À un ami inconnu
À un ami inconnuI
À nous autres conteurs, romanciers ou poètes,Il nous pleut des amis d’en haut comme d’en bas,Gens qui, pour leur plaisir, s’attachent à nos pas,Nous suivent dans un Louvre ou dans un galetas,Dans la paix du désert ou le fracas des fêtes,Gens que nous aimons fort et ne connaissons pas.II
Ce sont nos chers lecteurs, ces lecteurs que sans cesseAvec des mots choisis notre plume caresse,Quoique jamais pour nous ils ne se soient gênés,Car, malgré leur esprit, leur bon goût, leur finesse.Quand notre histoire est longue ou nos vers mal tournés,Quand nous les ennuyons, ils nous bâillent au nezIII
Et s’endorment bientôt, ou plantent là le livre.Mais en revanche aussi, quand nous les amusons,Comme à notre soleil ils trouvent bon de vivre,Comme ils prennent leur part du vin qui nous enivre !Comme ils disent : « Lisez l’auteur que nous lisons ! »Comme ils prônent nos vers, nos récits, nos chansons !IV
Et c’est tout ? C’est assez. Un élan sympathique,Des pleurs sans amertume et bien vite essuyés,Un sourire aux endroits par la verve égayés,Un franc éclat de rire à quelque trait comique,Voilà de quoi se fait la gloire poétique,Et, quand nous l’obtenons, nous sommes trop payés.V
Quels honneurs, en effet, égalent cette gloire ?Quelle victoire est douce après cette victoire ?Un jour, pourtant, un jour j’obtins mieux que celaMon lecteur me rendit un service notoire :Il s’agissait d’un prix pour œuvre méritoire…Mes amis se taisaient, un inconnu parla,VI
Un inconnu célèbre et cité par le mondePour unir au talent l’austère probité,Chéri de quelques-uns, et de tous respecté.Il possédait du cœur l’éloquence féconde :Il défendit mes droits qu’appuyait l’équité,Et je lui dus le prix qui m’était disputé.VII
Ce procédé, qu’un tiers m’apprit exprès peut-être,Valait bien une carte ou plutôt une lettre.Je m’abstins toutefois. C’est qu’entre nous j’eus peurQue, si mon inconnu venait à me connaître,Il ne changeât de mode et n’eût cette tiédeurQu’ont parfois nos amis, par excès de pudeur.VIII
Il faut qu’à mon silence enfin je remédie,Il faut, brave inconnu, m’acquitter envers toi.Que n’ai-je à faire don de quelque œuvre hardieChaude encore des bravos, ou drame ou comédie !Mais la vieille Thalie est brouillée avec moi.Ceci n’est qu’un roman, et je te le dédie.IX
« Ceci n’est qu’un roman ! » Je l’ose dire en vers !Le roman, n’est-ce pas le cadre riche et vasteOù vivent nos vertus, nos vices, nos travers,Cette ample comédie aux cent actes divers,Dont les milliers d’acteurs brillent par le contraste,Dont la scène mobile est l’immense univers ?X
Le roman ! le roman ! c’est l’épopée antique.Homère nous légua deux romans merveilleux.L’histoire de Joseph est un roman biblique,L’Énéide un roman, et quoi que maint classiqueOse arguer encore, nous avons pour aïeux,Pour devanciers du moins, ses maîtres et ses dieux.XI
Aujourd’hui le roman, puissante fourmilière,Croit, s’agite à côté de la Création.Il n’est plus rêverie, il n’est plus fiction ;Il est l’humanité vivante, tout entière,Et, comme il ne subit entrave ni barrière,Il s’élance aussi loin que va la passion.XII
Il reproduit le laid comme le beau. Qu’importe !L’art montre des laideurs qui sont belles à voir.De les éterniser nous aurons le pouvoir ;Et de ce lourd butin que l’Avenir emporte,Peintures de tout prix, tableaux de toute sorte,Il restera du Siècle un fidèle miroir.XIII
N’allez pas croire au moins que j’entende et prétendeQu’on calque le roman sur la réalité.Des tableaux aux portraits la différence est grande.Ce n’est pas monsieur tel ou tel qu’on nous demande,C’est l’homme, et nous faisons pour notre humanitéCe qu’Apelle autrefois a fait pour la beauté.XIV
Ici, cher inconnu, j’ouvre une parenthèsePour un fait personnel dont je serais fort aiseDe me justifier. On dit qu’en plus d’un casJ’ai peint des gens connus, mais peint du haut en bas,Si fidèlement peint, que, ne vous en déplaise,On voit tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils n’ont pas.XV
C’est une calomnie absurde, et bien créduleQui me croirait du goût pour un pareil emploi.Quand je connais quelqu’un, fût-il plus ridiculeQue monsieur X, eh bien ! il est sacré pour moi.Qu’on lui réserve ailleurs quelques coups de férule :Moi, j’ai les yeux fermés sur tout ce que je voi.XVI
Je suis aveugle et sourd, mes amis. C’est à peineSi je remarque en vous notre sottise humaine,Ou, quand vous m’attirez malgré moi, je rends blancCe que j’observe noir, je change de domaine,Ce que j’ai pris au mont je le donne à la plaine,Et par là je fais vrai sans faire ressemblant.XVII
Quant à ces gens connus que je ne connais guère,Ministres, financiers, grands et petits commis,Grands et petits seigneurs, c’est le fait du vulgaireD’aller à tout propos leur déclarer la guerre ;J’omets toujours sur eux ce qui doit être omis :Ils sont sacrés pour moi, sans être mes amis.XVIII
Mais si tous ces gens-là peuvent dormir tranquilles,Je sais me rattraper sur beaucoup d’inconnusQue je n’ai pas l’honneur de connaître non plus.À leurs dépens souvent ils me sont fort utiles.Ils feraient, pour me fuir, des efforts superflus ;J’irais les relancer dans les champs, dans les villes,XIX
Au bout de l’univers, et même encore plus loin.Car j’ai, pour me servir, une aimable courrièreQui pourrait devancer la vapeur, au besoin.Vous ne connaissez pas ma muse romancière ?(Romantique serait plus joli. Mais j’ai soin,Monsieur, de m’exprimer d’une manière claire.)XX
La muse que le Ciel fit au gré de mes vœuxEst un des beaux produits de la race divine.Ses yeux sont bleus ou noirs, bruns ou blonds ses cheveux ;Quand je veux elle est grave, et folle quand je veux.Sitôt qu’elle me rit de sa lèvre enfantine,Je crois rêver, mon cœur déborde, et je m’incline.XXI
Elle vécut longtemps hors du monde réel,Dans ces astres où luit une éternelle aurore.Elle y vit de fort près les Muses que j’adore,Et de ses grandes sœurs elle parle sans fiel.Elle parle de bien d’autres choses encore :En habitant la terre on se souvient du Ciel.XXII
Elle n’en a pas moins exploré notre monde,Des plus humbles hameaux aux plus fières cités.Elle a fait du beau s**e une étude profonde.Elle a pu contempler quatre ou cinq Majestés,Quinze ou vingt sénateurs, autant de députés,Et, jasant volontiers, volontiers elle fronde.XXIII
Mais lorsque je l’entends parler trop librement,Je m’esquive au plus vite, ou lui dis qu’elle ment.La franchise parfois à des accents barbares.Je peins les mœurs, il faut les peindre décemment ;À la vérité même il faut un vêtement :Je veux être vendu, s’il se peut, dans les gares.XXIV
Pourtant (jusques à moi le bruit en a couru)On me trouve imprudent, on m’accuse d’audace.Ma dernière peinture est d’un ton un peu cru ;Il faudrait adoucir le trait de place en place,Et que tel personnage eût au moins disparu.Un grave magistrat s’en est voilé la face.XXV
Tu ne t’attendais pas, muse, je parierais,Au reproche étonnant que tu m’attirerais.Que veux-tu ? C’est ainsi qu’avec nous on en use.Tâche qu’à l’avenir tes types soient moins vrais,Qu’ils n’offrent de nos mœurs qu’une image confuse…Si tu récidivais, je serais sans excuse.XXVI
Crains surtout d’attenter à nos hommes de bien.Si tu peins désormais quelque grand, fais en sorteQue sa façon d’agir ne soit suspecte en rien,Qu’il ait un noble cœur, qu’il soit bon citoyen,Que sur ses intérêts la justice l’emporte,Et qu’il soit des beaux-arts l’espoir et le soutien.XXVII
Mais n’ai-je pas risqué six lignes indiscrètes ?C’est toi, cher inconnu, toi-même qui m’arrêtes.Ce portrait, en effet, est le tien de tout point.En y joignant les dons de nos meilleurs poètes.Je vous aurai rendu, Monsieur, tel que vous êtes,Et, voyez cependant, je ne vous connais point.