– Me voici donc, se disait-elle, confinée dans le château de mon père, au moment où je me croyais au sommet de la fortune et de la puissance. Il n’y a dans toute la cour de Louis XVI qu’un prince qui vaille la peine qu’une femme en fasse son amant, et ce prince était mon esclave. Déjà, grâce à son crédit, mon mari, exilé dans une ambassade, ne mettait plus d’obstacle à nos plaisirs, à mes triomphes, au luxe de ma maison, à mes fêtes qui faisaient envie aux privilégiés du Petit-Trianon ; je commençais à être heureuse ce que je valais, lorsque voilà une femme qui se jette à la traverse de mon avenir : dans le but de s’emparer de celui qui m’appartient, elle me fait un crime d’une liaison qu’elle ambitionne pour elle, et parce qu’elle ne sera que la maîtresse de demain, elle a l’art de faire entrer dans ses intérêts l’épouse imbécile de ce prince, et de faire renvoyer la maîtresse d’aujourd’hui. On mêle à tout cela la pruderie de la reine, l’austère vertu du roi, la dévotion de Mesdames. On menace mon père ; on parle de rappeler mon mari, on me fait entendre que la terre de l’Étang a besoin de la présence de mon père, et mon père de la présence de sa fille ; et pour que tout cela arrive sans que je puisse y rien opposer, on envoie le prince dans sa province sous prétexte d’une assemblée des notables qui n’a été convoquée que pour ça ; et je suis forcée de partir dans les vingt-quatre heures, et me voilà reléguée dans un désert épouvantable où je meurs d’ennui depuis ce jour et demi que j’y suis. En vérité, tout cela s’est succédé si vite, que je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Il faut pourtant prendre un parti. Irai-je retrouver M. d’Avarenne ? ce serait abandonner la partie sans la défendre. Retournerai-je à Versailles dès que le prince y sera arrivé ? ce serait m’exposer peut-être à un nouvel ordre d’exil que cette fois ma désobéissance rendrait irrévocable. Faut-il attendre ici que tout soit apaisé là-bas ? mais le prince a un cœur tout au plus vaniteux, qui m’aimait parce qu’il y avait mode à m’avoir, danger de me perdre, et qu’il était en rivalité avec les hommes les plus charmants. Il me laissera mourir ici : dans quinze jours je serai remplacée par une autre ; qui sait même si déjà il ne m’a pas oubliée ? Car enfin j’ai bien calculé : il eût pu m’envoyer un courrier pour me dire ce qui se passe ; nous avons voyagé assez lentement pour cela. Ce misérable courrier ! je n’entendais pas galoper un cheval derrière ma voiture, qu’il ne me semblât que ce dût être une livrée verte à galon d’or qui me poursuivait pour me remettre un ordre de retourner sur-le-champ ; mais le cheval passait, et c’était quelque bourgeois qui galopait. Peste soit du bourgeois qui galope ! Voilà comment j’ai fait mon voyage jusqu’ici ; toujours attendant et toujours trompée. Je suis arrivée depuis avant-hier et je n’ai rien reçu… c’est inconcevable ! c’est monstrueux ! Ce prince est si crédule quelquefois ! on lui aurait fait peur du diable, et puis, si libertin ! il se vautre dans quelque orgie ; et d’une incurie ! il passe tout son temps à des sottises. Décidément je suis abandonnée, perdue ; je suis…
Elle en était là, lorsqu’elle entendit marcher dans le bois. Celui qui venait semblait s’arrêter de temps en temps, comme quelqu’un qui examine les endroits par où il passe, pour y découvrir une personne ou un objet. La première pensée de la duchesse fut que c’était elle qu’on cherchait, et son premier mouvement fut de s’éloigner ; le second fut d’attendre et d’accueillir l’importun, fût-ce son père ou son oncle, de manière à se débarrasser de leur morale pour quelque temps. Déjà elle avait préparé deux ou trois phrases à emportement, de ces phrases avec lesquelles les femmes ont presque toujours raison : parce que, si c’était un homme qui vous les adressât, il faudrait y répondre par un soufflet, et que ce moyen n’étant pas de mise avec le s**e et à une certaine hauteur sociale, il faut se taire et boire les impertinences. On parle beaucoup de la tyrannie de la force ; la tyrannie de la faiblesse est bien autrement cruelle et abusive. Il y a aussi la tyrannie de l’infamie, celle qui s’établit si bien dans le vice, s’y pavane si fièrement, s’y graisse si complètement de boue, qu’il ne reste plus un endroit où puisse arriver une vengeance. Nous avons tous commun malheureux qui est mort, et qui se délectait à écrire dans son journal quelque calomnie sur le premier honnête homme dont la pensée lui venait en s’éveillant ; l’injure écrite s’imprimait, l’honnête homme la lisait ; il se mettait en fureur, prenait un ami, des pistolets et une épée, et allait trouver le libelliste. Il lui demandait raison, celui-ci lui riait au nez ; il l’insultait alors celui-ci riait plus fort ; il l’appelait lâche, le lâche haussait les épaules ; il le souffletait, le souffleté criait à l’assassin. Satisfait de sa vengeance, l’honnête homme sortait, se croyant en repos dans sa bonne renommée, par la correction qu’il avait infligée. Le lendemain amenait une autre feuille et une autre injure, partant autre fureur, autre visite, autre ricanement, autre insulte ; ce jour-là il crachait au visage du calomniateur et pensait tout fini. Le calomniateur attendait que la porte de la rue fût fermée, et une plus mortelle, plus infâme injure se levait avec l’aurore et la feuille du lendemain. À cette hideuse obstination, j’ai vu de paisibles honnêtes gens rugir et demander comment il fallait faire taire ce misérable. Ils se calmaient, car il leur naissait une idée de vengeance. Le soir même, ils attendaient l’homme au coin d’une rue, le prenaient au collet, le bâtonnaient jusqu’à la poignée de la canne et le renvoyaient avec le bras droit cassé. Le gueux savait écrire de la main gauche, et l’insulte quotidienne se réveillait encore le lendemain, colportée dans Paris à quelques centaines d’abonnés, expédiée par la poste à un millier de lecteurs. Que faire alors ? se taire, ou composer, ou devenir assassin. L’honnête homme était le plus faible, il restait honnête homme, et l’infâme riait et se pavanait dans sa victoire. Voilà ce que nous appelons la tyrannie de l’infamie ; elle a mille autres moyens de procéder, mais nous nous contenterons de cet exemple. Nous aurions encore à développer les divers systèmes de la tyrannie du malheur : depuis le proscrit qui s’amuse à enfreindre les lois du pays qui le recueille, et qui traite la plus simple réprimande d’outrage au malheur ; jusqu’à l’enfant trouvé reçu dans une famille et qui crie à la plus légère correction : – C’est parce que je suis seul et misérable qu’on m’opprime : l’un et l’autre gagnant quelquefois l’impunité par la peur où ils mettent d’honnêtes gens de manquer au respect qu’on doit à l’infortune.
Madame d’Avarenne avait à sa disposition ces trois genres de tyrannie. Supposons que ce qu’elle craignait fût arrivé, que c’eût été quelque sermonneur qui fût venu lui porter au bois une réprimande bien méritée ; supposons un frère qui parle :
– Ma sœur, votre intrigue avec le prince a scandalisé la cour et déshonoré votre nom !
– Mon frère, vous n’avez eu rien à dire contre cette intrigue, lorsqu’elle vous a fait nommer colonel, puis brigadier des armées du roi.
– Si j’avais su le moyen…
– Laissez donc, vous le saviez, et si votre femme n’était pas un petit monstre imbécile, vous l’auriez conduite, l’épée au côté, dans l’alcôve du prince.
– Ma sœur, vous êtes bien heureuse de n’être qu’une femme !
Et le frère serait parti en grinçant des dents.
Supposez l’oncle maintenant :
– Ma nièce, votre conduite scandalise les honnêtes gens et brave le ciel.
– Je me soucie peu du ciel et des honnêtes gens.
– Ce qu’on dit de vous passe toute croyance.
– Quoi ! on dit que j’ai un amant ? deux ? trois ? dix ? eh bien, c’est vrai ! ça m’amuse ; ça ne vous regarde pas ; et si on me dit quelque chose, j’en aurai cent.
– Ah ! ma nièce, voilà donc ce que vous ont appris les philosophes !
– Les philosophes sont des gens d’esprit, les dévots des imbéciles ; il n’y a plus que les brutes qui jeûnent, fassent carême et se passent de quelque chose.
– Mais savez-vous quels noms vous méritent vos façons d’agir ?
– Quoi ! on m’appellera athée ? c’est à la mode ; c***n ? ne l’est pas qui veut ; d’ailleurs il y a longtemps qu’on m’a dit tout cela.
– Et cela ne vous a pas fait honte ?
– Honte ! je n’ai pas le temps.
– Ah ! ma nièce, je me retire ; vous êtes descendue plus bas que je ne pensais.
– Bonjour, mon oncle ; mes respects à vos ouailles. Puis le saint évêque, le cœur navré, s’en va épouvanté abasourdi, sans avoir pu trouver un joint où percer cette cuirasse d’impudence et arriver au cœur. Voici pour le père :
– Eh bien ! ma fille, voilà le fruit de vos imprudences : l’exil, la perte de tout avenir, de toute fortune.
– Grand merci, mon père ; je n’ai pas assez de mon malheur, il faut que vous m’accabliez de vos doléances.
– Mais ce malheur, c’est vous qui l’avez voulu.
– Est-ce une raison pour venir me le reprocher ? Qu’est-ce que je vous demande ? c’est de me laisser seule souffrir dans un coin.
– Cependant…
– Est-ce que je me plains, moi ? je suis forte, j’ai du courage ; mais s’il faut que j’aie encore à supporter votre humeur, j’avoue que j’y succomberai… la vie à ce prix est insupportable…
– Mais cependant…
– Oui, monsieur, j’aime mieux mourir ! Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Et vous aussi qui dites m’aimer, vous vous joignez à mes ennemis… Eh bien ! soit ; tout ceci finira. La vie dans ce château… est-ce le bonheur, est-ce la fortune, est-ce le plaisir, pour y tenir beaucoup ?
– Allons, allons, Diane, vous devenez folle.
– Folle ! ah ! non, monsieur ; je sais ce que je dis. Tenez, monsieur, je suis au désespoir ; laissez-moi, laissez-moi, je ne réponds plus de ce que je puis faire.
– Mais écoutez-moi.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle tyrannie !
Et sur ce, la belle désespérée se serait pressé le front avec rage, elle eût dérangé trois boucles de sa belle frisure, avec mine d’enfoncer ses ongles dans ses beaux yeux, et le père craintif, attendri, se serait retiré prudemment pour ne pas exaspérer ce cœur ulcéré.
Voilà ce qui n’arriva pas, mais ce qui serait infailliblement arrivé, si c’eussent été frère, oncle ou père qui se fussent présentés dans le bois devant la belle duchesse d’Avarenne ; mais ce n’était personne qui eût droit à remontrance, car c’était tout simplement Jean d’Aspert, le beau meunier, qui, dès qu’il aperçut la duchesse, marcha rapidement vers elle, le chapeau à la main, l’air profondément respectueux et embarrassé. Dès qu’il fut près d’elle, il tira un paquet de sa poche et le présenta à la duchesse.
– Qu’est cela ?
– Des lettres qu’un homme qui rôdait autour du château voulait faire remettre secrètement à madame la duchesse.
– Quel homme ?
– Une sorte de postillon en vert, galonné d’or.
– Ah ! très bien ! Pourquoi ne l’avez-vous pas introduit.
– Parce qu’il m’a dit qu’il ne fallait pas qu’on soupçonnât son arrivée ici. Si madame la duchesse eût été dans son appartement, j’aurais pu y conduire secrètement cet étranger ; mais j’avais vu madame entrer dans ce parc et se diriger vers ce bois ; j’ai pensé que la livrée de cet homme pourrait le faire remarquer, et j’ai cru que c’était mieux le servir de me charger moi-même de ses lettres et de venir vous les apporter, car je suis connu ici de tout le monde, et l’on ne fera pas attention à moi.
– Et qu’est devenu cet homme ?
– Il attend au bourg la réponse que je me suis chargé de lui reporter.
– C’est bien, dit la duchesse, attendez ; et d’un geste de la main elle congédia le beau meunier, qui se retira.
Elle ouvrit alors le papier, et, sous une enveloppe qui promettait une lettre bien longue, bien explicative, elle trouva un petit billet plié en deux, avec ces quatre lignes :
« Mes belles amours, vous avez fait bien des imprudences, à ce qu’il me paraît ; le roi est très irrité ; je n’ai pas encore osé lui parler de vous, Prenez patience ; je prévois que d’ici à quelque temps on aura besoin de moi ; je négocierai alors votre retour. Je suis toujours très épris de vous et très reconnaissant de l’amour que vous me portez. Vous êtes dans un si horrible pays, que je ne vous demande pas la fidélité comme une preuve d’amour, et je me garde ce mérite ; à défaut de celui-là, ayez celui de penser beaucoup à moi et de me l’écrire souvent. Mille baisers sur vos beaux yeux. Si l’on vous envoie le quatrain suivant, n’y croyez pas :
En revenant de Courbevoie,L’estomac fus m’embarrasserD’un très lourd gâteau de Savoie ;J’ai pris Duthé (du thé) pour le faire passer. »L’immobilité qui suivit la lecture de cet étrange billet attestait une rare confusion dans les pensées de la duchesse ; elle avait cru calculer et prévoir tous les malheurs de sa position, et elle voyait dépassé d’un coup et du premier abord tout ce qu’elle avait prévu et calculé. En effet, rien n’était plus froid, plus sec que ce billet ; pas un mot ou de consolation, d’espérance prochaine, de dévouement, ou d’effort en sa faveur : une négociation éloignée, très éventuelle dans son succès, une excuse d’infidélité qui avait l’air d’une vanterie. Il y avait de quoi en perdre la tête. Mais la duchesse avait sans doute devers elle quelques moyens d’exiger du prince ce qu’elle eût préféré devoir à son empressement, car elle froissa le billet avec colère et dit tout haut en se levant :
– Ah ! nous nous reverrons…
Aussitôt elle sortit du bois et rentra dans son appartement pour faire la réponse qu’attendait le courrier. Cette réponse, toute de colère et d’humeur, fut bientôt prête. La duchesse y menaçait son amant d’un éclat assez habile pour le compromettre, et lui disait très hautainement qu’elle saurait bien le placer entre la nécessité de résister pour elle aux ordres de la cour et de l’y maintenir d’autorité, et la honte de l’abandonner lâchement ; et qu’alors elle n’aurait plus de ménagements à garder sur la publicité d’un secret dont elle avait en main des preuves irrécusables. Elle donnait au prince le temps de lui renvoyer une réponse ; mais ce délai passé, si la réponse n’arrivait pas ou si elle n’était pas satisfaisante, elle partait et retournait à Versailles, et qu’alors il fallait qu’il se décidât.
La réponse prête, il fallut avoir le messager intermédiaire pour la remettre au courrier, et la duchesse donna ordre à Honorine de lui amener Jean d’Aspert, qui sans doute attendait quelque part dans le bois. Honorine répondit que le meunier lui avait parlé, et que, ayant affaire dans le château voisin, il l’avait avertie qu’il reviendrait le soir après la nuit tombée pour prendre les ordres de la duchesse et les transmettre au courrier, qui ne devait partir que le lendemain, ayant destiné tout ce jour à se reposer, après une longue route faite à franc étrier.
Ce retard contraria vivement madame d’Avarenne. Il y a de ces moments de colère où il faut entièrement accomplir la résolution qu’on y puise pour ne pas craindre d’en changer. Cette lettre écrite et qui n’était pas partie lui pesait, non point parce qu’elle arriverait un jour plus tard, mais parce qu’elle n’était pas en route pour sa destination. Le courrier se fût arrêté huit jours à trente lieues du village de l’Étang, qu’elle n’en eût éprouvé que peu d’impatience, sûre que son message irait où il était adressé, porterait coup, et, une fois entre les mains du prince, la forcerait par vanité à faire ce qu’elle avait annoncé. Mais, par un vague instinct de caprice, elle craignait qu’entre deux heures qui venaient de sonner et dix heures qu’il fallait attendre, il n’arrivât quelque évènement, quelque réflexion, quelque débat entre elle et son père, qui lui fissent retenir la lettre qu’elle venait d’écrire. Cette contrariété occupa la duchesse un quart d’heure, puis elle se remit à s’ennuyer.
Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, l’ennui peut bien adopter comme ses enfants la meilleure part de tous les excès où se porte une imagination habituée à s’user à mille petits soins qui ne sont pas un travail, mais une occupation. Ainsi, quand, à trois heures, l’heure du dîner arriva et qu’on vint avertir la duchesse que son père l’attendait, il prit fantaisie à Diane de ne pas dîner, et elle demanda qu’on la laissât tranquille ; elle se fit malade, joua la malade, se mit au lit et se fit faire de la tisane. Le lit est fort ennuyeux et la tisane insipide ; à la seconde tasse, elle la jeta au milieu de la chambre, se leva et se mit à se promener en chemise dans son appartement. Le froid la prit, elle se fit faire du feu, et par le plus beau soleil de juin, on entassa des moitiés d’arbre dans la vaste cheminée de sa chambre. Elle s’amusa à regarder la flamme gagner toutes les bûches l’une après l’autre, et, quand tout ce monceau de bois fut enflammé, elle eut la petite espérance de voir prendre le feu à la cheminée. Il n’en arriva rien et elle se dégoûta de se chauffer. Elle appela Honorine ; la nuit était venue. La jeune fille, après avoir allumé une bougie, l’approcha de sa maîtresse, qui était enveloppée dans une robe de chambre de damas, et qui avait mis ses pieds nus dans des mules de velours noir. Elle demanda à sa maîtresse si elle désirait quelque chose.
– Qu’est-ce qu’il y a de curieux dans ce pays ? lui dit brusquement la duchesse.
– Rien, madame.
Il n’y a rien de curieux dans les choses les plus merveilleuses au milieu desquelles on vit. Notre-Dame de Paris n’a rien de curieux pour l’habitant de la Cité, qui passe tous les jours devant son magnifique portail. Le plus agreste paysage, la plus sublime ruine, n’ont rien de curieux pour le paysan qui déchire à la houe le flanc de la colline la plus pittoresque, ou qui s’abrite de la pluie sous quelque vieil arceau d’une abbaye du douzième siècle ; donc Honorine ne trouva rien de curieux à proposer à une dame qui avait vu Paris et Versailles.
– Est-ce qu’il n’y a pas de revenant quelque part ? dit la duchesse.
Honorine ne répondit pas : elle était devenue pâle et tremblait de tout son corps.
– Ah ! dit la duchesse, il y a des revenants ; à la bonne heure, conte-moi ça.
– Ah ! non, madame, il n’y a pas de revenants ; mais il y a des choses bien extraordinaires.
– Qu’est-ce donc ?
– Hélas ! madame, il y a des sorciers.
– Un vieux berger qui jette des sorts ? il y en a partout ! c’est très sale et très puant.
– Oh ! madame, reprit Honorine avec un sourire où perçait, à travers beaucoup de frayeur, un brin de vanité pour les sorciers de son pays, ce ne sont pas de vieux bergers. C’est bien plus épouvantable : c’est le docteur Lussay qui fait entrer des démons dans le corps de qui il veut, et qui les en fait sortir à volonté.
– Ah ! ce petit monsieur qui fait ici le charlatan ? c’est bon à savoir ; et qu’est-ce que cela lui rapporte ?
– Oh ! madame, le docteur ne prend rien pour ça ; au contraire, il paye ceux qui se laissent faire.
– Qu’est-ce qu’il leur fait donc ?
– Dame, madame, c’est bien difficile à vous expliquer. J’ai vu ça une fois ; mais j’ai eu si grande peur, que je n’ai pas osé y retourner.
– Tu te rappelles pourtant ce que tu as vu ; était-ce le diable en personne avec des cornes et le pied fourchu ?
– Non, madame. Imaginez-vous que c’était un soir, et le temps s’était couvert tout à coup, comme il menace de se couvrir en ce moment. Il faisait un terrible orage, et j’étais restée toute tremblante dans la grande chambre de notre maison, lorsque voilà Jean qui entre tout à coup, mouillé, sale, couvert de boue, et qui demande où était mon père ; mon père était à la ville et ne devait rentrer que le lendemain.