Ceci était pour mon imagination, jeune et riante alors, l’indice d’une vocation bien prononcée chez mon ami. Au reste, j’ai toujours remarqué que les vives appétences de l’esprit ont leurs manifestations extérieures dans quelque particularité physique de l’individu. Certains ornithologues ont des yeux d’oiseau ; certains chasseurs, l’allure du gibier qu’ils poursuivent. Les musiciens simplement virtuoses ont l’oreille conformée d’une certaine façon, tandis que les compositeurs ont dans la forme du front l’indice de leur faculté résumatrice, et semblent entendre par le cerveau. Les paysans qui élèvent des bœufs sont plus lents et plus lourds que ceux qui élèvent des chevaux, et ils naissent ainsi de père en fils. Enfin, sans vouloir m’égarer dans de nombreux exemples, je puis dire qu’Obernay est resté comme une preuve acquise à mon système. J’ai pleinement reconnu par la suite que, si son visage, sans beauté réelle, mais éminemment agréable, avait l’éclat d’une rose, – son âme, sans génie d’initiative, avait le charme profond de l’harmonie, et comme qui dirait un suave et splendide parfum d’honnêteté.
Quand il eut dormi une heure avec la placidité d’un soldat en campagne habitué à mettre le temps à profit, il se sentit tout à fait bien, et nous nous reprîmes à causer. Je lui parlai de Moserwald, ma nouvelle connaissance, et je lui rapportai les plaisanteries de ce grand sceptique sur sa position de consolateur obligé de madame de Valvèdre. Il faillit bondir d’indignation, mais je le contins.
— Après ce que tu m’as dit de ton affection et de ton respect pour le caractère du mari, il est tout à fait inutile de te défendre d’une trahison indigne, et ce serait même me faire injure.
— Oui, oui, répondit-il avec vivacité, je ne doute pas de toi ; mais, si ce juif me tombe sous la main, il fera bien de ne pas me plaisanter sur un pareil sujet !
— Je ne pense pas qu’il pousse jusque-là son débordement d’esprit, quoique, après tout, je ne sache de quoi il n’est pas capable avec sa candeur effrontée. Le connais-tu, ce Moserwald ? N’est-il pas de Genève ?
— Non, il est Allemand ; mais il vient souvent chez nous, je veux dire dans notre ville, et, sans lui avoir jamais parlé, je sais très bien que c’est un fat.
— Oui, mais si naïvement !
— C’est peut-être joué, cette naïveté cynique. Que sait-on d’un juif ?
— Comment, tu aurais des préjugés de race, toi, l’homme de la nature ?
— Pas le moindre préjugé et pas la moindre prévention hostile. Je constate seulement un fait : c’est que l’israélite le plus insignifiant a toujours en lui quelque chose de profondément mystérieux. Sommité ou abîme, ce représentant des vieux âges obéit à une logique qui n’est pas la nôtre. Il a retenu quelque chose de la doctrine ésotérique des hypogées, à laquelle Moïse avait été initié. En outre, la persécution lui a donné la science de la vie pratique et un sentiment très âpre de la réalité. C’est donc un être puissant que je redoute pour l’avenir de la société, comme je redoute pour cette forêt où nous voici la chute des blocs de granit que les glaces retiennent au-dessus d’elle. Je ne hais pas le rocher, il a sa raison d’être, il fait partie de la charpente terrestre. Je respecte son origine, et même je l’étudie avec un certain trouble religieux ; mais je vois la loi qui l’entraîne, et qui, tout en le désagrégeant, réunit dans une commune fatalité sa ruine et celle des êtres de création plus moderne qui ont poussé sur ses flancs.
— Voilà, mon ami, une métaphore par trop scientifique.
— Non, non, elle est juste ! Notre sagesse, notre science religieuse et sociale ont pris racine dans la cendre du monde hébraïque, et, ingrats disciples, nous avons voulu l’anéantir au lieu de l’amener à nous suivre. Il se venge. C’est absolument comme ces arbres dont les racines avides et folles soulèvent les roches et creusent le chemin aux avalanches qui les engloutiront.
— Alors, selon toi, les juifs sont les futurs maîtres du monde ?
— Pour un moment, je n’en doute pas ; après quoi, d’autres cataclysmes les emporteront vite, s’ils restent juifs : il faut que tout se renouvelle ou périsse, c’est la loi de l’univers ; mais, pour en revenir à Moserwald, quel qu’il soit, crains de te lier avec lui avant de le bien connaître.
— Je ne compte pas me lier jamais avec lui, bien que je le juge mieux que tu ne fais.
— Je ne le juge pas ; je ne sais rien sur son compte qui m’autorise à le soupçonner en tant qu’individu. Au contraire, je sais qu’il a la réputation de tenir sa parole et d’être large en affaires plus qu’aucun de sa race ; mais tu me dis qu’il parle légèrement de M. de Valvèdre, et cela me déplaît. Et puis il t’offre ses services, et cela m’inquiète. On peut toujours avoir besoin d’argent, et la fable de Shylock est un symbole éternellement vrai. Le juif a instinctivement besoin de manger un morceau de notre cœur, lui qui a tant de motifs de nous haïr, et qui n’a pas acquis avec le baptême la sublime notion du pardon. Je t’en supplie, si tu te voyais entraîné à quelque dépense imprévue, excédant sérieusement tes ressources, adresse-toi à moi, et jamais à ce Moserwald. Jure-le-moi, je l’exige.
Je fus surpris de la vivacité d’Obernay, et me hâtai de le rassurer en lui parlant de l’honnête aisance de ma famille et de la simplicité de mes goûts.
— N’importe, reprit-il, promets-moi de me regarder comme ton meilleur ami. Je ne sais quelle sera ta vie… D’après ce que tu m’as laissé entrevoir hier de tes angoisses vis-à-vis de l’avenir et de ton mécontentement du présent, je crains que les passions ne jouent un rôle trop impérieux dans ta destinée. Il ne me semble pas que tu aies travaillé à te forger le frein nécessaire…
— Quel frein ? la botanique ou la géologie ?
— Oh ! si tu railles, parlons d’autre chose.
— Je ne raille pas quand il s’agit de t’aimer et d’être touché de ton affection généreuse ; mais conviens que tu penses trop en homme de spécialité et que tu dirais volontiers : « Hors de la science, point de salut. »
— Eh bien, oui, je te dirais volontiers. J’ai la candeur et le courage d’en convenir. J’ai eu sous les yeux de tels exemples de ces fausses théories qui ont déjà troublé ton âme !…
— Quelles théories me reproches-tu ? Voyons !
— La théorie en la personnalité d’abord, la prétention de réaliser une existence de gloire personnelle avec la résolution d’être furieux et désespéré, si tu échoues.
— Eh bien, tu le trompes ; j’ai deux cordes à mon ambition. J’accepte la gloire sans bonheur ou le bonheur sans gloire.
Obernay me railla à son tour de ma prétendue modestie, et, tout en discutant de la sorte, je ne sais plus comment nous vînmes à parler de M. de Valvèdre et de sa femme. J’étais assez curieux de savoir ce qu’il y avait de vrai dans les commérages de Moserwald, et Obernay était précisément disposé à une extrême réserve. Il faisait le plus grand éloge de son ami, et il évitait d’avoir une opinion sur le compte de madame de Valvèdre ; mais, malgré lui, il devenait nerveux et presque irascible en prononçant son nom. Il avait des réticences troublées ; le rouge lui montait au front quand je lui en demandais la cause. Mon esprit fit fausse route. Je m’imaginai qu’en dépit de sa vertu, de sa raison et de sa volonté, il était amoureux de cette femme, et, dans un moment où il s’en défendait le plus, il m’échappa de lui dire ingénument :
— Elle est donc bien séduisante !
— Ah ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la boîte de métal qui contenait ses plantes et qui lui avait servi d’oreiller, je vois que les mauvaises pensées de ce juif ont déteint sur toi. Eh bien, puisque tu me pousses à bout, je te dirai la vérité. Je n’estime pas la femme dont tu me parles… À présent, me croiras-tu capable de l’aimer ?
— Eh ! mais… c’est quelquefois une raison de plus ; l’amour est si fantasque !
— Le mauvais amour, ou l’amour des romans et des drames modernes ; mais les mauvaises amours n’éclosent que dans les âmes malsaines, et, Dieu merci, la mienne est pure. La tienne est-elle donc déjà corrompue, que tu admets ces honteuses fatalités ?
— Je ne sais si mon âme est pure comme la tienne, mon cher Henri ; mais elle est vierge, voilà ce dont je puis te répondre.
— Eh bien, ne la laisse pas gâter et affaiblir d’avance par ces idées fausses. Ne te laisse pas persuader que l’artiste et le poète soient destinés à devenir la proie des passions, et qu’il leur soit permis, plus qu’aux autres hommes, d’aspirer à une prétendue grande vie sans entraves morales ; ne t’avoue jamais à toi-même, quand même cela serait, que tu peux tomber sous l’empire d’un sentiment indigne de toi !…
— Mais, en vérité, tu vas me faire peur de moi-même, si tu continues ! Tu me mets sous les yeux des dangers auxquels je ne songeais pas, et pour un peu je croirais que c’est moi qui suis épris, sans la connaître, de cette fameuse madame de Valvèdre.
— Fameuse ! Ai-je dit qu’elle était fameuse ? reprit Obernay en riant avec un peu de dédain. Non ; la renommée n’a rien à faire avec elle, ni en bien ni en mal. Sache que les aventures qu’on lui prête à Genève, selon M. Moserwald (et je crois qu’on ne lui en prête aucune), n’existent que dans l’imagination de ce triomphant israélite. Madame de Valvèdre vit à la campagne, fort retirée, avec ses deux belles-sœurs et ses deux enfants.
— Je vois que Moserwald est, en effet, mal renseigné : il m’avait dit quatre enfants et une belle-sœur ; mais, toi, sais-tu que tu te contredis beaucoup sur le compte de cette femme ? Elle est irréprochable, et pourtant tu ne l’estimes pas !
— Je ne sais rien à reprendre dans sa conduite ; je n’estime pas son caractère, son esprit, si tu veux.
— En a-t-elle, de l’esprit ?
— Moi, je ne trouve pas ; mais elle passe pour en avoir.
— Elle est toute jeune ?
— Non ! Elle s’est mariée à vingt ans, il y a déjà… oui, il y a dix ans environ. Elle peut avoir la trentaine.
— Eh ! ce n’est pas si jeune, en effet ! Et son mari ?
— Il a quarante ans, lui, et il est plus jeune qu’elle, car il est agile et fort comme un sauvage, tandis qu’elle est nonchalante et fatiguée comme une créole.
— Qu’elle est ?
— Non, c’est la fille d’une Espagnole et d’un Suédois ; son père était consul à Alicante, où il s’est marié.
— Singulier mélange de races ! Cela doit avoir produit un type bizarre ?
— Très réussi comme beauté physique.
— Et morale ?
— Morale, moins, selon moi… Une âme sans énergie, un cerveau sans étendue, un caractère inégal, irritable et mou ; aucune aptitude sérieuse et de sots dédains pour ce qu’elle ne comprend pas.
— Même pour la botanique ?
— Oh ! pour la botanique plus que pour toute autre chose.
— En ce cas, me voilà bien rassuré sur ton compte. Tu n’aimes pas, tu n’aimeras jamais cette femme-là !
— Cela, je t’en réponds, dit gaiement mon ami en rebouclant son sac et en repassant sa jeannette(1) en sautoir. Il est permis aux fleurs de ne pas aimer les femmes ; mais les femmes qui n’aiment pas les fleurs sont des monstres !
Il me serait bien impossible de dire pourquoi et comment cet entretien brisé et repris plusieurs fois durant le reste de la journée, et toujours sans aucune préméditation de part ou d’autre, engendra en moi une sorte de trouble et comme une prédisposition à subir les malheurs dont Obernay voulait me préserver. On eût dit que, doué d’une subite clairvoyance, il lisait dans le livre de mon avenir. Et pourtant je n’étais ni un caractère passif, ni un esprit sans réaction ; mais je croyais beaucoup à la fatalité. C’était la mode en ce temps-là, et croire à la fatalité, c’est la créer en nous-mêmes.