Chapitre 1

1439 Words
Chapitre 1Samedi 20 juillet 1974 Le 86 était plein à craquer. Joël l’avait attrapé en face de l’hôpital Saint-Antoine et s’était faufilé tant bien que mal jusqu’au milieu. Il avait la nostalgie des bus des années soixante, avec leurs contrôleurs qui portaient sur le ventre leur machine à composter les billets et tiraient à plusieurs reprises sur une chaîne ressemblant à une vieille chasse d’eau, et ce ding-ding caractéristique qui donnait au conducteur le signe du départ. Mais ces modèles bruyants et dépassés avaient disparu depuis quelques années. Comme d’habitude le samedi après-midi, le trafic était très chargé rue des Écoles, et le conducteur particulièrement brutal. À chaque coup de frein, Joël s’accrochait désespérément à la barre de maintien pour éviter de s’écrouler sur ses voisins. À la faveur d’une de ces violentes secousses, il croisa le regard d’une jeune fille à quelques têtes de distance. Brune, avec des cheveux tombant en cascade sur ses épaules, en jean et chemisier léger, elle avait des yeux clairs superbes et il eut l’impression qu’elle les gardait fixés sur lui quelques secondes de trop… Il n’eut pas le temps d’engager la conversation. Longeant la Faculté de médecine, le bus arrivait à Odéon. Joël sauta à terre, un petit pincement de regret au cœur. Les vacances approchaient et il se sentait d’humeur légère. Surtout après la garde de réanimation épouvantable qu’il venait de vivre. Encore une complication dramatique d’un avortement clandestin. Infection sévère avec troubles de la coagulation, hémorragie cataclysmique ; ablation de l’utérus en extrême urgence au milieu de la nuit. Mais au moins, même si cette jeune femme de trente-quatre ans ne pourrait plus jamais avoir d’enfants, elle aurait la vie sauve. Ce n’était malheureusement pas le cas de toutes celles qui étaient admises pour ce type de problème… Et il avait échappé au patron du service de gynéco-obstétrique, qui n’était jamais là le samedi. La grande spécialité de ce dernier, outre une activité privée florissante, était d’arriver le matin, bien reposé, tout propret et inondé d’after-shave, et de reprocher leurs décisions thérapeutiques aux équipes de garde épuisées. À plusieurs reprises, Joël avait failli lui répondre vertement, excédé par cette méconnaissance évidente des problèmes de réanimation et cette fausse compassion pour les femmes. Il le savait violemment opposé à une libéralisation de l’avortement. N’empêche, Joël avait passé pratiquement toute la nuit debout, accompagné la patiente au bloc opératoire, et dû ensuite tenter de rassurer la famille. Et cette fois, il y avait non seulement le mari, mais aussi un gamin de treize ans, à deux doigts de se retrouver orphelin ! Mais ces nuits blanches avaient toujours sur lui un effet hautement aphrodisiaque… Le fameux syndrome du lendemain de garde, complaisamment décrit lors des « tonus »1 par ses collègues chefs de clinique ou internes. Joël entra au Danton et s’accouda au comptoir pour prendre un express, repoussant tranquillement les voisins de ses larges épaules. Beaucoup de monde, des touristes, des étudiants en ballade, l’ambiance habituelle du Quartier Latin en juillet. Il allait bientôt partir pour la Bretagne nord, retrouver sa famille et ses copains d’enfance. Retour aux sources pluriannuel, absolument vital pour lui. Après quatre ou six ans de clinicat2, il espérait bien s’installer à Saint-Malo, à l’hôpital ou en clinique. Son café terminé, il plongea la main dans la poche de son pantalon pour attraper de la monnaie et tressaillit de surprise en sentant un objet inconnu. Il ressortit un petit porte-cartes assez défraîchi, en tissu noir. Sa première réaction fut de fouiller fébrilement toutes ses poches pour vérifier qu’on ne lui avait rien dérobé. Mais tout était là. Portefeuille, carte d’identité, porte-monnaie étaient bien en place. Joël allait examiner le porte-cartes lorsqu’il se rendit compte que le garçon le regardait d’un air insistant et vaguement soupçonneux. – Vous pourriez me régler maintenant ? Je termine mon service. – Oui, oui, bien sûr. Il paya son café et sortit. * Assis au pied de la statue de Danton, lieu de rendez-vous habituel des étudiants et des amoureux, Joël examinait l’objet glissé dans sa poche à son insu, indifférent au bruit environnant. Le porte-cartes contenait plusieurs documents sans grand intérêt. Aucun papier d’identité, mais une carte de fidélité à la principale librairie de Dinard, rue Levavasseur, au nom de Françoise Morvan. Cela le troubla. Dinard était à côté de chez lui : sa famille habitait à Saint-Lunaire, en Ille-et-Vilaine. Il y avait également des billets de métro usagés, des tickets de caisse d’un Prisunic du XIe, et une carte d’a********t au Vitatop Fitness Montparnasse avec le même nom, mais pas d’adresse. Qu’est-ce que c’était que ce bazar ? Qui avait pu mettre ce truc dans sa poche ? Un voleur qui avait voulu se débarrasser de son butin après avoir prélevé l’argent liquide ? Une fois, un de ses internes s’était fait subtiliser son portefeuille dans la chambre de garde, et une surveillante de l’hôpital l’avait retrouvé dans un caniveau près de la porte d’entrée, avec ses papiers d’identité et son permis de conduire intacts. Mais ce porte-cartes ne contenait pas grand-chose de précieux, et puis pourquoi le glisser dans la poche d’un inconnu ? De plus en plus intrigué, Joël décida de rentrer chez lui et de rechercher la propriétaire des documents. L’idée qu’elle habite Dinard excitait sa curiosité. D’ailleurs, s’il voulait être honnête avec lui-même, il devait s’avouer que sa principale motivation dans cette affaire n’était pas le désir de se rendre utile… * Le studio de Joël était situé au 13 rue de la Harpe, juste au-dessus d’un restaurant. Une bonne affaire, trouvée par relations. Il le louait quand même assez cher, mais il était bien aménagé, quoique plutôt bruyant. Surtout le samedi soir… Pour l’heure, la fatigue de la garde était oubliée. Lorsqu’il était lancé sur un objectif, quel qu’il soit, Joël faisait preuve d’une opiniâtreté incroyable. Le caractère breton, sans doute. Il se passa un peu d’eau sur la figure pour se rafraîchir, ébouriffa ses cheveux bruns bouclés, puis s’installa confortablement dans son canapé, attrapant au passage son téléphone et l’annuaire d’Ille-et-Vilaine de l’année précédente, qu’il avait rapporté de Saint-Lunaire, comme d’habitude. Sa façon à lui de ne pas quitter complètement ses attaches. Il alluma une Gallia, ces cigarettes ultra-légères qu’il s’était mis à fumer pour tenter de se dégoûter du tabac. « À nouveau pouvoir sentir l’odeur du petit matin », vantait la publicité. Naturellement, elles n’avaient aucun goût. Il se plongea dans la lecture de l’annuaire. Pas de chance. Comme on pouvait s’y attendre, le nom de Morvan était assez répandu. Six abonnés à Dinard. Six appels infructueux, des réponses plus ou moins aimables, parfois méfiantes. La seule Françoise Morvan était une honorable dame de quatre-vingts ans qui n’avait jamais quitté la ville. Joël commença à chercher dans les communes avoisinantes, y compris à Saint-Lunaire. Le nom de Morvan ne lui évoquait rien, mais il ne connaissait pas tout le monde. Rien de ce côté-là non plus. À Saint-Briac, un peu plus loin sur la Côte d’Émeraude, il y en avait sept. Au cinquième abonné, il sut qu’il avait fait le bon numéro. – Qui la demande ? – Écoutez, je ne la connais pas personnellement, il se trouve que j’ai trouvé des papiers lui appartenant. Il n’osa pas préciser les circonstances dans lesquelles il avait « trouvé » ces documents. – Des papiers à elle ? Mais où çà ? – À Paris, Madame. Dans un autobus. Cet après-midi. – À Paris ? Le ton se faisait de plus en plus méfiant. – Oui. Je suis médecin, je sortais de l’hôpital. Joël espérait que son titre inspirerait confiance. Il avait l’impression que la mère le prenait pour un voleur cherchant à soutirer de l’argent en échange des papiers ! Une voix masculine au loin. Le père venait aux nouvelles. La femme lui répondit, la main manifestement collée sur le microphone : – C’est à propos de Françoise. Un monsieur a retrouvé des papiers à elle. À Paris… Le père s’empara du téléphone. – Oui ? Que se passe-t-il ? – Bonjour Monsieur, reprit patiemment Joël. Je suis le docteur Lecouedec et j’ai trouvé cet après-midi dans un autobus des papiers appartenant à votre fille. En fait, il se trouve que ma famille habite Saint-Lunaire, mais j’exerce dans un hôpital à Paris. Je cherchais seulement à avoir ses coordonnées pour lui rendre ces documents. – Vous êtes de la famille du capitaine au long cours ? – Oui, c’est mon père. – Je suis désolé, mais Françoise n’habite plus ici. Le ton était devenu plus aimable, mais demeurait tendu. On devinait que le départ de Françoise ne s’était pas fait dans la plus grande harmonie… – Elle est partie vivre avec un ami à Paris il y a plusieurs mois, reprit Monsieur Morvan. – Ah bon… – Mais elle nous a laissé ses coordonnées. Je vais vous les donner. L’adresse était dans le XIIe. Rue Erard. Joël nota le numéro de téléphone. – Monsieur… Euh… Docteur ? – Oui ? – Si vous l’avez au téléphone ou si vous la voyez… Pouvez-vous lui dire qu’elle nous manque ? * – Allo, bonsoir, pourrais-je parler à Mademoiselle Françoise Morvan, si elle est là ? Silence au bout du fil. Puis un conciliabule à voix basse. Une autre voix. Autoritaire. – Inspecteur Machefer, police judiciaire, à l’appareil. Qui êtes-vous ? Longtemps après, Joël se demanda pourquoi il avait eu la réaction stupide de raccrocher sur le champ. 1 Fêtes organisées en salle de garde à l’hôpital par les carabins, souvent très débridées. 2 À l’époque, le clinicat, terme désignant les fonctions de « chef de clinique à la faculté – assistant des hôpitaux » durait en moyenne quatre ans, et jusqu’à sept ans par contrats d’un an renouvelables (actuellement deux ans et deux contrats d’un an renouvelables).
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