CHAPITRE IV « ASSIEDS-TOI, STANDING ! »

2394 Words
CHAPITRE IV « ASSIEDS-TOI, STANDING ! »Pour le moment, les hurlements ne faisaient point de trêve dans les cachots et, durant ces heures d’attente, qui me paraissaient éternelles, mon esprit était uniquement fixé sur cette pensée, que mon tour allait venir, que moi aussi on me traînerait dehors, que je subirais toutes les tortures de leur Inquisition, et qu’on me rejetterait ensuite, comme les autres, sur les dalles de ma cellule de cette cellule à la porte de fer et aux murs de pierre. Mon tour arriva en effet. Je fus brutalement sorti, à grand renfort de coups et de jurons, et je me trouvai, je ne sais comment, en face du capitaine Jamie et du gouverneur Atherton, encadrés eux-mêmes d’une demi-douzaine de brutes, salariées par les contribuables, et qui attendaient le moindre signe pour me tomber dessus. Leur concours fut superflu. — Assieds-toi ! me dit le gouverneur Atherton, en me montrant un énorme fauteuil. J’étais là, debout, rossé et moulu, endolori de tous mes membres, mourant de faim et de soif, épuisé déjà par mes cinq jours précédents de cachot et mes quatre-vingts heures de camisole de force. Je tremblais et claquais des dents, à la seule appréhension de ce qui allait arriver, à moi, pauvre débris d’homme, ancien professeur agronomie dans une calme petite ville universitaire. J’hésitais à m’asseoir. Le gouverneur était, pour la taille et la force, un vrai colosse. Voyant que je tardais à obéir, il s’élança vers moi et m’empoigna sous les épaules. Puis, comme si j’eusse été un simple fétu de paille, il me souleva du sol et, me laissant brusquement retomber, m’écrasa dans le fauteuil. — Maintenant, reprit-il, tandis que je cherchais convulsivement ma respiration et que je m’efforçais de dévorer ma souffrance, dis-moi tout, Standing ! Oui, crache-moi tout ! C’est le meilleur moyen, crois-m’en sur parole, d’améliorer ton cas. — Je… je ne sais rien de ce qui s’est passé… commençai-je. Je n’en avais pas dit plus, quand le gouverneur Atherton, avec un cri rauque, bondit derechef sur moi, me leva encore en l’air et m’écrasa dans le fauteuil. — Pas de comédie, Standing ! poursuivit-il. C’est inutile ! Vide-toi le cœur ! Où est la dynamite ? Je protestai que je ne savais rien de la dynamite. Une troisième fois, je fus soulevé et retombai en marmelade. Ce genre de supplice était inédit pour moi. Comparé aux autres que j’avais subis, on peut dire qu’il tenait la corde. Le lourd et massif fauteuil ne tarda pas à se démantibuler sous ces heurts répétés de mon corps. On en apporta un autre, et celui-là aussi fut bientôt démoli. Puis un troisième. Et toujours la fatidique question sur la dynamite recommençait. Lorsque le gouverneur Atherton fut las, le capitaine Jamie le relaya. Et, quand le capitaine Jamie, après avoir opéré de même, fut pareillement fourbu, le gardien Monohan prit la suite de l’exercice. — « Où est la dynamite ? » — Vlan ! en l’air, puis dans le fauteuil ! — « Dis où est la dynamite… La dynamite… La dynamite… la dynamite… » En conscience, j’eusse, à la longue, vendu volontiers une bonne part de mon âme immortelle pour quelques livres de cet explosif, que j’aurais pu livrer en pâture à mes tortionnaires. Combien de fauteuils furent brisés ? Je n’en sais rien. Un moment arriva, où il me sembla que j’étais en plein cauchemar. Endormi ou éveillé ? J’eusse été incapable de le dire. Je m’évanouis de faiblesse, plusieurs fois. Et, pour terminer, je fus rejeté dans mon noir cachot. Lorsque je repris mes esprits, j’avais un « mouton » auprès de moi. C’était un condamné à temps, un petit homme à la face pâle, éthéromane, et qui était prêt à tout faire afin de se procurer sa drogue. Dès que je l’eus reconnu, je me traînai vers la grille de mon guichet et je criai dans le corridor, où ma voix dallongea : — Gardez-vous ! camarades. Il y a un mouchard parmi nous ! C’est Ignatius Irvine. Attention à vos paroles ! La bordée d’injures qui s’éleva, l’ouragan de jurons qui éclata, eussent fait frémir l’âme d’un homme plus brave que cet Ignatius Irvine. Il était pitoyable dans sa terreur, tandis que rugissaient tout le long du sombre corridor, comme dans une ménagerie de fauves, les quarante condamnés, qui lui promettaient pour l’avenir mille choses aiïreuses, mille punitions épouvantables. Y aurait-il eu un secret caché, que la présence d’un mouchard dans le quartier des Cachots aurait suffi à clore toutes les lèvres. Mais de secret il n’y en avait point, et tout le monde avait juré de dire la vérité, la vérité seule. Les conversations recommencèrent, de grille à grille. Ce qui intriguait surtout les quarante, c’était la dynamite, qui, pour eux comme pour moi, était un mythe. Ils s’adressèrent à moi et me supplièrent, si je connaissais quoi que ce fût sur ce chapitre, de l’avouer, afin de leur épargner un recommencement de tortures. Mais je ne pouvais que répéter la même vérité : « Je ne savais rien. Avant d’être relevé par une tournée de gardiens, mon mouton m’avait révélé que, depuis notre incarcération, pas un métier n’avait ronflé dans la prison, pas un de ses nombreux ateliers n’avaient été ouverts. Les milliers de condamnés que renfermait la prison étaient restés enfermés dans leurs cellules, et il avait été décidé, toujours par rapport à la fameuse dynamite, que pas un ne serait renvoyé au travail coutumier avant qu’elle ne fût découverte. L’affaire assurément était grave, et je fis passer la nouvelle de guichet en guichet. Le lendemain et les jours suivants, les interrogatoires recommencèrent, toujours selon le même rythme. Quand les hommes ne pouvaient plus marcher, on les portait. Le bruit courut que le gouverneur Atherton et le capitaine Jamie, épuisés eux-mêmes et à bout de forces, devaient se relayer mutuellement, toutes les deux heures. Ils étaient à ce point affolés que les interrogatoires, qui s’étaient étendus à tous les condamnés de la prison, se poursuivaient même la nuit. Ils ne se déshabillaient pas et dormaient tout habillés, à tour de rôle, dans la même pièce où ils martelaient, inlassablement, les patients. Dans notre quartier, de jour en jour et d’heure en heure, la folie grandissait parmi nous. La pendaison est un plaisir, croyez-moi, à, côté de cette torture sans terme qui détruit un être humain, tout en le laissant vivre. J’en étais venu, moi qui plus qu’eux avais déjà souffert, moi qui étais plus endurci à la douleur, à augmenter du leur mon propre tourment. Je souffrais à la fois et pour moi, et pour ces quarante hommes, dont l’incessante clameur réclamait en vain une goutte d’eau, dont les cris, les sanglots et les radotages délirants faisaient de notre cabanon une maison de fous. Comprenez-vous bien, ce qui se passait ? Oui, le comprenez-vous ? Cette vérité, que nous disions tous, était notre condamnation ; Devant ces quarante incorrigibles, répétant avec un ensemble aussi parfait les mêmes affirmations, le gouverneur Atherton et le capitaine Jamie concluaient, sans broncher, que nous mentions tous à l’unisson, comme un perroquet rabâche éternellement, sans se tromper, une leçon apprise. La situation des autorités était aussi désespérée que la nôtre. Ainsi que je l’appris par la suite, le Conseil des Directeurs de la prison avait été appelé par télégraphe, ainsi que deux compagnies de la milice d’État, pour parer à tout événement. On était alors en hiver et, en dépit du climat tempéré dont jouit la Californie, le froid, en cette saison, y est parfois assez aigu. Or, nous n’avions, dans nos cachots, ni matelas ni couverture, et il est douloureux, sachez-le, d’étendre sur des dalles glacées sa chair meurtrie. Ce n’est pas tout. Comme nous réclamions sans cesse un peu d’eau, les gardiens, pour se gausser de nous, s’amusèrent, avec force quolibets, à faire jouer les tuyaux d’incendie. Par les grilles des guichets, les jets féroces s’abattaient sur nous, cachot par cachot, fouettant violemment nos corps endoloris et nous faisant sauter entre nos-quatre murs, comme des œufs qu’on bat. Cette eau, que nous avions demandée à cor et à cri, nous monta bientôt jusqu’aux genoux, et nous avions beau supplier, elle coulait et fusait toujours. Des quarante hommes qui subirent ces épreuves, pas un n’en sortit indemne. Luigi Polazzo, comme je l’ai dit, tomba le premier en démence et ne recouvra jamais la raison. Long Bill Hodge la perdit lentement et’enfin alla rejoindre Luigi au Quartier des Fous. D’autres encore les suivirent. D’autres, dont la santé physique avait été profondément ébranlée, tombèrent victimes de la tuberculose des prisons. Un bon quart des quarante, au total, y laissa sa peau. Pour ce qui est de moi, on m’amena, par deux fois, devant le Grand Conseil des Directeurs. Je fus, tour à tour, menacé et cajolé. On me donnait à choisir entre deux alternatives. Ou bien je livrerais la dynamite et, dans ce cas, on me frapperait d’une peine nominale de trente jours de cachot, que je ne ferais point, et au bout desquels on me nommerait Surveillant de la Bibliothèque. Ou je persisterais dans mon entêtement à ne point rendre la dynamite. En ce cas, ce serait pour moi la Cellule Solitaire jusqu’au terme de ma condamnation. C’est-à-dire in æternum, puisque j’étais un condamné à vie. Non, non ! Aucun code n’a jamais pu promulguer une telle loi ! La Californie est un nays civilisé, ou du moins qui s’en vante. L’éternelle Cellule Solitaire est une peine monstrueuse, dont aucun État, semble-t-il, n’a jamais osé prendre la responsabilité ! Et, pourtant je suis le troisième homme, en Californie, qui a entendu prononcer contre lui cette condamnation. Les deux autres sont Jake Oppenheimer et Ed. Morrell. Bientôt vous ferez avec moi leur connaissance, car c’est en leur" compagnie que j’ai passé cinq ans dans ma cellule silencieuse. Le Grand Conseil me donna donc le choix : un emploi agréable et de con fiance dans la maison, et ma libération totale de l’atelier de tissage, si je rendais une dynamite qui n’existait pas ; la détention solitaire jusqu’à ma mort, si je refusais. On me gratifia de vingt-quatre heures de camisole ; de force, afin que je pusse réfléchir là-dessus. Puis on me ramena devant ces messieurs. Que pouvais-je faire ? Je réitérai pour la centième fois, que j’étais impuissant à les conduire devant un objet inexistant. Ils me ripostèrent que j’étais un menteur. Ils me dirent que j’étais une mauvaise tête, un fléau vivant, un dégénéré vicieux et le plus grand criminel du siècle. Ef je ne sais quoi encore. Pour conclusion, je fus reconduit, cette fois, non plus aux cachots ordinaires, mais au Quartier dés Cellules Solitaires. On m’enferma dans la cellule numéro 1. Le numéro 5 était occupé par Ed. Morrell. Le numéro 12 par Jake Oppenheimer. Il y était depuis dix ans ; Ed. Morrell depuis un an seulement. Il purgeait une condamnation de cinquante ans. Jake Oppenheimer était condamné perpétuel, tout comme moi. Il semblait donc, à première vue, que nous en avions pour longtemps de ce logis. Cependant, six ans seulement se sont écoulés et aucun de nous n’est plus là. Jake Oppenheimer a été pendu ; Ed. Morrel a trouvé son chemin de Damas. Il s’est fait bien noter et est passé homme de confiance de la prison de San Quentin. On vient, récemment, de le gracier. Moi, je suis ici, à Folsom, en attendant que le jour fixé par le juge Morgan soit mon dernier jour. Lorsqu’après six ans de cellule solitaire je fus extrait de la prison de San Quentin, afin d’être transféré ici, dans celle de Folsom, pour y être jugé comme je vais (vous dire, je revis Skysail Jack. Je le revis… C’est une façon de parler. Car, après six années de ténèbres, je clignais des yeux au soleil, comme une chauve-souris. Comme je m’en allais, je le croisai, dans la cour de la prison, et le reconnus tout de même, dans un brouillard. Ce que j’en aperçus fut suffisant à me fendre le cœur. Ses cheveux étaient devenus blancs et il avait prématurément vieilli. Sa poitrine s’était creusée, ses joues s’étaient enfoncées et la paralysie faisait trembler sa main. Il chancelait en marchant. Il me reconnut, lui aussi, et ses yeux, à mon aspect, s’embrumèrent de larmes. J’étais une non moins triste épave de l’homme qu’il avait connu. Mon poids était tombé à quatre-vingt-sept livres. Mes cheveux striés de gris, avaient poussé, comme À ma moustache et ma barbe, sans être jamais taillés, et étaient complètement hirsutes. “Je chancelais comme lui, à ce point que, pour me faire traverser cette cour étroite, aveuglante de soleil, les gardiens devaient me soutenir sous les bras. Mes yeux et ceux de Skysail Jack se croiseront dans notre mutuel naufrage. Il savait qu’en me parlant il enfreignait les règlements. Mais son âme indomptable n’en avait cure. — Mes compliments… Standing, gloussa-t-il, d’une voix brisée et chevrotante. Tu es un type à la hauteur… Tu n’as rien dit de la dynamite… Avec ce qui me restait de voix dans le gosier, je murmurai : — Je n’ai rien su, Jack, de la dynamite… Et je ne crois pas qu’il y en ait jamais eu… — Bon, bon… fit-il, en secouant la tête comme un enfant. T’a ne veux pas parler, c’est compris… Ils ne sauront jamais rien… Tu es un type à la hauteur, Standing, et je tire mon bonnet devant toi… Les gardiens m’entraînèrent, et j’en restai là avec Skysail Jack. Il était clair que, lui aussi, avait fini par croire à cette fabuleuse dynamite. Pourquoi, maintenant, je suis ici, non plus à San Quentin mais à Folsom, et pourquoi, dans un temps bref, je vais être pendu ? Je vais vous l’apprendre. Ce n’est pas pour cette vieille histoire du professeur. Haskell, mon collègue, que j’ai tué. C’est parce que j’ai été déclaré coupable de voies de fait contre un de mes gardiens. Mon cas est mauvais, à n’en point douter. Il est contraire à la discipline de la prison, et clairement inscrit dans le Code. Voyez quelle est ma malchance. À l’époque où je tuai le professeur Haskell, cette loi n’existait pas. Elle ne fut votée qu’après ma première condamnation. Je prétends donc qu’en ce qui me concerne, l’application de cette loi, qu’il m’était impossible de prévoir, est anticonstitutionnelle. Et tout homme sensé sera de mon avis. Mais quelle portée cet argument peut-il bien avoir sur d’esprit de soi-disant légistes, qui prétendent, en réalité, se débarrasser à tout prix de l’honorable et bien connu professeur d’agronomie Darrell Standing ? Loyalement, je reconnais d’ailleurs qu’il y a eu un précédent à mon exécution. Voilà uh an, ainsi que le savent tous ceux qui lisent les journaux, on a pendu Jake Oppenheimer, dans cette même prison de Folsom, et pour délit exactement semblable. La seule différence qu’il y ait entre son cas et le mien, c’est qu’il n’avait pas fait saigner avec son poing le nez d’un gardien. Non. Mais de son couteau à pain, et sans le faire exprès, il avait d’un autre gardien entaille quelque peu la peau. Notre existence ici-bas, la façon d’être des hommes entre eux, le maquis inextricable des lois… mon Dieu que tout cela est bizarre ! J’écris ces lignes dans la même cellule qu’occupait à Folsom, au Quartier des Assassins, Jake Oppenheimer. On l’en a tiré, pour le pendre, comme on va faire de moi. Comme si vous pouviez, tas d’idiots, tas de bandits, étrangler mon âme immortelle, avec votre corde et votre potence ! En dépit de vous, je foulerai, encore et bien des fois, cette belle terre. Et j’y marcherai, en chair et en a os, tour à tour, comme dans le passé, prince ou paysan, homme savant ou brute stupide, tantôt assis au sommet de l’échelle sociale, et tantôt grinçant sous la roue du sort.
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