36. SEMENCES DE L’AVENIR (2e SEMENCE)
Qu’est-ce que les visiteurs dirent des cygnes ?
Ils dirent :
– Oh ! quelle quantité de cygnes !
Que pouvaient trouver de mieux des personnes ignorant l’histoire naturelle et les mœurs des oiseaux aquatiques ? Qu’est-ce que les visiteurs dirent du lac ? Quelques-uns d’entre eux s’écrièrent :
– Comme c’est solennel !
D’autres dirent :
– Que c’est romantique !
La plupart ne dirent rien, mais pensèrent que c’était un spectacle assez ennuyeux.
Or, le lac était encaissé dans un bois de sapins. L’eau était noire et immobile sous l’ombrage épais des arbres. La seule percée qui existât dans le bois de sapins se trouvait à l’extrémité du lac. Le seul signe de mouvement et de vie était le sillon tracé par le passage des cygnes glissant à la surface de l’eau. C’était solennel, c’était romantique, comme on l’avait dit ; c’était ennuyeux aussi, comme on l’avait pensé. Des pages entières de descriptions n’en diraient pas davantage. Laissons donc les descriptions briller ici par leur absence.
Après s’être rassasiée des cygnes et du lac, la curiosité générale en revint à la percée dans les arbres, et remarqua au loin un objet artificiel qui s’introduisait en scène sous la forme d’un grand rideau rouge suspendu entre deux des plus grands pins et interceptant la vue.
On demanda des explications à Julius Delamayn ; il répondit que le mystère serait dévoilé à l’arrivée de sa femme avec le reste de la compagnie attardée dans la visite de la maison.
Dès l’apparition de Mrs Delamayn et des retardataires, toute la société se trouvant réunie suivit le bord du lac et vint s’arrêter en face du rideau. Désignant les cordons de soie qui pendaient des deux côtés du rideau, Julius Delamayn envoya deux petites filles (enfants de la sœur de sa femme) pour tirer ces cordons bienheureux. Les enfants s’acquittèrent de cette mission avec un empressement curieux ; le rideau s’ouvrit ; un cri de surprise et de ravissement salua le tableau qui s’offrait aux regards.
Au bout d’une large avenue de pins, une pelouse étendait son vert tapis de gazon environné de grands arbres. À l’extrémité de la pelouse, le terrain s’élevait ; du pied de la première colline une source d’eau vive s’échappait en bouillonnant entre des roches de granit.
Au bord de la pelouse, à gauche, une rangée de tables, couvertes de nappes blanches et de rafraîchissements de toute espèce étaient dressées pour les hôtes. Sur le côté opposé, un orchestre fit éclater l’harmonie dès que le rideau se fut ouvert.
En regardant en arrière dans l’avenue des pins, on apercevait au loin le lac, dont les eaux étaient maintenant éclairées par le soleil, et l’on voyait resplendir le plumage blanc des cygnes.
Telle était la charmante surprise que Julius Delamayn avait ménagée à ses hôtes. Ce n’était que dans des occasions semblables, ou bien lorsque, avec sa femme, il jouait des sonates dans le modeste salon de musique des Cygnes, que le fils aîné de lord Holchester se trouvait réellement heureux.
Il gémissait secrètement des devoirs que sa position de grand propriétaire lui imposait ; il souffrait des hauts privilèges de son rang ; c’était un martyr social.
– Nous dînerons d’abord, dit-il ; nous danserons après. Voilà le programme.
Il ouvrit la marche vers les tables, menant les deux dames qui se trouvaient le plus près de lui, sans s’inquiéter si elles étaient ou n’étaient pas de la condition la plus élevée parmi les personnes présentes. Au grand étonnement de lady Lundie, il prit les premiers sièges qui se présentèrent sans paraître s’occuper de la place qu’il devait occuper lui-même à sa propre table. Les hôtes suivirent son exemple et s’assirent aux places qui leur plurent, sans tenir compte des questions de préséance et de rang.
Mrs Delamayn, qui se sentait un attrait tout particulier pour la jeune personne qui allait devenir une femme, prit le bras de Blanche ; lady Lundie s’attacha résolument à son hôtesse.
Toutes trois s’assirent côte à côte. Mrs Delamayn fit de son mieux pour encourager Blanche à parler ; Blanche fit de son mieux pour répondre à ces gracieuses avances. L’expérience réussit médiocrement des deux parts. Mrs Delamayn y renonça en désespoir de cause et se retourna du côté de lady Lundie.
Elle soupçonnait que quelque sujet de réflexion désagréable obsédait en ce moment l’esprit de la jeune fiancée. En quoi elle jugeait sainement. Le petit emportement de Blanche contre son amie sur la terrasse, et le manque de gaieté et d’entrain de miss Lundie devaient être attribués à la même cause.
Blanche le cachait à son oncle, elle le cachait à Arnold, mais elle était aussi inquiète que jamais au sujet d’Anne ; et elle ne cessait point d’épier, quoique pût dire ou faire sir Patrick, la première occasion de se remettre à la recherche de son amie.
Cependant, on buvait, on mangeait, on causait gaiement. L’orchestre exécutait ses plus vives mélodies. Les domestiques tenaient les verres toujours pleins ; la bonne humeur et la liberté régnaient autour de la table.
La seule conversation qui se poursuivît péniblement était celle qui avait lieu près de Blanche, entre sa belle-mère et Mrs Delamayn.
Parmi les qualités qui distinguaient lady Lundie, la faculté de faire de désagréables découvertes tenait la première place. Or, au dîner, sur la pelouse, elle avait réfléchi que personne ne remarquait l’absence du beau-frère de la maîtresse de la maison, ni, chose plus surprenante encore, la disparition d’une dame qui résidait actuellement dans la maison, en un mot, de Mrs Glenarm.
– Me suis-je trompée ? dit Sa Seigneurie, en portant son lorgnon à ses yeux et en promenant son regard tout autour de la table. Bien certainement quelqu’un nous manque… je ne vois pas Mr Geoffrey Delamayn.
– Geoffrey avait promis de venir, mais il n’est pas très exact à tenir les engagements de ce genre. Tout est sacrifié à son entraînement. Nous ne le voyons plus qu’à de rares intervalles.
Sur cette réponse, Mrs Delamayn essaya de changer de sujet. Lady Lundie reprit son lorgnon.
– Pardonnez-moi, insista Sa Seigneurie, mais je crois avoir découvert une autre absence. Je ne vois pas Mrs Glenarm. Pourtant, elle devrait être ici ! Mrs Glenarm ne se fait pas entraîner pour une course. La voyez-vous ? Pour moi, je ne la vois pas.
– Je l’ai perdue de vue quand nous sommes sortis sur la terrasse, et je ne l’ai pas aperçue depuis.
– N’est-ce pas fort étrange, chère Mrs Delamayn ?
– Nos hôtes aux Cygnes, lady Lundie, ont l’entière liberté de faire ce qui leur plaît.
Sur ces mots, Mrs Delamayn se figura follement avoir coupé court sur ce sujet.
Mais la robuste curiosité de lady Lundie ne se rendait pas aux indications de cette nature. La gaieté de ceux qui entouraient Sa Seigneurie la gagna probablement et la fit sortir de sa réserve accoutumée. Vous vous refuserez peut-être à y croire, mais il n’en est pas moins vrai que cette femme majestueuse sourit.
– Essaierons-nous de faire un rapprochement ? dit lady Lundie, avec une rare lourdeur de badinage. D’un côté nous avons Mr Geoffrey Delamayn… un jeune homme. De l’autre, Mrs Glenarm… une jeune veuve. Le rang du côté du jeune homme, la fortune, du côté de la veuve… Tous deux sont mystérieusement absents, au même moment, d’une agréable partie. Ah ! Mrs Delamayn ! Est-ce que je ne devinerais pas juste, si je prédisais qu’il y aura bientôt, aussi, un mariage dans votre famille ?
Mrs Delamayn parut un peu contrariée. Elle était entrée de tout cœur dans la conspiration qui devait amener un mariage entre Geoffrey et Mrs Glenarm. Mais elle n’était pas du tout préparée à avouer que la facilité de la dame avait fait réussir la conspiration dans le court espace de dix jours.
– Je ne suis pas dans la confidence de la dame et du gentleman dont vous parlez, répliqua-t-elle sèchement.
Un corps pesant est toujours lent à se mouvoir, mais une fois le mouvement imprimé, on ne peut plus l’arrêter. La gaieté de lady Lundie, étant essentiellement pesante, subissait la même loi. Elle persista dans sa plaisanterie.
– Quelle réponse diplomatique ! s’écria Sa Seigneurie. Je crois néanmoins en avoir trouvé l’interprétation. Un petit oiseau m’a dit que je verrais une Mrs Delamayn à Londres, à la saison prochaine. Et quant à moi je ne serais pas surprise d’avoir à adresser mes félicitations à Mrs Glenarm.
– Si vous persistez à donner carrière à votre imagination, lady Lundie, je n’y puis rien. Je ne puis que vous demander la permission de tenir la mienne en réserve.
Cette fois, lady Lundie comprit qu’il serait mieux de n’en pas dire davantage ; elle sourit et inclina la tête en signe d’assentiment. Si on lui avait demandé en ce moment quelle était la dame la plus remarquable de l’Angleterre, elle aurait demandé un miroir pour y voir se réfléchir le visage de lady Lundie, de Windygates.
Au moment où la conversation s’engageait auprès d’elle sur Geoffrey Delamayn et Mrs Glenarm, Blanche sentit une forte odeur de liqueurs spiritueuses qui l’enveloppait, qui paraissait souffler derrière elle, et qui passait par-dessus sa tête. L’odeur devenant de plus en plus intolérable, elle se retourna pour voir si l’on ne fabriquait point des grogs derrière sa chaise.
Deux mains tremblantes et goutteuses s’avancèrent, lui offrant d’un pâté de grouses abondamment garni de truffes…
– Eh ! ma charmante demoiselle, murmura à son oreille une voix persuasive, vous vous laissez mourir de faim en pays de cocagne. Acceptez mon conseil et prenez ce qu’il y a de meilleur sur la table. Une tranche de ce pâté de grouses aux truffes.
Blanche leva les yeux.
Près d’elle était l’homme aux yeux clignotants, aux manières paternelles, au nez énorme…, Bishopriggs enfin, conservé dans l’alcool, et prêtant son ministère à la fête des Cygnes.
Blanche ne l’avait vu qu’un moment pendant la nuit mémorable où elle était venue surprendre Anne à l’auberge. Mais quelques instants passés dans la société de Bishopriggs valaient bien des heures passées dans la société d’un homme moins remarquable. Blanche le reconnut à l’instant.
Et à l’instant aussi lui vint à l’esprit l’opinion de sir Patrick, à savoir que Bishopriggs était en possession de la lettre perdue par Anne. Elle arriva donc aussitôt à cette conclusion, qu’en découvrant Bishopriggs elle avait découvert une chance de retrouver la trace d’Anne.
Son premier mouvement fut de lui montrer sur l’heure qu’elle le reconnaissait, mais les yeux de ses voisins, fixés sur elle, lui firent comprendre qu’il valait mieux attendre. Elle prit un peu de pâté et regarda fixement Bishopriggs. Il la salua respectueusement et continua de faire le tour de la table.
– A-t-il la lettre sur lui ? se demandait Blanche.
Non seulement il avait la lettre sur lui, mais bien plus, il était en ce moment en quête des moyens de tirer de cette lettre un bon profit.
L’établissement des Cygnes ne comportait pas une nombreuse domesticité. Quand Mrs Delamayn avait beaucoup de monde, elle demandait l’assistance dont elle avait besoin, partie en mettant ses amis à contribution, partie à la principale auberge de Kirkandrew.
Justement Bishopriggs, qui servait momentanément et dans l’attente d’un meilleur emploi, comme surnuméraire à l’auberge de Kirkandrew, lui avait été envoyé avec d’autres garçons dont le service n’était pas indispensable à l’auberge.
Le nom du gentleman chez lequel il devait servir le frappa comme un nom qui lui était familier. Il s’était renseigné ; il avait demandé un supplément d’informations à la lettre ramassée sur le plancher dans le petit salon de Craig Fernie.
La feuille perdue par Anne contenait, on doit se le rappeler, deux lettres, l’une signée par Anne elle-même, l’autre signée par Geoffrey. L’une et l’autre devaient suggérer à l’étranger sous les yeux duquel elles passaient l’idée de relations entre les deux personnes qui les avaient écrites, relations qu’ils avaient intérêt à cacher tous les deux.
Pensant qu’il était possible, s’il gardait ses oreilles et ses yeux bien ouverts aux Cygnes, de trouver une occasion de tirer parti de la correspondance volée, Bishopriggs avait mis la lettre dans sa poche en partant de Kirkandrew.
Il avait reconnu Blanche, comme une amie de la dame de l’auberge et comme une personne qui, en cette qualité, pouvait lui faire gagner plus d’une livre. De plus, il n’avait pas perdu un mot de la conversation entre lady Lundie et Mrs Delamayn, au sujet de Geoffrey et de Mrs Glenarm.
Plusieurs heures encore devaient s’écouler avant que les hôtes se retirassent et que les domestiques pris en supplément fussent congédiés. Bishopriggs ne doutait point qu’il aurait tout lieu de se féliciter de la chance qui l’avait associé aux fêtes données aux Cygnes.
Il était encore de bonne heure dans l’après-midi, et la gaieté qui régnait autour de la table menaçait déjà de se lasser.
Les plus jeunes membres de la société, les dames spécialement, commençaient à paraître impatients de ne point voir le dessert. Elles jetaient des regards d’envie vers le terrain uni et favorable qui s’étendait au milieu de la clairière. Elles battaient distraitement la mesure quand il arrivait aux musiciens d’exécuter une valse.
Mrs Delamayn, remarquant ces symptômes, donna l’exemple en se levant de table, et son mari envoya un message au chef d’orchestre. Dix minutes après, le premier quadrille était en danse.