Chapitre I
En route pour l’alpeQuand on quitte le riant village de Mayenfeld pour gravir la montagne à l’aspect imposant et sévère qui domine cette partie de la vallée, on s’engage d’abord dans un joli sentier de plaine à travers champs et vergers. Au pied de la montagne le sentier change brusquement de direction et monte tout droit jusqu’au sommet ; à mesure qu’on s’élève, l’air devient plus vif, et l’on respire à pleines bouffées les fortes senteurs des pâturages et des herbes alpestres.
C’est ce sentier que gravissait par une brillante matinée de juin une grande et robuste fille de la contrée, tenant par la main une enfant dont le visage paraissait en feu malgré sa peau brunie. Ce n’était pas étonnant, car, en dépit de la chaleur de juin, la pauvre enfant était empaquetée comme au gros de l’hiver. Elle pouvait avoir cinq ans, mais sa véritable taille disparaissait sous une accumulation de vêtements : deux robes l’une sur l’autre, un gros mouchoir de coton rouge croisé par-dessus, et d’épais souliers de montagne garnis de clous ; la pauvre petite suffoquait et avait bien de la peine à avancer.
Il y avait une heure environ que les deux voyageuses avaient commencé à gravir le sentier, lorsqu’elles arrivèrent au hameau de Dörfli, situé à mi-chemin du sommet ; c’était le village natal de la jeune fille, aussi s’entendit-elle bientôt appeler de tous côtés ; les fenêtres s’ouvraient, les femmes paraissaient sur le seuil de leur porte, chacune voulait l’arrêter au passage et échanger quelques mots avec elle. Mais elle ne fit halte nulle part, se contenta de répondre en passant aux salutations et aux questions, et ne ralentit sa marche que lorsqu’elle se trouva devant une maison isolée à l’extrémité du hameau. Une voix l’appela par la porte ouverte :
– C’est toi, Dete ? Attends un instant ; nous ferons route ensemble, si tu vas plus loin.
Ainsi interpellée, la jeune fille s’arrêta, et l’enfant en profita aussitôt pour dégager sa main et s’asseoir sur le bord du sentier.
– Es-tu fatiguée, Heidi ? demanda sa compagne.
– Non, mais j’ai trop chaud, répondit la fillette.
– Nous serons tout de suite en haut ; il te faut prendre encore un peu courage et faire de grands pas ; dans une heure nous serons arrivées.
À ce moment, une grosse femme à la figure jeune et bienveillante sortit de la maison et les rejoignit. L’enfant se leva et se remit à marcher derrière les deux amies qui entamèrent aussitôt une conversation animée sur tous les habitants de Dörfli et des localités voisines.
– Mais, où vas-tu donc avec cette petite, Dete ? demanda enfin la nouvelle venue. C’est sans doute l’enfant que ta sœur vous a laissé ?
– Oui, répondit Dete, je la mène chez le Vieux de l’Alpe où elle restera.
– Comment, tu veux que cette enfant reste chez le Vieux de l’Alpe ? Je crois vraiment que tu as perdu la tête, Dete ; comment peux-tu faire une chose pareille ! Tu verras comme il va t’envoyer promener avec ta proposition.
– Par exemple ! il est le grand-père de la petite, il faut qu’il fasse sa part ; c’est moi qui l’ai eue sur les bras jusqu’à présent. Du reste, tu peux bien être sûre, Barbel, que ce n’est pas à cause d’elle que je vais laisser échapper une place comme celle qu’on m’offre. C’est le tour du grand-père, à présent.
– Oui, s’il était comme les autres gens, je ne dis pas, reprit vivement Barbel ; mais tu le connais ; que veux-tu qu’il fasse d’une enfant, et si petite encore ! Elle ne pourra pas y tenir. Et toi, où veux-tu donc aller ?
– À Francfort, répondit Dete ; j’ai là une fameuse place chez des gens qui sont déjà venus l’été dernier à Ragatz ; c’est moi qui faisais leurs chambres et qui les servais, et ils m’auraient déjà emmenée si j’avais pu quitter au milieu de la saison. Cette année ils sont revenus et ils m’offrent de nouveau de partir avec eux. Pour cette fois, j’irai, tu peux compter dessus !
– Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne voudrais pas être la petite, reprit Barbel. Personne ne sait au juste quelle sorte d’homme est le Vieux de l’Alpe ; il ne veut avoir affaire à personne ; de toute l’année il ne met pas les pieds à l’église, et quand une fois par an il descend avec son gros bâton, tout le monde a peur de lui et l’évite. Il a tout à fait l’air d’un païen ou d’un Indien avec ses épais sourcils gris et sa terrible barbe ; et je t’assure que j’aime autant ne pas le rencontrer seule !
– Eh bien quoi ! répliqua Dete piquée, il n’en est pas moins le grand-père, et il faut qu’il prenne soin de l’enfant. Que veux-tu qu’il lui fasse, après tout ? Du reste, quoi qu’il arrive, c’est lui qui en sera responsable, et pas moi.
– Je voudrais seulement savoir, continua Barbel, ce que ce vieux peut bien avoir sur la conscience pour faire des yeux si terribles et pour vivre tout seul là-haut sans jamais voir personne. On fait toutes sortes de récits sur son compte ; tu dois bien en savoir quelque chose par ta sœur, n’est-ce pas, Dete ?
– C’est bien sûr que j’en sais quelque chose ! mais je me garderais bien d’en parler ; s’il l’apprenait, cela me ferait une belle affaire !
Cependant la curiosité de Barbel n’était pas satisfaite ; il y avait longtemps déjà qu’elle désirait savoir ce qu’il en était de ce Vieux de l’Alpe, à l’air si rébarbatif, à la vie si solitaire, et dont les gens ne parlaient qu’à demi-mot, comme s’ils craignaient d’être contre lui, sans oser pourtant prendre son parti. Comme il n’y avait pas longtemps que Barbel était venue de Prättigau pour s’établir à Dörfli, elle n’était pas très au courant des circonstances passées et des personnalités du pays. Dete, au contraire, une de ses vieilles connaissances, était née à Dörfli, et y avait vécu avec sa mère jusqu’à la mort de cette dernière, une année auparavant ; elle était alors descendue à Ragatz pour prendre du service à l’hôtel comme femme de chambre. Elle en venait précisément ce jour-là ; c’était une excellente occasion de la questionner, et cette fois Barbel était bien décidée à ne pas la laisser échapper sans en profiter. Passant familièrement son bras sous celui de Dete, elle lui dit :
– Tu es une personne qu’on peut croire quand elle dit quelque chose ; je suis sûre que tu sais toute l’histoire. Dis-moi donc ce qui est arrivé à ce vieux, s’il a toujours été aussi craint et aussi sauvage.
– Je ne peux pas dire d’une manière précise s’il a toujours été comme à présent ; j’ai vingt-six ans, il en a au moins septante, et tu penses bien que je ne l’ai pas connu dans sa jeunesse. Si je savais seulement que cela ne fasse pas ensuite tout le tour de Prättigau, je pourrais te raconter toutes sortes de choses sur son compte, car ma mère et lui étaient du même endroit.
– Voyons, Dete, à quoi penses-tu ? répondit Barbel un peu piquée ; on ne bavarde pas tant que ça à Prättigau ; et puis tu penses bien que je sais garder quelque chose pour moi quand il le faut. Raconte seulement, et ne t’inquiète pas.
– Eh bien, oui ! mais tu tiendras parole ? dit Dete d’un ton significatif.
Toutefois avant de commencer son récit, elle se retourna pour s’assurer que la petite n’était pas assez près pour entendre ce qu’elle avait à dire. Mais Heidi avait disparu. Il y avait probablement déjà un certain temps qu’elle avait cessé de suivre les deux amies, sans que celles-ci, dans le feu de la conversation, s’en fussent aperçues. Dete s’arrêta, inspecta attentivement du regard le sentier qu’elle venait de parcourir et dont on pouvait suivre tous les contours jusque près de Dörfli ; mais point de Heidi, nulle part.
– Ah ! je la vois, s’écria enfin Barbel qui scrutait aussi l’horizon de tous côtés ; regarde là-bas ; et elle désignait du doigt un petit point noir à une grande distance du sentier. Elle grimpe là-bas avec Pierre le chevrier et ses bêtes. J’aimerais savoir pourquoi il monte si tard aujourd’hui. Mais au fond, tant mieux, il s’occupera de la petite, et nous serons plus libres pour causer.
– Ce n’est pas nécessaire de tant s’occuper d’elle ; elle n’est pas bête, pour ses cinq ans, elle sait ouvrir les yeux et faire son profit de ce qu’elle voit, je t’en réponds ; et c’est tant mieux pour elle, car elle en aura besoin plus tard, le Vieux n’a plus rien que ses deux chèvres et son chalet.
– A-t-il possédé davantage autrefois ? demanda Barbel.
– Lui ? je pense bien ! répliqua vivement Dete ; il avait une des plus belles fermes de Domleschg. Ils n’étaient que deux enfants ; son frère cadet avait un caractère tranquille et rangé, mais lui n’aimait pas travailler, il voulait faire le « Monsieur» et passait son temps à courir le pays dans la société de gens suspects que personne ne connaissait. Il finit par perdre au jeu tout son avoir ; son père et sa mère en moururent de chagrin, et son frère, qu’il avait réduit à la mendicité, quitta le pays pour aller on ne sait où. Le Vieux lui-même, qui ne possédait plus rien que sa mauvaise réputation, disparut aussi. D’abord personne ne sut ce qu’il était devenu ; puis on apprit qu’il était entré au service du roi de Naples, et après cela on resta de nouveau douze ou quinze ans sans avoir de ses nouvelles. Puis tout à coup il reparut à Domleschg avec un garçon déjà grand qu’il chercha à introduire dans sa famille ; mais toutes les portes lui restèrent fermées, personne ne se souciait d’avoir affaire avec lui. Naturellement il en fut aigri, il déclara qu’il ne remettrait plus les pieds à Domleschg, et c’est alors qu’il vint s’établir à Dörfli avec son garçon. Il paraît que sa femme était suisse, qu’il l’avait rencontrée à Naples, et qu’il l’avait perdue peu de temps après leur mariage. Il devait avoir quelques économies, car il fit apprendre un métier à son fils Tobie qui devint charpentier. C’était un homme rangé qu’on aimait dans tout Dörfli. Mais quant au Vieux, on s’en méfiait ; on prétendait qu’il, avait déserté l’armée, et qu’il avait eu de bonnes raisons pour cela ; le bruit courait qu’il avait tué un homme, non pas à la guerre, tu comprends, mais dans un accès de violence. Pourtant nous l’avions reçu chez nous comme parent, puisque la grand-mère de ma mère et la sienne étaient sœurs, et nous l’avons toujours appelé l’Oncle. C’est depuis qu’il est allé s’établir sur la montagne que les gens d’ici l’appellent le « Vieux de l’Alpe».
– Mais ce Tobie, qu’est-il donc devenu ? demanda Barbel qui paraissait vivement intéressée.
– Attends un moment, nous y arrivons ; je ne peux pas tout dire à la fois, répliqua Dete. Donc Tobie était allé à Mels en apprentissage, et quand il revint à Dörfli, il prit pour femme ma sœur Adélaïde ; ils s’étaient toujours plu, et après leur mariage ils vécurent très heureux ensemble. Mais cela ne dura pas longtemps. Deux ans après, comme Tobie travaillait à une construction, une poutre lui tomba sur la tête et le tua du coup. Quand on le rapporta à la maison dans cet état, Adélaïde en reçut un tel choc qu’elle prit une fièvre violente dont elle ne se remit pas. Elle avait toujours été d’une santé délicate, et quelquefois elle prenait des crises d’une maladie étrange dans lesquelles on ne savait pas si elle dormait ou si elle veillait. Deux semaines seulement après la mort de Tobie, on enterra Adélaïde. Tout le monde se mit alors à parler du triste sort de ces deux malheureux, et bientôt on commença à dire tout haut que c’était la punition que l’Oncle-s’était attirée par sa vie impie. On ne se gêna pas pour le lui dire en face, et même le pasteur le lui mit sur la conscience en l’engageant à se repentir. Mais au lieu de s’adoucir, il n’en devint que plus terrible et plus renfermé, et il ne parla plus à personne ; du reste on l’évitait autant que possible. Tout d’un coup on apprit qu’il était allé s’établir sur l’Alpe et qu’il ne redescendrait plus au village. C’est, là qu’il demeure depuis lors, en inimitié avec Dieu et avec les hommes. Ma mère et moi nous avons recueilli l’enfant d’Adélaïde qui n’avait qu’un an. L’année dernière, quand ma mère est morte, et que je suis descendue aux bains pour gagner quelque chose, j’ai emmené la petite avec moi, et je l’ai mise en pension chez la vieille Ursule, à Pfäffers, pendant que je passais l’hiver aux bains où il y avait assez à faire à coudre et à raccommoder. Ce printemps, la famille de Francfort que j’ai servie l’année dernière est revenue à Ragatz et veut absolument m’emmener. Nous partons après-demain ; c’est une bonne place, je t’en réponds.
– Et tu comptes laisser cette petite chez le Vieux, après ce que tu m’as raconté ? Cela m’étonne que tu puisses seulement y penser, Dete ! dit Barbel d’un ton de reproche.
– Que veux-tu ? répliqua Dete ; j’ai fait ma part ; que faut-il que j’en fasse à présent ? Je ne peux pourtant pas emmener à Francfort une enfant de cinq ans. Mais à propos, Barbel, jusqu’où voulais-tu aller ? Nous voici déjà à moitié chemin du pâturage.
– Nous sommes justement arrivées à ma destination, répondit Barbel ; je suis venue pour parler à la grand-mère du chevrier ; elle file pour moi pendant l’hiver. Adieu donc, Dete, et bon succès !
Dete tendit la main à sa compagne et s’arrêta un moment pour la voir entrer dans la maison du chevrier. C’était un petit chalet bruni, situé un peu à l’écart du sentier, dans une combe qui le protégeait du vent, presque à mi-chemin entre Dörfli et l’alpage. Heureusement que le chalet était un peu protégé par la montagne, car il était si branlant, si dégradé, qu’il ne devait pas faire beau y demeurer quand le föhn soufflait avec violence, ébranlant portes et fenêtres, et faisant craquer les poutres vermoulues. Ces jours-là, si le chalet avait été construit sur le pâturage, il aurait sûrement été balayé par le vent et précipité au fond de la vallée. C’est là qu’habitait Pierre le Chevrier, garçon de onze ans, qui descendait chaque matin à Dörfli chercher les chèvres pour les emmener à l’alpage où elles se régalaient tout le jour d’un gazon court et parfumé. Le soir venu, Pierre redescendait en gambadant avec ses bêtes au pied léger, et arrivé à Dörfli, il faisait entendre entre ses doigts un sifflet aigu qui rassemblait aussitôt sur la place les différents propriétaires des chèvres. C’étaient presque toujours des enfants qui venaient chercher leurs bêtes, car ce sont des animaux assez paisibles desquels ou n’a rien à craindre. Pendant tout l’été c’était le seul moment de la journée où Pierre échangeât quelques mots avec ses semblables ; tout le reste du temps, il le passait dans la société des chèvres. Il avait bien à la maison sa mère et la vieille grand-mère aveugle ; mais il partait le matin de très bonne, heure, et le soir il ne rentrait que tard, étant resté le plus longtemps possible avec les autres enfants ; en sorte qu’il ne lui restait plus que le temps d’avaler son pain et son lait et de se mettre au lit pour y dormir sur les deux oreilles. Son père, qu’on appelait aussi Pierre le Chevrier parce qu’il avait exercé le même métier dans sa jeunesse, était mort d’un accident en coupant du bois. La mère, dont le vrai nom était Brigitte, était appelée par analogie « la Chevrière», et quant à l’aïeule, jeunes et vieux ne la connaissaient que sous le simple nom de « grand-mère».
Dix bonnes minutes s’étaient bien écoulées depuis que Barbel avait quitté Dete, et celle-ci attendait toujours devant le chalet, ne voyant point arriver Heidi, et regardant de tous côtés pour découvrir où pouvaient bien être les deux enfants et leurs chèvres. Comme ils ne paraissaient pas, elle monta un peu plus haut, à un endroit d’où elle pouvait voir jusqu’au bas de la pente. Là, elle regarda tantôt à droite, tantôt à gauche, mais sans succès.
Pendant qu’ils exerçaient ainsi sa patience, les enfants avaient fait un long détour, parce que Pierre voulait mener ses chèvres aux endroits qu’il connaissait et où elles trouvaient des touffes et des buissons particulièrement à leur goût ; cela avait naturellement beaucoup allongé la route. La petite avait d’abord suivi Pierre en grimpant avec peine, étouffant dans son paquet d’habits, toute haletante, presque à bout de forces. Elle ne disait pas un mot, mais regardait tantôt son compagnon qui, les pieds nus et les culottes courtes, sautait légèrement devant elle, tantôt les chèvres aux jambes fines et élancées qui grimpaient avec agilité à travers pierres et buissons, au bord des précipices. Soudain l’enfant s’arrêta, s’assit par terre, ôta rapidement bas et souliers, se releva et commença à se débarrasser promptement de l’épais mouchoir rouge et de ses deux robes l’une après l’autre ; car la cousine Dete lui avait mis sa robe du dimanche par-dessus celle des jours, pour ne pas avoir la peine de les porter. En moins d’une minute, Heidi se trouva dans son léger jupon, les bras nus sortant de sa chemise aux manches courtes. Puis elle rassembla tous ses Vêtements en un joli tas, et se mit à sauter et gambader derrière les chèvres, aussi légère que l’une d’elles. Pierre n’avait pas pris garde à cette halte subite ; quand il vit arriver Heidi dans son nouveau costume, tout son visage s’épanouit d’aise, et une affreuse grimace exprima sa satisfaction intime ; lorsque, se retournant, il aperçut le tas de vêtements au bord du sentier, son visage se contracta encore davantage et sa bouche s’ouvrit jusqu’aux oreilles ; mais il ne dit pas un mot.
Une fois débarrassée de ce qui la gênait, Heidi entama une conversation avec Pierre qui avait bien à faire à répondre à toutes ses questions ; elle voulait savoir exactement combien il avait de chèvres, où il les menait paître, ce qu’il faisait là-haut quand il était arrivé, etc. C’est ainsi que tout en causant, ils atteignirent enfin le chalet du chevrier non loin duquel les attendait toujours la cousine Dete. À peine les eut-elle aperçus qu’elle s’écria vivement :
– Heidi, que deviens-tu ? Quelle tournure as-tu donc ? Qu’as-tu fait de ta robe du dimanche ? et de l’autre ? et du mouchoir ? Que sont devenus les souliers tout neufs que je t’ai achetés, et les bas que je t’ai tricotés ? Heidi ! qu’as-tu donc fait de tous tes vêtements ?
– Là-bas ! répondit l’enfant, désignant tranquillement du doigt le bas de la pente. La cousine suivit la direction indiquée. On voyait en effet quelque chose comme un paquet surmonté d’un point rouge qui devait être le mouchoir.
– Enfant de malheur ! s’écria la cousine hors d’elle. Qu’est-ce qui t’a passé par la tête d’ôter tous tes habits ? Qu’est-ce que cela signifie ?
– Je n’en ai plus besoin, dit l’enfant qui n’avait pas du tout l’air affligée de sa conduite.
– Ah ! c’est trop fort ! As-tu perdu la tête ? On pourrait vraiment le croire ! Et maintenant comment redescendre chercher ces habits ? Cela prendra bien au moins une demi-heure ! Voyons, Pierre, descends vite me chercher ce paquet ; mais dépêche-toi, et ne reste pas là planté à me regarder comme si tu étais cloué à ta place.
– Je suis déjà en retard, dit Pierre lentement, sans bouger de l’endroit où, les mains dans ses poches, il s’était arrêté pour écouter l’explosion de colère de la cousine.
– Alors pourquoi restes-tu là à écarquiller les yeux ? Ce n’est pas le moyen de te dépêcher. Viens vers moi, je te donnerai quelque chose de beau ; vois-tu ?
Et Dete lui fit miroiter devant les yeux une pièce de cinq centimes toute neuve. Soudain Pierre prit sa course, descendit en bondissant au bas du pâturage, atteignit en quelques sauts prodigieux le tas de vêtements qu’il roula sous son bras, et reparut si rapidement avec le paquet que la cousine lui en fit compliment et lui donna tout de suite la pièce promise. Pierre la fit bien vite disparaître au fond de sa poche, tandis qu’un large sourire épanouissait sa figure ; ce n’était pas tous les jours qu’il se voyait en possession d’un pareil trésor.
– Tu peux bien me porter le paquet jusque là-haut, chez le Vieux, puisque c’est ton chemin, dit la cousine en se remettant en marche pour gravir la côte escarpée qui s’élevait au-dessus du chalet du chevrier. Pierre y consentit volontiers, et se remit aussi en route, le paquet sous le bras gauche, et dans la main droite son fouet qu’il faisait claquer. Heidi et les chèvres gambadaient joyeusement à ses côtés. Après trois quarts d’heure de marche, ils atteignirent enfin la s*****e de rochers sur laquelle s’élevait l’habitation du Vieux de l’Alpe ; exposée à tous les vents, mais placée de manière à recevoir le moindre rayon de soleil, elle jouissait d’une vue étendue sur toute la vallée qu’elle dominait. Derrière le chalet on voyait un groupe de trois vieux sapins aux longues branches pendantes. Au-delà se dressait le dernier escarpement de la montagne dont les pentes d’abord gazonnées, devenaient, en s’élevant, rocailleuses et semées de broussailles, et se terminaient enfin par de hauts rochers abrupts et dénudés.
Sur un banc solidement fixé au mur du chalet du côté de la vallée, était assis le Vieux de l’Alpe, la pipe à la bouche, les deux mains sur ses genoux, observant tranquillement le trio qui s’approchait en compagnie des chèvres. Heidi arriva la première au haut du sentier ; elle se dirigea tout droit vers le vieillard et lui tendit la main en disant :
– Bonsoir, grand-père !
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il d’un ton rude en tendant brusquement la main à l’enfant, et fixant sur elle par-dessous ses épais sourcils un regard long et pénétrant. Heidi soutint ce regard sans détourner une seule fois les yeux ; ce grand-père, avec sa longue barbe et ses sourcils gris, hérissés comme des broussailles, lui causait un tel étonnement qu’elle ne pouvait cesser de l’examiner. Pendant ce temps la cousine était arrivée, suivie de Pierre qui fit halte un moment pour voir ce qui allait se passer.
– Je vous souhaite le bonjour, oncle, dit Dete en s’avançant vers lui, et je vous amène l’enfant de Tobie et d’Adélaïde. Vous ne la reconnaissez pas, je pense, puisque vous ne l’avez pas vue depuis qu’elle avait une année.
– Ah !… et qu’a-t-elle à faire ici ? demanda le Vieux d’un ton bourru. Toi, là-bas, cria-t-il à Pierre, tu peux partir avec tes chèvres, ce n’est déjà pas si tôt, emmène aussi les miennes.
Pierre obéit sur-le-champ et disparut, car il ne tenait pas à rencontrer deux fois le terrible regard du vieillard.
– Elle vient pour rester avec vous, oncle, répondit Dete. Il me semble que j’ai fait ma part en la gardant ces quatre ans ; c’est bien à votre tour de faire la vôtre !
– Ah ! ah ! dit le Vieux en jetant à Dete un regard perçant. Et que comptes-tu que j’en ferai, si elle ne veut pas rester avec moi et qu’elle se mette à pleurnicher pour redescendre ?
– C’est votre affaire, répliqua Dete. Personne n’est venu me dire, à moi, comment il fallait m’y prendre, quand je me la suis vue sur les bras, à peine âgée d’un an, et que j’avais déjà bien assez à faire à nous entretenir, ma mère et moi. À présent il faut que j’aille en place, et c’est vous qui êtes le plus proche parent de la petite ; si vous ne pouvez pas la garder, faites-en ce que vous voudrez, et si elle dépérit chez vous, c’est vous qui en serez responsable ; il me semble que vous n’auriez pas besoin d’ajouter encore cela à tout ce que vous avez déjà à vous reprocher.
Dete qui ne se sentait pas la conscience très à l’aise, s’était échauffée en parlant et en avait dit plus qu’elle n’avait compté. Le Vieux s’était levé à ses dernières paroles, la regardant de manière à la faire reculer de quelques pas ; puis il étendit le bras vers le sentier et dit d’un ton impératif :
– Tâche de redescendre un peu vite à l’endroit d’où tu es venue, et ne reparais pas ici de sitôt.
Dete ne se le fit pas dire deux fois :
– Eh bien, adieu, oncle ! adieu Heidi ! dit-elle rapidement, et elle disparut sur le sentier qu’elle descendit en courant tout d’un trait jusqu’à Dörfli, mue par une violente agitation intérieure. Arrivée au village, elle s’entendit de nouveau appeler de tous les côtés, car chacun se demandait ce qu’elle avait pu faire de l’enfant. Tout le monde connaissait Dete et savait qui était la petite.
– Où est l’enfant ? lui criait-on. Dete, où as-tu laissé l’enfant ?
À toutes ces questions Dete répondait avec impatience :
– Là-haut, chez le Vieux de l’Alpe. Vous entendez, je vous dis qu’elle est chez le Vieux, là-haut.
Ce laconisme ne lui était pas habituel, mais elle était mortifiée de s’entendre dire de tous côtés : Comment peux-tu faire une chose pareille ! – Pauvre petite créature ! – Abandonner cette enfant là-haut ! – Pauvre petite ! pauvre petite ! – Aussi Dete descendit-elle en courant aussi vite que possible, jusqu’à ce qu’elle fût assez éloignée pour ne plus rien entendre. Elle se sentait mal à l’aise. Sur son lit de mort, sa mère lui avait encore tout particulièrement recommandé la petite Heidi. Mais elle se dit pour se tranquilliser, qu’elle pourrait lui être bien plus utile en gagnant beaucoup d’argent ; aussi était-elle contente de pouvoir s’éloigner de tous ces gens qui voulaient se mêler de ses affaires, et d’entrer dans une belle place comme celle qu’elle avait en perspective.