Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l’escalier qui conduisait à l’atelier sur le balcon duquel Christine restait penchée. Elle était aussi calme que je l’avais vue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du terrible drame de la nuit. Quelles étaient mes pensées alors ? Aurais-je pu le dire ? J’allais me trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais qu’elle, Christine, son père et son fiancé – et leur victime – et cela quelques heures après l’assassinat ! et c’était Christine elle-même qui, du geste le plus naturel, m’en poussait la porte. Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au plancher de l’atelier, à la table, au bahut, comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C’était enfantin ! Du moment qu’elle me recevait là, c’est que le nécessaire avait été fait ! Le nécessaire ? Le plancher ne paraissait même pas balayé… Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flots n’eût pu retenir le regard le plus averti – le mien – qui avait vu assassiner Gabriel ! Bien mieux : je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois, que le vieux et sa fille et le fiancé s’enfermaient là des heures et des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de mystère qui – je l’ai déjà fait entendre – commençait à troubler quelques pauvres cervelles dans le quartier ; or, on pouvait, en vérité, se demander après un coup d’œil sur ce banal atelier si la mère Langlois n’avait pas rêvé ! Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études, des modelages d’après l’antique accrochés au mur, deux sellettes, supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une bibliothèque vitrée dans laquelle il n’y avait pas de livres mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un Antinoüs d’étagère, d’une singulière beauté, mais qui avait fait surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l’artiste avait un beau matin, sans explications, retiré son envoi. Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une petite chambre qui était certainement la chambre de Christine. Mes yeux, qui ne pouvaient s’arrêter sur rien, retournèrent au bahut. Mais Christine me rappela tranquillement l’objet de ma visite en me priant de m’asseoir dans le fauteuil où, l’avant-dernière nuit, j’avais vu s’asseoir Gabriel. Si elle était calme, je ne l’étais pas ! Ma cervelle était en feu, mes mains tremblaient. Elle s’assit en face de moi ; je n’osais pas la regarder. On lui avait assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s’intéressait au grain et à la couleur de mes peaux ! Elle me dit qu’elle me fournirait quelques dessins d’après lesquels j’aurais à établir une mosaïque.
« C’est donc une reliure de grand luxe ? demandai-je. – Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont pas à moi et qu’ils ne sont pas pour moi. C’est un secret que je trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas ! Ils appartiennent à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j’ai vu dernièrement et qui cherche un relieur d’art qui veuille bien se consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes son voisin ! Je lui ai parlé de vous et il s’est servi de moi pour vous mettre à l’épreuve. Vous m’excuserez ! » Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette histoire de livres m’intéressait peu, mais l’idée qu’elle avait pensé à moi ! que j’existais pour elle ! qu’elle avait fait un geste pour me rendre service ! J’étais comme enivré. Tout à l’heure, j’avais abordé cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome battait sous son corsage, et maintenant j’aurais baisé le bas de sa robe comme à la déesse de la Pitié. Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon abomination, de sourire à ma hideur ! car elle me sourit ! Ô ange ! Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a assassiné son amant ! Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me livre rien de son secret, et puis s’arrête encore sur le bahut ! Le bahut d’où il est sorti et où ils l’ont peut-être rejeté en attendant qu’ils lui fassent une autre tombe !… car il est peut-être encore là, le mort magnifique !… Je suis sûr qu’il y est !… Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble fatal. « Où allez-vous ; monsieur ?… » Cette fois il me semble que sa voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m’arrête a été un peu hâtif. C’est à mon tour d’avoir pitié. Je me ressaisis… je dis n’importe quoi : « C’est un vieux bahut normand !… – Ce n’est pas un bahut, monsieur, c’est une vieille armoire de la Renaissance provençale, tout ce qu’il y a de plus authentique… le seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa grand-mère !… Il y a eu là-dedans de bien beau linge et solide comme on n’en fait plus à présent ! » Je m’incline pour prendre congé… Elle me tend la main. Je sens que si je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me sauve !… Après tout, il est mort ! il est mort ! Et c’est le principal !… Le vieux Norbert était dans son droit ! le droit romain, le seul ! droit de vie et de mort sous ton toit !… Il est vrai que s’il a tué le monsieur à la cape, il n’a pas touché à un cheveu de sa fille… Il a bien fait ! Une créature pareille, c’est sacré, quoi qu’elle fasse ! Brave pater familias ! Je lui serre la main dans sa boutique avant de courir m’enfermer dans la mienne. Tout cela est horrible !…
« Oui, môssieu Bénédicque, oui, c’est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu’est pas naturelles ; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leur salle à manger, j’ai voulu me jeter sur vous pour que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur ! J’ai cru un jour qu’ils allaient me dévorer parce que je m’étais rendue dans le jardin sans leur permission ! Pire que des sauvages, je vous dis ! Pire que des sauvages ! « Ils ne veulent personne, personne autour d’eux ! J’suis même étonnée qu’ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pas faire ; elle ne peut pas laver la vaisselle, par exemple ! ça la répugne, c’te poupée aux mains de grande madame qui n’a pas le sou ! car ça n’a pas le sou ! et c’est fier comme si ça n’avait pas tout vendu, pièce par pièce ! J’ai vu filer l’argenterie, moi ! des morceaux qui ne dataient pas d’hier, pour sûr ! des souvenirs de famille, et des tableaux, et des meubles ! Depuis trois ans, ça se vide là-dedans, et comment, et pourquoi ? « On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel ! Qu’est-ce que c’est que ça, « le mouvement perpétuel » ? Je l’ai trouvé, moi, le mouvement perpétuel ! C’est-y point que je ne remue pas tout le temps ? Jamais une minute de repos pour le pauvre monde. « Mais s’il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de la raison pour lui ? Ma parole ! le médecin paraît aussi « maboule » dans son petit laboratoire du fond du jardin que le vieux et la demoiselle dans leur atelier ! je le disais encore tout à l’heure à c’te bonne mam’zelle Barescat ; quand il sort de là-dedans au matin que j’arrive et qu’il court à son amphithéâtre, c’est lui qui a une figure de macchabée ! À quoi donc qu’il a passé la nuit ? « Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l’air de se promener dans le paradis ! Elle passe auprès de vous comme si on n’était pas plus qu’une puce ! « Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges. « Voyez-vous, môssieu Bénédicque, c’te maison-là me fait peur ! J’ai eu bien souvent envie de ne plus y retourner… Sans Mlle Barescat, qu’est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais tiré ma révérence !… » C’est dans l’arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu ; c’est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour les autres !… Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en caressant son chat… Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait à se séparer de son chat : la mort seule peut les désunir, mais l’absence ne les séparera jamais : ils reçoivent toutes les confidences de compagnie reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus tranquilles au déménagement ou au suicide. Tout de même, j’essaie de me rassurer ; les propos chez la mercière ne dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclaration destinée dans mon petit esprit à apaiser les inquiétudes de Mme Langlois. « L’imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en particulier, une couleur que j’apprécie, car j’ai toujours aimé les contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très enfant ; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de son neveu et de sa fille et de l’étrange existence qu’ils mènent ; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c’est beaucoup à cause de vos histoires, que j’ai pénétré si brusquement dans le jardin défendu et que j’ai gravi avec tant de hâte l’escalier qui conduit à l’atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, madame Langlois, que je n’ai rien trouvé chez les Norbert qui pût justifier l’angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. L’atelier n’a rien que de très banal, j’en ai vu vingt comme celui-là dans ma vie. – Eh ben, alors ! m’interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d’œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu’ils ne veulent seulement point que j’aille y fiche un coup de balai ? – Les artistes ont de ces lubies ! fis-je. – Je vois que les artistes aiment la poussière !… C’est d’autant plus incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un sou neuf… Ah ! c’est pas elle qui balaie, bien sûr !… Tenez, il n’y a qu’un homme dans l’atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C’était, il y a de cela deux mois… j’en ai parlé à Mlle Barescat… oh ! un drôle de type… il était habillé avec un manteau qui l’enfermait des pieds à la tête, et il avait des bottes… – Eh bien, vous voyez qu’ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de ménage. – Pour étranger, ça se pourrait bien qu’il soit étranger… Il en avait l’air… On ne s’habille plus comme ça chez nous… Il avait un chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution. Ma foi ! on aurait dit un comédien… un beau garçon du reste, mais je n’ai pas eu le temps de le voir beaucoup… C’était un après-midi où j’étais venue par hasard et comme ils ne m’attendaient pas… Ils l’ont fait filer tout de suite… Il était assis dans le jardin… Mlle Christine l’a entraîné dare-dare dans l’atelier… le neveu les a suivis là-haut… Quant au vieux, il m’avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et j’aurai toujours dans l’oreille le ton sur lequel il m’a demandé : « Eh bien, que voulez-vous, mère Langlois ? » Et là-dessus, quel coup d’œil ! Je lui ai répondu : « Je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé, m’sieur Norbert !… je ne savais pas que vous aviez de la visite ! » « Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que j’avais à lui dire et j’ai fichu le camp !… Vous vous en rappelez, mademoiselle Barescat ? » Si Mlle Barescat « s’en rappelait » ! Le chat aussi avait l’air de « s’en rappeler ». Ils ronronnaient tous deux en signe d’assentiment, l’une caressant l’autre. « Nous avons même attendu qu’il ressorte ! mais il n’est pas ressorti !… ajouta la mère Langlois… Et cet homme-là, je ne l’ai jamais revu ! – Je ne l’ai même jamais vu entrer ! » exprima la mercière en faisant glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur de poussière. Alors je dis : « Je sais de qui vous voulez parler !… c’est un ami de la famille. Moi, je l’ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l’avoir vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir !… » Je mens ! je mens !… je me fais leur complice !… je veux la sauver !… quoi qu’elle ait fait ! quoi qu’ils aient fait !… Je passe une fin de journée assez trouble… J’essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j’ai été le témoin… de l’éclairer aux quelques lueurs des propos entendus chez la mercière… Ainsi… il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de l’horloger !… Et je n’en savais rien ! Et il avait toute la famille autour de lui ! Christine ne le recevait donc pas en cachette ?… Non !… Mais elle le gardait en cachette, dans l’armoire !… Dame !… Évidemment !… dame !… Les autres le croyaient parti !… Et il était dans l’armoire ! Tout cela est bien extraordinaire… car enfin ! il n’était pas depuis deux mois dans ce meuble, quand on l’a assassiné !… Comment a-t-il échappé à l’attention soutenue, à l’espionnage continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l’affût derrière mes rideaux !… Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n’ont pas été absolument surpris par l’événement… Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière musique à laquelle je m’efforce en vain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu’il n’était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie du mystérieux visiteur : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! » Quelles paroles bizarres dans un pareil moment ! tandis que Christine, éperdue, suppliant le vieux : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! » Et le vieux l’avait tué tout de même !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Est-ce parce qu’il l’avait trouvé avec sa fille ?… Est-ce parce qu’il ne lui obéissait plus ! Peut-être à cause des deux choses !… Mais en quoi l’autre ne lui obéissait plus ?… Qu’est-ce que le vieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j’ai vu massacrer avec une furie si soudaine ?… Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi « il retournait » car si quelqu’un conserva son sang-froid dans cette affaire, ce fut bien lui ! Norbert, après avoir tué, avait l’air d’un fou ! Christine poussait des soupirs à rendre l’âme ! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavre sans émoi apparent et l’avait poussé dans l’atelier sans dire un mot… Et maintenant, qu’ont-ils fait du cadavre ?… Ils ne l’ont pas encore enfoui dans le jardin… ce sera peut-être pour cette nuit !… je passerai la nuit à ma lucarne… j’ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelque chose !… Les deux hommes ont l’air trop préoccupé ! je devine bien ce qui les gêne… « La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère !… » Lady Macbeth en a fait l’expérience avant mes voisins de l’Île-Saint-Louis… Cette nuit-là… oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre. C’est par cette nuit-là que la « Vierge » s’est encore levée, m’est encore apparue avec son harmonieuse douleur. C’est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à l’appeler la « Vierge » ? Parce que mes yeux ont vu ! ont vu quoi ? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu ? Est-ce qu’ils le savent ? Toute réflexion faite… On peut cacher un monsieur dans une armoire et rester pure ! Il me plaît de penser cela !… Je trouve Boubouroche sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre… Il me plaît que l’affreux drame – dont j’ignore tout – n’ait pas diminué ma Divinité !… Écoutez ! écoutez bien ceci ! moi aussi, j’ai mon drame – dont j’ignore tout également – un drame qui m’étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu, finiront par s***r toute ma pensée… un drame au bout duquel, si le hasard le veut, il y a peut-être l’échafaud !… Et cependant, moi aussi, je suis pur !