II
Le prince charmantLouis-Auguste-Amédée de Valberg n’avait point été appelé par sa naissance à de hautes et brillantes destinées. Fils d’une simple ouvrière, qui était morte en lui donnant le jour, il avait été réclamé par un domestique du prince de Valberg et confié à une femme de la campagne qui, après l’avoir nourri, s’engagea à le garder chez elle moyennant une modique pension. Il y resta jusqu’à l’âge de neuf ans, fort peu distingué des petits rustres avec lesquels il était élevé. Dans cet intervalle, celui qui était réellement son père, mais qui ne voulait pas même passer pour son protecteur, le prince se maria et eut successivement deux fils, qui ne vécurent l’un et l’autre que quelques mois. C’est alors qu’on fit venir de la campagne le jeune Amédée, et qu’on le plaça dans un des premiers lycées de Paris, toujours par les soins du domestique de confiance. Du reste, l’enfant ne connut ni ne vit son père. Il eut d’abord quelque peine à s’habituer à la discipline du lycée et surtout à l’air moins pur qu’il y respirait ; mais, comme il était d’un caractère heureux et facile, et qu’il n’avait pas beaucoup de raisons pour regretter la maison de sa nourrice, il en prit bientôt son parti, travailla de bon cœur, s’amusa de même, et se fit aimer de ses camarades et de ses maîtres, car ceux qui ont été privés des premières affections ont je ne sais quel charme pour s’en acquérir d’autres. Cependant le prince de Valberg avait eu encore deux enfants, encore deux fils, deux héritiers de son grand nom et de son immense fortune, et ceux-là dans des conditions de force et de santé qui devaient lui ôter toute crainte pour l’avenir. Il les éleva, en effet, l’un jusqu’à cinq ans, l’autre jusqu’à six ; mais ils succombèrent aussi au mal qui avait si vite, enlevé les premiers, et leur mère ne tarda point à les suivre. Le prince, frappé de tous les côtés et effrayé du vide qui s’était fait autour de lui, songea pour la seconde fois qu’il lui restait encore un fils. Il s’était demandé avec angoisse à qui il transmettrait son nom et ses biens ; ç’avait toujours été là, depuis la mort de son premier enfant, sa préoccupation la plus sérieuse et la plus vive. Il fit donc venir Amédée qui, à cette époque, touchait à ses dix-huit ans. En face l’un de l’autre, ils se pénétrèrent du premier regard ; le père ouvrit les bras sans parler, le jeune homme s’y précipita de même, car la ressemblance qu’il y avait entre eux était telle qu’elle tenait lieu de toute explication. Amédée quitta le lycée, fut reconnu publiquement par le prince, et vint loger dans son hôtel de la rue de Varennes, avec le titre et tous les privilèges d’un fils unique et bien-aimé.
Il y avait en lui des qualités de cœur et d’esprit qui justifièrent et qui fortifièrent encore chaque jour cette affection tardive. C’était ce qu’on appelle un bon et aimable garçon, avec la franchise et la vivacité de son âge, et cette prudence précoce que possèdent les jeunes gens qui n’ont pas été gâtés à leur début dans la vie. La fortune ne l’éblouit point, comme tant d’autres. Il continua d’aller au-devant de ses camarades et de leur serrer la main lorsqu’il les rencontrait quelque part ; il arrêta même quelquefois son cheval pour échanger avec eux un mot en passant, quoiqu’ils fussent à pied. Seulement le goût qu’il commençait à montrer pour la poésie se porta tout entier sur les chevaux. Le prince était un amateur de premier ordre ; il avait des écuries modèles, il faisait courir chaque année au bois de Boulogne et à Chantilly : il initia tout naturellement son fils aux jouissances du sportman. Il l’initia aussi, par malheur, à d’autres habitudes de haute vie que les pères peuvent tolérer, mais qu’ils ne devraient jamais faciliter. Amédée, de ce côté, n’avait pas besoin d’être encouragé, au contraire. Il se jeta donc à corps perdu dans une existence de plaisirs à laquelle allait bientôt manquer l’ombre même d’un contrôle quelconque. Il y avait deux ans à peine qu’il était sorti du lycée, l’heure de sa majorité n’était pas encore sonnée, lorsque son père tomba malade et mourut tout à coup en l’embrassant et en lui recommandant de se marier de bonne heure et surtout de faire choix d’une femme bien constituée.
Après plusieurs mois donnés à une douleur sincère, Amédée, maître d’une fortune qui s’élevait à plus de six millions et possesseur d’un des plus beaux noms de l’Europe, reprit peu à peu des habitudes dont il n’avait pas encore eu le temps de se lasser ; mais, contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, il fit voir tout d’abord qu’en vivant largement, il n’avait point pour cela l’intention de se ruiner. Il avait eu une fois en sa vie d’écolier le prix de calcul. Il s’imposa pour règle de ne dépenser que les trois quarts de ses revenus, garda un vieil intendant qui était honnête, conserva les écuries sans augmenter le nombre des chevaux ; enfin, il fut généreux avec ses maîtresses sans jamais tomber dans une folle prodigalité. Néanmoins, les frais qu’il fit pour l’une d’elles ne laissèrent point de le mettre en relief dans un certain monde et de le désigner comme proie à de certains oiseaux qui cherchaient aventure.
C’était la première affection véritable qu’il eût encore éprouvée. Il n’avait pas volé bien haut pour trouver cette reine de son cœur : papillon d’or, il s’était abattu sur une humble petite fleur éclose dans la boue. Il avait cru qu’elle lui avait donné son âme dans un b****r et qu’il l’avait emportée avec lui jusqu’au ciel où il planait. Un jour, ô déception ! il la surprit… Le complice s’évada ; la coupable, encore novice en tromperie ; n’eut pas l’adresse de se défendre ; Amédée, furieux, se livra à des transports désordonnés, brisa tout ce qui se trouva sous sa main, et s’oublia jusqu’à frapper de sa cravache l’indigne créature qui l’avait trahi. Ce coup de cravache lui fit une réputation de brutalité qu’il ne méritait certes pas, car depuis, en mainte occasion semblable, il se conduisit le plus modérément du monde. Hâtons-nous de dire aussi que son choix ne se ravala plus jamais aussi bas, et qu’il rencontra dans ses nouvelles relations galantes, sinon plus de fidélité, du moins plus de soin et d’habileté à sauver les apparences.
Au moment où le prince Amédée de Valberg se présente à nous, il doit avoir vingt-six ou vingt-sept ans, il est dans toute la fleur et dans toute la force de la jeunesse. Je dirais qu’il est un cavalier accompli s’il était un peu plus grand. Sa taille n’est guère au-dessus de la moyenne ; mais ce léger défaut est amplement racheté par la grâce et la distinction de toute sa personne et par une figure des plus agréables qu’on puisse voir. Il a de jolis cheveux bruns qui frisent naturellement, des yeux d’un bleu profond et pleins de flamme, un nez et une bouche d’une finesse exquise, une barbe pareille aux cheveux, qu’il porte entière, mais très courte, et qui a des reflets d’or ; enfin, des mains et des pieds de femme. Il est impossible de ne pas être séduit tout de suite par le charme attirant de sa physionomie.
Il s’avance au-devant d’Elina et de la comtesse avec cette aisance des gens qui ont l’usage du monde et la conscience de leur position et de leur fortune. Il leur tend familièrement la main à l’une et à l’autre, s’informe de la santé de cette chère Mme Saugeon, se déclare désolé de la savoir souffrante, et débite, non sans agrément, ces phrases banales qui sont comme les droits d’entrée de la conversation. La comtesse et la belle Elina luttent de bonne humeur et d’esprit pour lui donner la réplique. La comtesse était accablée, mourante, il n’y a qu’un quart d’heure : elle n’y était pour personne, même pour son mari ; mais elle n’a pu résister au désir de voir son aimable prince. Ici Elina insinue que ce n’est pas tout à fait exact, que c’est elle, au contraire, qui a décidé la comtesse à se lever et qu’elle n’y est point parvenue sans peine. Là-dessus une petite dispute, qui ne laisse pas d’être flatteuse pour celui qui en est l’objet. Le bel Amédée ne peut dissimuler la secrète satisfaction qu’il éprouve. On parle des Italiens, des dernières courses, du dernier scandale, d’une certaine demoiselle de grande naissance qui a enlevé un capitaine de dragons. Elina s’écrie qu’elle comprend cela et que l’amour excuse tout. On rit beaucoup, elle rit beaucoup elle-même. La conversation monte, monte si haut que nous aurions peine à la suivre. On ne sait pas jusqu’où peuvent s’aventurer en paroles une grande dame et une jeune personne qui ne sont pas bégueules et qui s’en vantent.
Mais voici qu’entre deux éclats de rire, le prince avoue sérieusement qu’il n’est à X… que pour un jour, qu’il le regrette, qu’il doit s’embarquer pour Londres, où ses affaires l’appellent. La comtesse et Elina se récrient là-dessus. Il est impossible qu’il parte, il doit rester : on va s’amuser beaucoup, on attend M. Guillaume ; on donnera des bals, des fêtes, on jouera la comédie. Il faut absolument qu’il reste pour voir Elina dans le rôle de Mme de Léry, et César Briquet dans le rôle du domestique. César Briquet vaut à lui seul qu’on reste quinze jours, César Briquet est ce qu’il y a de plus curieux à voir dans le pays. Le prince hésite, balbutie des excuses ; puis, voyant que la figure de la vive Elina prend tout à coup une teinte marquée de mélancolie, il finit par céder. Le plaisir l’emporte, les affaires attendront. Aussi, lorsqu’il se lève enfin pour prendre congé de ces dames, la comtesse lui dit d’un ton moitié ironique, moitié convaincu, et comme pour résumer l’impression qu’il a produite :
« Vous ne serez plus le prince Amédée ; vous serez pour nous désormais le prince Charmant. »
Le prince Charmant ! Quelle joie à vingt-sept ans d’emporter un tel compliment et d’être obligé de s’avouer qu’on le mérite ! Le jeune homme descend dans la cour, suivi des yeux par les deux belles, monte lestement en voiture, prend les rênes des mains du domestique en adressant à ses chevaux un mot d’amitié, et disparaît bientôt dans un nuage poudreux que dore le soleil. N’est-ce pas ainsi que disparaissent les dieux ? Il se sent dieu lui-même en ce moment ; il ne songe ni à la poussière qui l’aveugle, ni aux rayons qui le brûlent : il ne songe qu’à ces deux femmes qui l’ont véritablement enivré. Il est éperdument épris de l’une ou de l’autre. De laquelle ? De la plus jeune, de la plus belle, et c’est pour elle qu’il a renoncé au voyage de Londres, c’est pour elle qu’il va manquer au rendez-vous qu’une belle dame lui a donné, pour affaires, sur les bords peu fleuris de la Tamise.
Le lendemain dans la soirée, le prince de Valberg revint au château. Mme Saugeon, Elina, le comte et la comtesse avec Isidore Leblond, qu’on avait retenu à dîner, étaient sur une espèce de terrasse, occupés à contempler le coucher du soleil. Elina, qui, à certaines heures, affectait des dispositions poétiques, faisait remarquer à Isidore les délicates nuances d’or pâle dont se teignaient les nuages. Il lui avait dit qu’il n’aimait pas le jaune ; elle n’en persistait pas moins dans son admiration prolixe, et il avait fini par l’écouter d’un air de finesse béate qui n’appartenait qu’à lui, se contentant de répondre de temps en temps par politesse : « Oui, c’est beau, c’est très beau. »
Mais, dès qu’Amédée parut, Isidore n’obtint plus un mot ni un regard. Mme Saugeon n’imita point sa fille en cela. Elle accueillit le prince en femme accoutumée à frayer avec les puissances, et, après lui avoir exprimé ses regrets de ne l’avoir pas vu la veille, elle lui présenta comme un de ses bons amis Isidore Leblond, qu’elle traitait, en toute circonstance, avec une bienveillance marquée. Mme Saugeon savait que, dans notre société moderne, un homme qui gagne beaucoup d’argent est un homme considérable aux yeux de tous.
Le spéculateur et le prince échangèrent un salut et quelques mots qui furent interrompus par la joie que témoigna subitement le comte d’Heudicourt de revoir ce cher Amédée. Le comte d’Heudicourt parlait peu ordinairement, parce que sa femme était parvenue à lui faire comprendre que le silence est une des qualités d’un bon diplomate ; mais une fois lancé, après dîner surtout, il n’y avait plus moyen de le faire taire. Il fallut, que Mme Saugeon s’écriât de sa voix de maîtresse de maison :
« À propos, mon cher comte, je veux vous consulter sur un nouveau changement que ce diable de Briquet m’a proposé pour ma pièce d’eau. C’est un homme précieux que ce Briquet. Je vous le présenterai, mon cher prince ; il sera heureux de vous servir et de vous divertir, et, si vous l’écoutez, il empêchera qu’on ne vous exploite dans le pays. Mais, venez, mon cher comte ; venez aussi, mon cher Leblond : nous rejoindrons ces dames tout à l’heure. »
On voit que tout le monde était cher à Mme Saugeon, surtout les gens qui en valaient la peine.
Elina voulut voir alors quel effet produirait sur le prince la poésie qui lui avait si mal réussi avec Isidore. Elle admira la b***e de pourpre qui se déroulait au-dessus de la mer ; elle s’écria que c’était un spectacle sublime. Amédée, qui n’était pas insensible aux beautés de la nature et dont l’imagination était quelque peu surexcitée, partagea sincèrement cette admiration réelle ou feinte et lui récita quelques strophes de Victor Hugo qu’il avait apprises en cachette au lycée. Mais la comtesse, dont le scepticisme ne comprenait que la poésie moqueuse, la comtesse éclata de rire. Le duo si bien commencé s’arrêta court. Elina lançait déjà à sa bonne amie un regard qui n’avait rien de tendre, lorsque, par bonheur, un domestique vint annoncer qu’on demandait Mme la comtesse.
« Que me veut-on ? Je n’y suis pas, s’écria-t-elle d’un ton aigre.
– C’est pour le chapeau de Mme la comtesse.
– Pour mon chapeau ? Mais c’est bien différent, il fallait le dire ! Je suis sûre qu’ils m’ont fait quelque chose d’odieux. Je n’avais pas le temps d’écrire à Paris. Venez-vous, chère ? Je meurs de curiosité de voir ce qu’ils m’ont fait.
– Je ne puis laisser le prince, répondit gravement Elina.
– C’est juste ! reprit la belle dame avec un nouvel éclat de rire. Restez, restez, la politesse l’exige. »
Une fois seule avec Amédée, la jeune fille reporta aussitôt les yeux sur la mer, et le pria d’écouter avec attention le bruit des vagues. Il prêta l’oreille. On entendait un grondement sourd qu’Elina proclama plus harmonieux que l’orchestre de l’Opéra. Elle ajouta qu’elle n’était jamais plus heureuse que lorsqu’elle pouvait, le soir, assister à ce concert en compagnie d’une personne qui lui fût véritablement sympathique. Le prince se crut obligé de dire qu’il n’avait jamais été plus heureux qu’en ce moment. Et voilà où mène la poésie ! C’est pour cette raison que beaucoup de femmes, qui n’ont certes jamais fait de vers, négligent pourtant la prose à certaines heures, et surtout entre chien et loup.
La lune, qui s’était levée depuis longtemps déjà, brillait d’un vif éclat sur l’azur plus sombre ; les flots se taisaient, le silence du parc n’était plus troublé que par les soupirs de la brise ou par le cri lointain de quelque oiseau de mer, et l’air était toujours tiède et chargé des plus suaves émanations. Elina s’étant assise sur une causeuse qu’on avait traînée du salon jusqu’à la terrasse, le prince serait à côté d’elle. Ils ne voyaient plus ainsi que le ciel et la mer ; ils n’étaient vus que des étoiles, qui ne pensaient pas, je crois, à les regarder. Le jeune homme rappela à la jeune fille tout le plaisir qu’il avait eu l’hiver précédent à valser avec elle dans un bal où ils s’étaient rencontrés, et, comme elle lui répondit qu’elle se souvenait très bien de ce bal, mais qu’elle était étonnée qu’il s’en souvînt :
« Et pourquoi, lui demanda-t-il, auriez-vous le privilège de la mémoire ? Il me semble que c’est celui dont les impressions ont été les plus fortes qui doit se souvenir le mieux.
– Bah ! fit-elle de ce ton railleur qui lui avait tant déplu tout à l’heure chez sa bonne amie Gabrielle, mais qu’elle prenait volontiers elle-même à l’occasion ; bah ! est-ce que vous me ferez croire que vous êtes encore capable d’éprouver des impressions fortes ? Cette prétention ne s’accorde guère avec certaines histoires…
– Quelles histoires ?
– Que sais-je, moi ? On dit que vous êtes très… inconstant.
– On vous a trompée, je vous jure, ou, du moins, si je l’ai été, c’est que je n’ai jamais véritablement aimé, c’est-à-dire que je n’ai jamais véritablement aimé qu’une seule personne.
– Et c’est moi, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est vous.
– Eh bien ! prince, cette déclaration m’honore et produit sur moi un certain effet. C’est peut-être parce que nous sommes seuls, en présence du sombre Océan. On ne m’a jamais fait de déclaration que dans un bal, après une valse ou pendant une polka.
– Pourquoi railler ainsi ? Vous êtes émue, charmante Elina ! La vérité est que je vous aime comme un fou ; mais je ne croyais pas que j’aurais si tôt l’occasion de vous le dire. Je ne devais pas rester ici, vous le savez, on m’attend à Londres, une personne que… qui… qui prétend que je suis nécessaire à sa vie. Dites un mot, et je renonce à elle pour toujours, et je mets à vos pieds mon cœur, mes soins, ma fortune, tout ce que je possède. »
Une jeune personne qui a autant d’expérience de la vie qu’en avait déjà à cette époque Mlle Elina Saugeon, sait très bien qu’un jeune homme qui lui offre son cœur, ses soins et sa fortune, ne lui offre pas précisément de l’épouser. Sa mère l’avait prévenue, sa mère lui avait dit jusqu’où pourraient aller les propositions du prince ; mais. Elina, dans son orgueil, n’avait pas voulu la croire, et, d’ailleurs, elle se sentait capable d’entraîner beaucoup plus loin son noble amoureux. Elle ne se déconcerta donc pas, quoiqu’elle fût au fond quelque peu humiliée, et, comme Amédée lui pressait trop fortement la main, elle se contenta de lui dire :
« Laissez-moi, prince, ou je vais appeler.
– Écoutez au moins…
– Vous écouter ? reprit-elle avec hauteur. Vous ne vous flattez pas, j’espère, que je daigne vous écouter ? Peut-être avez-vous cru, à cause de certains bruits injurieux qu’on a fait courir sur ma mère, peut-être avez-vous cru que je m’oublierais au point… Sachez, monsieur, que je ne donnerai jamais mon cœur qu’à l’homme qui, en échange, me donnera son nom. »
Il y eut un moment de silence, ce qu’en termes de théâtre on appelle un temps ; mais ce temps, contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, ne produisit pas un très bon effet.
« Je vous jure, s’écria enfin le prince, je vous proteste que mes intentions sont pures, et plus tard…
– Oh ! je n’aime pas à crédit, » fit-elle en riant. Et elle s’échappa légère.
Il courut après elle, l’atteignit à la porte du salon, et la serrant dans ses bras :
« Cher ange rebelle, murmura-t-il, je vous aime de toute mon âme !
– Amédée, fit-elle d’une voix languissante, n’a****z pas de ma faiblesse ; ce n’est pas vous qui m’aimez, c’est… »
En ce moment, on entendit quelque bruit, et Mme Saugeon, une lampe à la main, parut elle-même à la porte, suivie du comte, de la comtesse et d’Isidore. Peut-être Elina n’avait-elle risqué ses dernières paroles qu’après s’être assurée, à l’aide de quelque signal convenu, que sa vigilante mère n’était pas loin.
Mme Saugeon déclara au prince qu’elle l’avait complètement oublié, qu’elle avait proposé à ces messieurs de faire une partie de billard, et que la comtesse avait été assez bonne pour marquer les points. Elina demanda alors à sa chère Gabrielle si elle était contente de son chapeau. Celle-ci, qui paraissait de fort mauvaise humeur, répondit sèchement qu’on n’avait apporté aucune espèce de chapeau, que c’était un prétexte dont Mme Saugeon s’était servie… Mais Mme Saugeon lui coupa la parole. Du reste, ce n’était point seulement la mauvaise humeur de la comtesse qui était curieuse à observer ; chacun de nos personnages avait en ce moment une préoccupation particulière, et on sentait qu’il se passait quelque chose qui les intéressait tous, excepté pourtant le comte d’Heudicourt. Le comte était rentré dans l’insignifiance et le mutisme qui lui étaient habituels. Mais Elina paraissait radieuse, le prince visiblement ému ; Mme Saugeon les regardait l’un et l’autre avec une curiosité un peu inquiète, et Isidore Leblond, qui les voyait très bien sans les regarder, avait tous ses traits éclairés par ce sourire mêlé de finesse et de bonhomie que nous aurons plus d’une fois l’occasion de remarquer dans le cours de ce récit.
La conversation languissait, quand tout à coup, au milieu d’un silence un peu trop prolongé, onze heures sonnèrent à l’église du village.
« Onze heures ! s’écria le prince en se levant. En vérité, chère madame, j’a***e de votre hospitalité.
– Mon Dieu ! ne vous excusez pas, repartit Mme Saugeon de son air le plus affable ; plus vous nous resterez, plus vous nous ferez plaisir. Vous ne connaissez personne ici ; ce n’est pas comme à Paris, où on ne peut jamais vous avoir. Venez donc demain dîner avec nous. Ne me remerciez pas ! C’est convenu. Mais il faut, en revanche, que vous me rendiez un service. On devait venir chercher M. Leblond, on n’est pas venu ; mes pauvres chevaux sont éreintés : vous seriez bien aimable de le prendre avec vous.
– Très volontiers ; cela me procurera l’avantage de faire plus ample connaissance avec monsieur.
– Ah ! la comtesse a raison, exclama Mme Saugeon ; vous êtes bien réellement le prince Charmant. »
Aussitôt qu’il fut en voiture avec Isidore, le prince de Valberg entreprit l’éloge de Mme Saugeon. Il dit qu’on était forcé de convenir que c’était une femme supérieure, point bégueule, très aimable quand elle voulait, et qui avait l’art de mettre les gens à leur aise. Quant à lui, il était enchanté d’être venu la voir ; il se reprochait de l’avoir un peu trop négligée à Paris, et il comptait bien s’en dédommager l’hiver suivant. Isidore lui assura, en le priant d’accepter un cigare, qu’on s’amusait beaucoup chez elle, mais beaucoup ! qu’on y riait aussi haut qu’on voulait, qu’on y disait tout ce qui vous passait par la tête, et qu’enfin on y était aussi libre et même plus libre qu’au cercle. Il ajouta que Mme Saugeon était un vrai bon enfant, qu’elle avait, de plus, des qualités solides, des qualités d’homme, qu’elle était obligeante, très dévouée à ses amis, très secourable aux malheureux, et qu’il y avait beaucoup de grandes dames, et des plus huppées, qui ne la valaient pas. Il parlait avec un air de conviction et de franchise qui doublait le prix de ses éloges.
« Et sa fille ! s’écria enfin Amédée, qui n’était plus maître de la contrainte qu’il s’imposait. Mlle Elina est certainement une ravissante, une délicieuse créature.
– Ah ! oui, repartit Isidore avec un accent moins convaincu, mais d’un ton approbatif et encourageant.
– Elle m’a paru singulièrement embellie. Elle doit être ici la reine de la saison ?
– Oui, certainement.
– Puis un esprit original, des mots heureux, rien de cette pudeur de convention qu’affectent certaines jeunes filles ; avec cela, fort instruite.
– Oh ! oui.
– Excellente musicienne.
– Oui.
– Je suis sûr qu’elle joue la comédie comme un ange.
– Assurément.
– Le Caprice semble avoir été composé exprès pour elle. Quelle femme est plus capable d’inspirer ?… Pardon, je ne m’y connais pas, et je parle d’art en vrai profane. Mais ne croyez-vous pas qu’elle aura un succès fou ?
– Oui, oui, certes, je le crois. » Etc., etc.
Mme Saugeon avait prié Isidore de faire causer le prince pendant la route et de s’informer adroitement de ce qu’il pensait de sa fille. On voit qu’Isidore n’eut point de grands frais à faire pour s’acquitter de la commission, car l’entretien engagé sur ce sujet se prolongea de la même façon jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la ville.
Amédée reconduisit Isidore à son hôtel, et là, lui tendant amicalement la main, il lui dit qu’il était enchanté de sa conversation, et qu’il espérait bien avoir l’occasion de se rencontrer encore avec lui.
« Diable ! pensait Isidore en montant à son appartement, voilà un aimable garçon qui me paraît en train de se fourvoyer. On a tendu l’hameçon, et il y mord. Après tout, cela le regarde : il n’est ni mon parent, ni mon ami ; il le serait, que je serais encore peut-être mal venu à lui donner un bon conseil. Laissons donc Mme Saugeon s’efforcer de mener à bien une entreprise hasardeuse, dont le but est des plus honorables… pour elle. Je lui suis trop dévoué pour m’opposer en rien aux grandeurs futures de sa famille. Mais ce serait drôle, pourtant, de voir Mlle Elina épouser un prince ! »