Chapitre 2

3025 Words
Eh bien, j’ai encore eu quatre élèves femme… L’une est restée cinq jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est restée trois semaines. Avec celle-ci, j’ai pu croire que le miracle allait s’accomplir : eh bien, au dernier moment, elle s’est éclipsée, comme les autres ! Pour cette dernière, j’ai voulu en avoir le cœur net et j’ai fait une enquête… je n’ai pu savoir, nul n’a pu savoir ce qu’elle était devenue ! Cette fois, je ne cacherai pas qu’une angoisse sourde, démesurée, commença de m’étreindre… Je n’oserai pas faire remonter mon enquête plus haut, redoutant d’apprendre que les trois autres aussi avaient disparu ! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, et c’était suffisant !… Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais qu’elles me fuient jusqu’au bout du monde, qu’elles me fuient jusqu’à disparaître, qu’elles me fuient jusqu’au suicide, cela dépasse tout ! Qu’imaginer ? qu’imaginer en dehors de ces hypothèses ?… Mettez-vous à ma place ! C’est épouvantable !… Encore si, pour une raison ou pour une autre, pour six autres raisons, elles s’étaient toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais on ne les a retrouvées ni mortes, ni vivantes ! Mon Dieu ! je parle comme si j’étais sûr du sort des trois autres !… Eh bien, oui ! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les lie toutes les six… le même mystère de mort !… Et personne ne se doute de cela, que moi !… Heureusement !… Tout cela est tellement formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser !… J’avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c’était de m’absorber dans la vision et dans l’amour de Christine !… Et maintenant !… Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l’horloger… C’est aujourd’hui dimanche, elle va sortir tout à l’heure pour aller à la messe, entre son père et le carabin !… La voilà ! la voilà avec son grand air d’archiduchesse, et son front de madone et son calme regard ! Le carabin lui porte son livre de messe !… Ah ! moi aussi j’irais bien à confesse, pour elle !… Mais aujourd’hui je ne les suivrai pas !… Je reste derrière mes rideaux… Assurément je vais voir sortir l’homme de cette nuit ! Je veux savoir qui est son amant ! Après on verra ce qu’on fera ! Voilà une demi-heure que j’attends qu’il sorte… et toujours rien ! Aujourd’hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne s’ouvre pas !… Qu’attend-il ?… La rue est déserte, tout à fait déserte… Et il ne peut sortir que par cette porte… Cette partie de l’immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu’elle n’offre pas d’autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils vivent enfermés là-dedans comme dans une prison, et le jardin intérieur, si tant est que l’on puisse donner ce nom à un quadrilatère planté de trois arbres, m’a produit l’effet d’un préau, entre ses deux hauts murs qui l’étreignent et le défendent du regard. Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l’horloger et sa famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, dont l’entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient toujours – événement unique dont tous les anciens hôtels de l’Île-Saint-Louis ne sauraient offrir d’autre exemple – au dernier représentant d’une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez récemment, à la suite d’un voyage qu’il fit aux Indes anglaises, à la fille cadette du gouverneur de Delhi, Miss Bessie Clavendish. J’ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, qu’éclairaient une lampe électrique intérieure : la marquise est une toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée d’intérêt, à cause d’une certaine beauté diaphane propre à quelques Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette époque de sports. À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien vivante ; dans sa face rose où circule le sang généreux, brille un regard bleu d’acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est l’arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s’en sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où elle s’était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. C’est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la vertueuse Christine reçoit son amant. Celui-ci, dont je continue de surveiller l’apparition sur le seuil qu’il doit forcément franchir pour sortir de sa prison d’amour me fait bien attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l’heure se passe sans que j’aie vu s’entrouvrir la porte de l’horloger. Et l’horloger lui-même revient de la messe avec la fière Christine et l’intrépide fiancé. Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire en attendant la nuit prochaine et les revanches qu’il s’en promet ! Cette idée, dois-je l’avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes esprits, d’autant que je pense à une chose, c’est que si je n’ai point vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l’ai point vu entrer non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de temps dure cette étrange idylle au fond d’une armoire ! Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le soulagement de mon âme et de la conscience universelle ! Je ne sortirai pas d’aujourd’hui !… Cinq heures. – Ce qui vient de m’arriver est bien la dernière des choses à laquelle je m’attendais ! Elle est venue ! Elle est venue ici ! Mais n’anticipons pas, car tout vaut la peine d’être raconté et je sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements ! D’ordinaire, l’après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite promenade ; aujourd’hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls ; la fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques bonnes paroles qu’elle soulignait de son sourire de souveraine, puis elle a refermé la porte de la boutique et moi je n’ai fait qu’un bond jusqu’à mon observatoire, là-haut, sous les toits. Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et gravir l’escalier extérieur qui conduit à l’atelier, au dernier étage du pavillon du fond ; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte sur le balcon et j’apercevais l’armoire ; elle l’ouvrit sans hésitation et l’homme en sortit. Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l’oreille ; sans doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute fâcheuse présence et qu’elle leur appartenait pour quelques heures, car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il s’appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde méditation. Cette fois, je le voyais bien et en détail. Mâtin ! elle sait les choisir, ses amants, la belle Christine ! En voilà un tout à fait à sa taille et tel que je n’imagine point qu’une fille d’Ève puisse en désirer de plus beau au monde ! Ah ! quand j’ai vu cette royale figure, ce magnifique morceau d’humanité, je jure que j’ai maudit le Créateur qui m’a fait ce qu’il m’a fait et qui a réservé pour celui-ci cette face de victoire ! Cet homme est dans toute la force de l’âge ; une harmonie parfaite dirige ses mouvements ; rien ne semble l’émouvoir ; à côté de lui Christine qui m’en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me paraît une petite folle ; il est vrai que je ne la reconnais plus et qu’elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle l’appelle avec des gestes enfantins : Gabriel ! Ma foi ! il est beau comme l’ange Gabriel ce jeune homme de trente ans ! Ah ! comme ils sont beaux tous les deux ! quel couple ! Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car c’est bien encore là une chose pas ordinaire du tout ! Il est enveloppé des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d’alors, de petites bottes à revers. Si bien qu’en le voyant sortir de cette armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l’Île-Saint-Louis, on eût pu croire assister à quelqu’une des aventures du chevalier de Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l’évasion de la royale prisonnière ; il n’est point jusqu’à l’accoutrement de Christine qui ne se prête à l’illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette qu’elle a croisé sur son sein demi-nu. Quelle comédie se jouent-ils là ? Comment cela a-t-il commencé ? Comment cela finira-t-il ? Où sommes-nous ? Je n’y comprends plus rien ! Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son appel. Gabriel descend l’escalier devant Christine… Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s’est assis sous le platane, devant une petite table garnie d’une nappe où se trouvent encore des fruits et des flacons. Je le vois mal ; je la vois mieux, elle ; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s’assied près de lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l’arbre me gêne. Ils ne bougent plus ; ils restent ainsi tendrement l’un près de l’autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été des plus cruelles de ma vie. Ah ! une tête de femme sur mon épaule ! Et la tête de Christine ! Si je pouvais lui manger le cœur, à l’autre ! Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main ; ils ont gravi l’escalier et elle le tenait toujours par la main, et c’est elle qui l’a entraîné dans l’atelier et qui en a refermé la porte. Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi ! Et j’ai pleuré ! oui ! j’ai pleuré ! Ces idiots de poètes disent qu’on pleure des larmes de sang. Je le saurais bien ! Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C’était elle. Elle ! Elle ! Elle qui ne m’avait jamais adressé la parole ! Elle qui avait toujours passé à côté de moi comme si je n’existais pas ! J’ouvris en m’accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être hideux ! Elle eut cette pitié suprême de ne s’apercevoir de rien ! Elle me dit avec un air de noblesse calme qui tour à tour m’enchante, m’écrase ou m’horripile : « Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste ; je viens vous confier ce que j’ai de plus précieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait ! Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque ouvrage. » Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle main pâle : « Non, pas aujourd’hui Excusezmoi, je suis un peu pressée ! » Et elle s’en fut avec son regard céleste et son front d’ange. Je n’avais pas prononcé une parole. J’étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de l’équilibre ! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoire pareille. Deux heures du matin. – Effroyable ! Cette comédie ne pouvait décemment durer. Je viens d’assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Il était un peu plus de minuit ; j’étais là-haut, souffrant tous les supplices, tandis qu’une lumière, au dernier étage du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j’ai vu paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l’escalier comme un chat, et puis d’un coup d’épaule, défonça la porte et il y eut la clameur de Christine : « Papa ! » Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet de bronze qui s’abattit, tandis que Christine suppliait : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! » Il y eut une forme bondissante – l’homme – qui vint crouler jusque sur le balcon en étendant les bras, tandis que l’arme terrible continuait à le fracasser. Et il ne bougea plus ! Christine, délirante, s’était jetée sur sa poitrine. Et puis, il y eut un silence extraordinaire. Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou. À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se mêler à la scène : Alors, Christine se releva et dit : « Papa l’a tué ! » Le vieux prononça distinctement : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! » Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans l’atelier où ils s’enfermèrent tous et où ils sont encore au moment où j’écris ces lignes. Gabriel est mort ! Gabriel est mort ! Le vieux en a fait de la charpie ! Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste s’expliquera après, si c’est absolument nécessaire, mais pour moi, il n’y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n’est plus entre moi et Christine ! En serai-je beaucoup plus avancé ? Peu importe ! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu ! Elle ne posera plus sa tête sur l’épaule de ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verrai plus s’embrasser. Que vont-ils faire du cadavre ? J’ai attendu toute la nuit, mais la porte de l’atelier ne s’est pas rouverte. Alors, n’en pouvant plus de fatigue et d’émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil, j’avais l’âme encore en fête : Gabriel est mort ! Oh ! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée ! Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine ! Comment osé-je écrire de tels mots de feu ! Me réjouir d’un lâche assassinat ! Ah bah ! moi aussi j’opte pour le principe de Schelling : « Les esprits supérieurs sont au-dessus des lois ! » Suis-je un esprit supérieur ? Peut-être oui ? Peutêtre non ? Mais à coup sûr, je suis un maudit supérieur ! Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres créatures… depuis que je suis au monde, Dieu m’a tenté ! Attention ! assez divagué !… assez se vautrer dans le sacrilège… Redescendons sur la terre… Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de la boutique. D’ordinaire, à cette heure – huit heures –, le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois n’a qu’à pousser la porte. Mais, aujourd’hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois – que je connais bien puisqu’elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi – est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C’est le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort tout de suite dans la rue, presque en courant ! Il doit être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les jours. La porte de la boutique est restée entrouverte ; je n’aperçois plus le vieux ! Ah ! entrer là-dedans ! Moi qui sais ! moi qui pourrais voir !… car on s’arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle ! mais, moi !… Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue et j’entre dans la maison du crime… Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, elle m’interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin. Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire : un audacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez lui ! « Que voulez-vous, monsieur ? finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d’une hostilité aiguë. – Monsieur, je suis le relieur. – Mais je croyais que ma fille s’était entendue avec vous ? » Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d’après lesquelles je crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu’elle m’avait faite une importance qui lui avait servi de prétexte à ne pas accompagner l’horloger et son neveu dans la promenade du dimanche. À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous : « Laisse monter monsieur, papa !… »
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