Chapitre II - Chez le grand-père

2221 Words
Chapitre II Chez le grand-pèreQuand la cousine Dete eut disparu, le Vieux se rassit sur le banc et commença à tirer de sa pipe de longs nuages blancs, en fixant les yeux sur le sol sans dire un mot. Pendant qu’il était ainsi plongé dans ses réflexions, Heidi examinait tout ce qui l’entourait avec une satisfaction visible. Elle avait bien vite découvert la petite étable aux chèvres adossée au chalet, et avait entrouvert la porte pour voir ce qu’il y avait dedans. Elle était vide. Elle continua alors sa tournée d’inspection et arriva aux trois sapins derrière le chalet ; le vent qui soufflait par violentes rafales courbait en passant les hautes branches touffues, et semblait tantôt gémir, tantôt hurler. Heidi s’arrêta pour écouter. Puis lorsque le vent fut devenu moins fort et que le bruit eut un peu cessé, elle tourna l’angle de la cabane et se retrouva en face du grand-père qui était toujours dans la même position. Heidi vint se placer devant lui, et, les mains derrière le dos, se mit à le considérer en silence. Le grand-père leva enfin les yeux. – Que veux-tu faire maintenant ? demanda-t-il à l’enfant toujours immobile. – Je voudrais voir ce qu’il y a dans le chalet, dit Heidi. – Eh bien, viens ! Et le grand-père, se levant, se dirigea vers la porte. – Prends le paquet de tes habits, dit-il avant d’entrer. – Oh ! je n’ai plus besoin de mes habits, répliqua Heidi. Le vieillard se retourna et fixa son regard sur l’enfant dont les yeux noirs brillaient dans l’attente des choses qu’elle allait sans doute trouver dans la cabane. – Elle n’est pas dépourvue de sens, se dit-il à demi-voix ; puis il ajouta plus haut : Pourquoi n’en as-tu plus besoin ? – J’aime mieux aller comme les chèvres qui ont des jambes si légères. – Eh bien, c’est entendu, je veux bien ! répliqua le grand-père ; mais apporte quand même le paquet, nous le mettrons dans l’armoire. Heidi obéit. Le Vieux ouvrit la porte, et l’enfant pénétra après lui dans une chambre de moyenne grandeur qui occupait toute la largeur du chalet. Le mobilier n’était pas considérable ; il se composait d’une table et d’une chaise ; dans un coin, le lit du grand-père, dans l’autre, la grande chandière au-dessus du foyer ; contre le mur, du côté opposé, il y avait une grande porte que le grand-père ouvrit : c’était l’armoire ; c’est là qu’il suspendait ses habits ; sur une des tablettes, on voyait deux chemises, des bas, des mouchoirs ; sur une autre, quelques assiettes, des tasses et deux verres, et sur le rayon supérieur, un pain rond, du lard fumé et du jambon. Le contenu de l’armoire était tout ce que le Vieux possédait et tout ce qui était nécessaire à son entretien. Dès qu’il eut ouvert l’armoire, Heidi s’avança vivement et y jeta son paquet tout derrière les habits du grand-père, dans un coin où l’on ne pût aisément le retrouver. Puis elle examina attentivement la chambre et tout ce qu’elle renfermait, et dit enfin : – Où faudra-t-il que je couche, grand-père ? – Où tu voudras, répondit celui-ci. C’était tout ce qu’il lui fallait. Elle se mit à examiner tous les coins et recoins du chalet afin de trouver la meilleure place pour dormir. Dans l’angle, au-dessus du lit du grand-père, elle aperçut une échelle dressée contre le mur ; elle y grimpa bien vite et se trouva tout à coup dans la fenière où s’élevait un grand tas de bon foin parfumé ; par une petite lucarne ronde on pouvait voir jusqu’au fond de la vallée. – Oh ! c’est ici que je veux coucher ! s’écria Heidi. C’est si joli ! Viens voir, grand-père, comme il y fait beau ! – Je connais ça, répondit-il. – Maintenant je vais faire mon lit, continua l’enfant qu’on entendait aller et venir d’un pas très affairé. Mais il faut que tu montes pour me donner un drap, parce que dans un lit on met toujours un drap pour pouvoir s’étendre dessus. – C’est bon ! lui cria d’en bas le grand-père ; puis il se leva, ouvrit l’armoire, et après avoir cherché un certain temps sur les tablettes, il tira de dessous ses chemises un grand morceau de toile grossière qui devait représenter un drap. Il le prit et monta l’échelle. Le lit que Heidi s’était préparé sur le plancher de la fenière avait vraiment très bonne façon ; le foin formait un véritable coussin à l’endroit où elle devait reposer la tête, et elle l’avait placé de manière que le visage fût tourné juste en face de la lucarne. – Allons, c’est bien ! dit le grand-père ; tu vas avoir un drap ; mais attends un peu. Et tout en disant cela, il prit un bon paquet de foin avec lequel il doubla l’épaisseur du lit, afin qu’on ne pût pas sentir le plancher au travers. – Maintenant arrive avec le drap. – Heidi pouvait à peine le porter tant il était lourd ; mais cela n’en valait que mieux, elle était sûre au moins de n’être pas piquée par le foin à travers cette toile épaisse. Elle aida le grand-père à l’étendre sur le lit, rentrant lestement les bords sous le foin pour lui donner bien bonne façon. Puis elle considéra son œuvre d’un air pensif. – Nous avons oublié quelque chose, grand-père, dit-elle enfin. – Quoi donc ? – Une couverture ; car tu sais, quand on va dans son lit, on se met entre le drap et la couverture. – Ah ! tu crois ? Et si je n’en ai point ? dit le Vieux. – Oh ! bien, c’est égal, grand-père ; nous ferons une couverture avec du foin. Et elle s’approchait déjà du tas pour mettre son idée à exécution. Mais le grand-père la retint. – Attends un moment, dit-il en descendant l’échelle et se dirigeant vers son propre lit. Puis il revint portant un gros sac de toile bien épaisse. – Cela ne vaut-il pas mieux que du foin ? demanda-t-il. Heidi tirait le sac dans tous les sens pour le déplier, mais ses petites mains ne venaient pas à bout de cette lourde étoffe. Le grand-père vint à son aide et l’étendit sur le drap. Heidi reste un moment en admiration devant cet arrangement, et dit : – Cela fait une superbe couverture ! et tout le lit est magnifique ! Je voudrais qu’il fût déjà nuit pour aller me coucher. – Il me semble que nous pourrions commence par manger quelque chose, répondit le grand-père qu’en penses-tu ? Dans son zèle à organiser un lit, Heidi avait oublié tout le reste ; mais en entendant parler de manger, elle s’aperçut tout à coup qu’elle avait grand-faim, car, à l’exception d’un morceau de pain et d’une tasse de café clair au départ, elle n’avait rien pris de la journée ; aussi répondit-elle avec empressement : – Oui, allons manger quelque chose. – Eh bien, descendons, puisque nous sommes d’accord, dit le Vieux en suivant l’enfant. Il se dirigea vers le foyer, enleva le gros chaudron, le remplaça par un plus petit qui pendait à la chaîne, s’assit auprès sur le trépied et alluma un feu clair et brillant. Bientôt le contenu du chaudron commença à bouillir, tandis que le grand-père, armé d’une fourchette de fer, présentait au feu un gros morceau de fromage qu’il tourna et retourna jusqu’à ce qu’il fût bien doré. Heidi avait d’abord suivi ces opérations avec la plus grande attention ; puis, une idée subite lui ayant traversé l’esprit, elle s’éloigna vivement pour exécuter une série d’allées et venues entre l’armoire et la table. Le grand-père quitta à son tour le foyer, portant d’une main un grand pot, et de l’autre le fromage rôti au bout de la fourchette. Quand il s’approcha de la table, il la trouva déjà couverte d’un pain rond, de deux assiettes et de deux couteaux, disposés dans le meilleur ordre, car Heidi avait bien compris en voyant le contenu de l’armoire, qu’on aurait besoin de tout cela pour le dîner. – Allons, je suis bien aise de voir que tu penses de toi-même aux choses, dit le grand-père en déposant le fromage rôti sur le pain en guise de plat. Mais il manque encore quelque chose sur la table. À la vue de la vapeur engageante qui s’élevait du pot, Heidi comprit et courut à l’armoire. Il n’y avait qu’une seule tasse ; mais elle ne fut pas longtemps dans l’embarras : sur la même tablette étaient deux verres ; au bout d’une minute elle revint et posa sur la table la tasse et un verre. – Bien. Tu sais te tirer d’affaire ; mais où vas-tu t’asseoir ? L’unique chaise était celle du grand-père. Heidi s’élança comme une flèche vers le foyer, prit le trépied et s’assit dessus. – Cette fois tu as un siège, il est vrai, quoiqu’il soit un peu bas, dit le grand-père ; mais ma chaise ne serait pas assez haute non plus. Attends, je vais t’arranger ça. Il se leva, remplit la tasse de lait et la posa sur la chaise qu’il approcha du trépied de manière à faire une table pour Heidi. Il y posa encore un gros morceau de pain avec une tranche de fromage doré, en disant : – Mange maintenant ! Quant à lui, il s’assit sur le coin de la table et entama son repas. Heidi ne se le fit pas dire deux fois ; elle saisit la tasse, en but le contenu tout d’un trait pour étancher la soif de son voyage, poussa un long soupir en reprenant haleine, et reposa la tasse sur la chaise devant elle. – Aimes-tu ce lait ? demanda le grand-père. – Je n’en ai jamais bu d’aussi bon, répondit Heidi. – Alors, en voici encore. Et le grand-père remplit une seconde fois la tasse jusqu’au bord et la posa devant la petite qui mordait avec appétit dans son pain sur lequel elle avait étendu le fromage fondu, tendre comme du beurre. Elle mangeait et buvait d’un air parfaitement satisfait. Une fois le repas terminé, le grand-père sortit pour aller nettoyer et mettre en ordre l’étable aux chèvres. Heidi l’observa attentivement pendant qu’il balayait et mettait de la paille fraîche pour que les bêtes pussent dormir. Elle le suivit ensuite sous le petit hangar à côté du chalet ; là, il prit des bâtons, les coupa tous de la même longueur, tailla une planche en rond, y perça des trous dans lesquels il introduisit les bâtons, et les fixa avec des clous. Quand ce fut fini, Heidi, muette d’admiration, reconnut que c’était une chaise comme celle du grand-père, mais beaucoup plus haute. – Sais-tu ce que j’ai fait là ? demanda le vieillard. – C’est une chaise pour moi, puisqu’elle est si haute ; elle a été tout de suite finie, dit la petite qui ne revenait pas de sa surprise et de son admiration. – Elle sait ce qu’elle voit, elle a les yeux au bon endroit, se dit le grand-père tout en faisant le tour du chalet, armé de ses outils et de quelques morceaux de bois, donnant de temps en temps un coup de marteau, consolidant la porte, réparant une chose par-ci, une chose par-là. Heidi le suivait pas à pas, sans le quitter des yeux et trouvant tout cela très amusant, si bien que le soir arriva sans qu’elle s’en aperçût. Un vent v*****t recommença à souffler et à secouer les vieux sapins en faisant une musique qui mit Heidi tellement en joie, qu’elle se prit à sauter et à danser sous les arbres pour donner essor à sa gaîté. Debout devant la porte de l’étable, le grand-père la regardait faire. Soudain un coup de sifflet retentit. Heidi s’arrêta court et vit le grand-père s’avancer vers le sentier. C’était Pierre et ses chèvres qui redescendaient du pâturage en sautant et se bousculant comme si elles étaient poursuivies. En un clin-d’œil, Heidi fut au milieu du troupeau, poussant des cris de joie et caressant l’une après l’autre ses anciennes amies du matin. Arrivé près du chalet, le troupeau fit halte, et deux jolies chèvres, une blanche et une brune, s’en détachèrent et vinrent l****r la main du vieillard qui leur présentait un peu de sel comme il avait l’habitude de le faire chaque soir. Puis Pierre disparut avec ses bêtes. Heidi caressa tendrement les deux jolies chevrettes l’une après l’autre en sautant autour d’elles dans l’excès de sa joie et de son excitation. Puis vinrent les questions : – Sont-elles à nous, grand-père ? toutes les deux à nous ? – Couchent-elles dans l’étable ? – Resteront-elles toujours chez nous ? C’est à peine si le grand-père avait le temps de répondre – Oui, oui – à toutes ces demandes. Quand les chèvres eurent fini de manger leur sel, le Vieux dit à la petite : – Va chercher ta tasse et apporte le pain. Heidi obéit, et revint bien vite. Le grand-père commença à traire la chèvre blanche ; quand la tasse fut pleine, il coupa une tranche de pain et dit : – Voilà pour toi ; mange vite et monte te coucher. La cousine Dete a laissé encore un paquet avec des chemises et autres choses de ce genre ; tu le trouveras au bas de l’armoire si tu en as besoin. Je vais rentrer les chèvres. Dors bien ! – Bonne nuit ! grand-père, bonne nuit ! Comment l’appellent – elles, grand-père ? dis-moi leurs noms ? s’écria-t-elle en courant après le Vieux et ses bêtes. – Celle-ci s’appelle Blanchette, l’autre Brunette. – Eh bien, bonne nuit, Blanchette ! bonne nuit, Brunette ! cria Heidi de toutes ses forces tandis que les chèvres entraient à l’étable. Elle s’assit ensuite sur le banc pour manger son pain et boire son lait. Mais le vent la jetait presque par terre, aussi se dépêcha-t-elle de rentrer et d’aller trouver son lit où, à peine étendue, elle s’endormit d’un sommeil aussi profond et aussi doux que si elle avait été dans le lit d’une princesse. Un moment après, avant qu’il fît tout à fait sombre, le grand-père alla aussi se coucher, car il se levait tous les matins avec le soleil, et au milieu de l’été le soleil apparaissait de bien bonne heure au-dessus de la montagne. Pendant la nuit le vent devint si v*****t que tout le chalet se mit à craquer ; on entendait comme des gémissements dans la cheminée ; le vent secouait les vieux sapins avec une telle fureur, que plusieurs branches furent cassées et arrachées. Le grand-père se leva en se disant à demi-voix : – Bien sûr qu’elle a peur là-haut ! Il monta l’échelle et s’avança vers le lit de Heidi. Par instants, la lune se montrait toute brillante dans le ciel, puis elle disparaissait de nouveau derrière les nuages, et tout redevenait sombre. Tout à coup sa douce clarté tomba par la lucarne sur la couche où reposait l’enfant. Dans le sommeil, ses joues étaient devenues toutes rouges ; elle dormait doucement, paisiblement, la tête penchée sur son petit bras potelé, et paraissait faire quelque rêve agréable, car une expression de doux contentement était répandue sur tout son visage. Le grand-père contempla longtemps l’enfant endormie, puis la lune disparut derrière un nuage, et il regagna sans bruit son lit dans l’obscurité.
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