutes, c’est à garder le respect que je dois à sir Patrick. J’oserai prendre la liberté, mademoiselle, de vous charger de cette carte. Je n’ai pas encore de place fixe. Triste chose à mon âge ! Mais sir Patrick aura toujours à cette adresse des nouvelles de moi, si cela lui est nécessaire. Il tendit à Blanche une petite carte crasseuse où étaient inscrits le nom et l’adresse d’un boucher d’Édimbourg. – Samuel Bishopriggs, lut-il vivement, aux soins de O’Davie, boucher, Cowgate, Édimbourg. Blanche reçut cette carte avec un invincible sentiment de soulagement. Si elle s’était encore une fois aventurée à prendre la place de sir Patrick, et si sa témérité n’avait pas été justifiée par le résultat, elle avait du moins obtenu un avantage, celui d’ouvrir les moyens de communication entre son oncle et Bishopriggs. – Vous entendrez parler de sir Patrick, dit-elle. Puis elle le salua avec bonté et alla reprendre sa place parmi les hôtes. « J’entendrai parler de sir Patrick ? répéta Bishopriggs quand il fut seul. Sir Patrick fera un grand miracle s’il trouve Samuel Bishopriggs. » Il sourit à son habileté et se retira dans un endroit écarté, au milieu des arbres, où il pouvait consulter la correspondance volée, sans crainte d’être observé par âme qui vive. Une fois encore la vérité avait essayé de venir au jour, avant le mariage, et une fois encore, Blanche l’avait innocemment replongée dans les ténèbres.
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