I
Les diamants de Mlle BernettiUn soir de vendredi, vers la fin de septembre, en 1838, à la tombée de la nuit, le garçon du marchand revendeur établi à l’angle des rues Dupuis et de Vendôme était en train de fermer la boutique lorsqu’un élégant coupé s’arrêta devant la porte. Les échoppes du quartier du Temple reçoivent souvent d’aussi belles visites que les magasins à la mode ; le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin ont appris dès longtemps le chemin de cette foire et y viennent en tapinois, soit pour acheter, soit pour vendre.
Le garçon remit à terre le volet qu’il avait déjà soulevé à demi et attendit, pensant que la portière du coupé allait s’ouvrir.
Mais la portière ne s’ouvrit point et le store ronge qui défendait l’intérieur de la voiture contre les regards curieux resta baissé. Le cocher, beau garçon au teint fleuri, planta son fouet dans la gaine comme s’il eût été arrivé au terme de sa course et tira de sa poche une pipe qu’il bourra paisiblement.
Le garçon, quoiqu’il fût d’Alsace, connaissait assez bien son Paris, car il se demanda :
– Est-ce un monsieur qui attend une dame là-dedans ou une dame qui espère un monsieur ?
Et avant de reprendre son volet il tourna le coin de la rue de Vendôme pour voir à quel s**e appartenait le retardataire ; mais il se trouva tout à coup en face d’un bon gros père qui arrivait les mains dans ses manches et qui le salua d’un débonnaire sourire.
– Tiens ! tiens ! dit le garçon, c’est M. l’Amitié qui venait voir le patron ! Vous n’avez pas de chance, papa Kœnig et sa dame viennent de partir pour leur petit jardin de Saint-Mandé. Des propriétaires, quoi ! ça n’est heureux que dans leur campagne ; un carré de gazon large comme un mouchoir et douze manches à balai qui ont chacun trois feuilles malades… faudra-t-il dire quelque chose au patron de votre part ?
M. l’Amitié l’écarta du coude et continua sa route après lui avoir adressé un signe de tête amical.
C’était un homme jeune encore à ne regarder que ses yeux vifs et rieurs, mais il portait une barbe grisonnante, très mal peignée, qui trahissait l’approche de la cinquantaine. Sous les plis d’une houppelande délabrée et très large qui semblait venir en droite ligne de la Judengasse de Francfort, on pouvait deviner la remarquable carrure de ses épaules. Il marchait sans bruit dans une paire de ces doubles bottes fourrées que les voyageurs mettaient par-dessus leur chaussure, au temps où il y avait des diligences.
En passant devant le cocher bien mieux habillé que lui, il secoua la tête doucement, puis il franchit le seuil de la boutique.
– Quand je vous dis que le patron est sorti… marmottait derrière lui le garçon alsacien.
M. l’Amitié, gardant toujours ses mains dans ses manches, traversa le magasin encombré de débris misérables, parmi lesquels on eût découvert quelques meubles de prix et de riches étoffes. Parvenu à la porte du fond, il l’ouvrit en silence et continua sa route.
– Ah çà ! ah çà ! s’écria l’Alsacien, êtes-vous sourd, l’homme ? Quand je vous dis…
Il n’acheva pas. M. l’Amitié s’était enfin arrêté. Sa main se posa sur l’épaule du garçon, qu’il regarda en face, et il prononça tout bas ces trois mots :
– Il fait jour.
L’Alsacien recula de plusieurs pas et son visage naïf exprima la consternation la plus complète.
– Faut-il en avoir du guignon ! grommela-t-il en crispant ses doigts dans ses cheveux : m’être mis dans un pareil pétrin pour une fois que je me suis fait payer à boire ! À Paris, avant de parler avec quelqu’un, faudrait lui demander ses papiers.
M. l’Amitié approuva du bonnet et choisit un bon vieux fauteuil où il s’assit commodément.
– Tu parles comme un livre, Meyer, mon ami, dit-il d’un ton doux et jovial. Est-ce que tu as les clés de la cave ?
Meyer haussa les épaules, et M. l’Amitié reprit :
– Non ? le père Kœnig est un homme prudent… Alors, va-t’en au cabaret me chercher une bouteille de Mâcon cachetée à vingt-cinq.
L’Alsacien se dirigeait vers la porte, M. l’Amitié l’arrêta.
– Attends, continua-t-il, je vais te donner toutes tes instructions d’un seul coup. Tu viens toi-même de constater le faible de ton maître pour les plaisirs des champs ; en conséquence nous n’avons nulle crainte d’être dérangés. Jusqu’à voir, je suis ici chez moi…
– Comment, chez vous ! voulut interrompre Meyer.
– Tais-toi. Il va venir un brave jeune homme d’une trentaine d’années, un peu boiteux, et qui se sert en marchant d’une grosse canne de jonc à pomme d’ivoire ; il te demandera si M. Kœnig est à la maison, tu lui répondras : Oui.
L’Alsacien protesta par un geste énergique, mais il baissa les yeux sous le regard de M. l’Amitié, qui poursuivit :
– Et tu diras en t’adressant à moi : Patron, v’la quelqu’un qui voudrait vous parler. Je consentirai à recevoir le visiteur en question, et comme il m’est envoyé par un ami, je l’inviterai à prendre un verre de vin. Tu apporteras alors, comme si elle venait de la cave, la bouteille de cachetée à vingt-cinq. Est-ce compris ?
– Et pourquoi tout cela ? demanda Meyer.
– Est-ce compris ? répéta M. l’Amitié.
L’Alsacien laissa échapper un geste d’impuissante colère.
– Et après ? demanda-t-il.
– Après, tu fermeras ta devanture et tu iras te promener.
– Mais vous ?
– Ne t’inquiète point de moi, répondit M. l’Amitié.
– Vous coucherez ici ?
– Il y a la petite porte de l’allée, mon fils.
– Elle est fermée.
– Voici la clé.
Meyer resta bouche béante à regarder le loquet rouillé que son interlocuteur lui montrait.
– Est-ce que papa Kœnig en mange ? balbutia-t-il.
– Peut-être bien, répliqua l’Amitié, qui remit ses mains dans ses manches.
Meyer avait les joues rouges jusqu’aux oreilles.
– Écoutez, s’écria-t-il tout ça à mauvaise odeur et vous êtes capable de faire un méchant coup. Je suis un honnête homme, vous allez prendre la porte et tout de suite, ou j’appelle la garde !
M. l’Amitié croisa l’une sur l’autre ses jambes chaudement chaussées et s’arrangea le plus commodément qu’il put dans son fauteuil.
– Il y avait une fois, dit-il sans élever la voix, un jeune garçon qui faisait semblant de dormir sur une table du cabaret de la Pomme de Pin, pendant qu’on assassinait le receveur de la banque dans la salle voisine…
– Je dormais ! fit Meyer avec épouvante, je jure devant Dieu que je dormais ! j’étais ivre pour la première fois de ma vie.
– On cherche ce jeune garçon, poursuivit M. l’Amitié… As-tu quelquefois vu des billets doux comme celui-là, bonhomme ?
Sa main se plongea sous les revers de sa houppelande et un papier frappé d’un large timbre vint tomber aux pieds de Meyer.
Le malheureux garçon se pencha pour mieux voir, puis ses genoux fléchirent comme s’il eût reçu un coup sur la tête.
– Un mandat d’amener ! prononça-t-il d’une voix étranglée ; oui, je connais cela ; j’ai été domestique au greffe de Colmar… et mon nom ! mon nom écrit en toutes lettres !… qui donc êtes-vous ?
– Peut-être un inspecteur dans l’exercice de ses fonctions, répliqua M. l’Amitié, dont le sourire devint cruel. Parlons en français : je suis en train de pêcher aujourd’hui un plus gros poisson que toi. Si tu marches droit, je fermerai un œil et tu auras le temps d’aller te faire pendre ailleurs. Tiens, voilà un louis, va acheter le vin et garde la monnaie pour ton voyage. Si tu m’en crois, tu coucheras cette nuit sur la route d’Allemagne.
Meyer sortit d’un pas chancelant ; ses cheveux hérissés remuaient sur son crâne.
Un quart d’heure après, toujours dans l’arrière-boutique du papa Kœnig, revendeur de vieilleries et amateur de joies champêtres, M. l’Amitié était assis devant un guéridon soutenant une bouteille entamée, deux verres pleins et une chandelle de suif.
De l’autre côté de la table s’asseyait le visiteur mystérieux dont il avait donné le signalement à Meyer.
Meyer avait disparu.
– Je suis tout joyeux, disait M. l’Amitié, qui parlait maintenant avec un léger accent allemand, de faire la connaissance d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Comment vont tous nos bons amis de Carlsruhe, mon cher M. Hans ?
– Les uns bien, les autres mal, répondit le visiteur, dont le visage accusait énergiquement le type israélite.
L’Amitié frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Voilà des réponses comme je les aime ! s’écria-t-il. Passé le pont de Kehl, de ce côté-ci, on ne rencontre plus que des fous qui parlent droit, eh ! mon frère ?
Hans ne répondit que par un signe de tête approbatif. C’était un jeune homme aux traits pointus, à l’air maladif. Sa physionomie inquiète exprimait la dureté et la méfiance.
– Trinquons, reprit l’Amitié, qui affectait au contraire une extrême rondeur ; à la santé de Moïse, de Jacob, d’Issachar, de Jéroboam, de Nathan, de Salomon et des autres.
Les verres se choquèrent et l’Amitié ajouta :
– Comme cela, mon bon frère, vous voulez me vendre un petit tas de bric-à-brac. Ce ne sont pas des meubles, je pense, car le port serait cher du grand-duché jusqu’ici. Ne serait-ce pas plutôt un lot d’étoffes ? Ah ! vous souriez, compère ? Je parie qu’il y a de la dentelle ! il en passe à Bade tous les ans pour des millions et sur de jolies épaules encore. Mais vous devez être un homme sage, Hans Spiegel, vous laissez les épaules et vous ne vous occupez que des dentelles.
Hans Spiegel souriait peut-être en dedans, mais sa figure restait morne et chagrine.
– On m’a dit, prononça-t-il tout bas, après avoir trempé ses lèvres dans son verre sans boire, que vous étiez homme à traiter au comptant une affaire d’une certaine importance.
– Au comptant, répéta l’Amitié au lieu de répondre, au comptant, cela dépend. L’argent a peur ; il se cache. Qu’est-ce que vous appelez une affaire importante, frère Hans ?
Spiegel rougit imperceptiblement et répliqua en baissant la voix davantage :
– Une affaire dans les cent… deux cents… peut-être trois cent mille francs.
– Vive Dieu ! s’écria l’Amitié, les jolies épaules étaient donc diantrement chargées ?
Spiegel toussa d’un air mécontent.
– D’ordinaire, dit-il avec sécheresse, les gens de notre état et de notre religion ne plaisantent pas quand ils parlent d’affaires.
L’Amitié répondit à son regard sévère par un coup d’œil humble, mais narquois.
– Bon ! bon ! fit-il, vous n’aimez pas le mot pour rire, frère Hans ? Chacun son caractère. Moi, je ne suis jamais mélancolique quand il s’agit de gagner honnêtement de l’argent… Parlons donc sérieusement, bonhomme, et faites-moi voir vos petites pierres.
Hans Spiegel s’agita sur son siège et regarda la porte.
– Mon compagnon, reprit l’Amitié, je vous sers suivant votre envie, je parle net maintenant parce que vous l’avez désiré. Souhaitez-vous qu’on mette tout à fait les pieds dans le plat ? Soit ! Frère Hans, vous ne venez pas de Carlsruhe. Si vous étiez de l’autre côté du Rhin, vous y resteriez et vous donneriez bien la moitié du prix des diamants de la Bernetti à l’homme qui vous fournirait les moyens de passer la frontière.
De rouge qu’il était, Hans Spiegel devint très pâle et murmura :
– Maître Kœnig, je ne sais pas ce que vous voulez dire.
– Ces coquines-là, reprit l’Amitié sans s’arrêter à cette protestation, font maintenant un tort énorme aux duchesses. Je connais quelqu’un qui avait eu avant vous l’idée de l’opération, mais vous êtes un jeune homme actif et plein de talent, monsieur Spiegel ; vous avez été plus vite que nous en besogne. Combien demandez-vous des écrins de la Bernetti ?
La figure maladive du juif s’assombrissait. Son regard était celui du renard poltron qui devient brave à toute extrémité et fait tête aux chiens quand on l’accule.
L’Amitié le considérait du coin de l’œil. Il se versa un verre de vin.
– Je suis bien forcé de boire tout seul, reprit-il, puisque vous n’avez pas soif.
Il ajouta en posant sur la table son verre, vidé d’un trait :
– Un joli jonc que vous avez là, mon camarade.
D’un mouvement instinctif, Spiegel serra entre ses jambes sa canne à pomme d’ivoire.
Mais ce l’Amitié était beaucoup plus vif qu’il n’en avait l’air. Il jeta son corps en avant comme un tireur d’armes qui se fend à fond, et son bras allongé par-dessus la table atteignit la canne, qui lui resta dans la main.
Alors eut lieu une scène muette et rapide comme l’éclair. Un pistolet jaillit en quelque sorte de la poche de Spiegel, qui visa et tomba terrassé avant d’avoir pu presser la détente.
L’Amitié, riant bonnement, désarma le pistolet et le jeta à l’autre bout de la chambre.
– Je n’ai plus vingt-cinq ans, murmura-t-il, mais ma poigne est restée solide. Allons, relevez-vous mon camarade, et si vous avez un autre joujou comme celui-là, gardez-le pour une meilleure occasion.
Tout en parlant, il dévissait la pomme d’ivoire de la canne et la secouait au-dessus de la table comme il aurait fait d’un étui. Un assez grand nombre de diamants démontés qui, pour la majeure partie, étaient d’une grosseur considérable, roulèrent et s’éparpillèrent sur le tapis en lambeaux.
Spiegel restait désormais immobile et semblait pétrifié.
L’Amitié prit au hasard trois ou quatre pierres et les examina d’un air indifférent.
– Avec cela, dit-il, un garçon comme vous qui n’a pas de mauvaises habitudes peut rentrer dans son village, épouser Lischen ou Gretchen, acheter une ferme, voire même un manoir et avoir sa place au conseil municipal, quand sa barbe devient grise. Mais il faut d’abord vendre cette marchandise qu’on ne peut pas porter au marché ; il faut ensuite passer la barrière de Paris, où il y a des collets tendus ; il faut enfin franchir la frontière d’Allemagne, tout le long de laquelle le télégraphe a envoyé des piégés à loup avec le signalement du futur conseiller municipal… Je ne vous en veux pas pour votre frasque, mon frère Hans, chacun défend son bien comme il l’entend, et ceci est votre bien puisque vous l’avez volé, mais vous ne savez pas ce que vous faites : sans moi vous étiez perdu.
Et comme le regard du juif exprimait une rancuneuse incrédulité, l’Amitié ajouta :
– Les oreilles ne vous ont donc pas tinté ? Vers quatre heures, aujourd’hui, on a réglé votre histoire au bureau de la Sûreté. Les diamants de Carlotta Bernetti venaient du levant et du couchant, du midi et du septentrion ; elle avait une parure appartenant à la famille des princes Bérézow, une rivière qui avait quitté pour elle l’antique écrin des comtesses Ratthianyi ; tel bracelet avait orné le poignet d’une pairesse d’Angleterre, telle broche avait brillé sur la poitrine d’une grande d’Espagne. C’est une collectionneuse, et selon son propre calcul, sa pacotille vaut plus de la moitié d’un million.
– Au bas mot ! murmura Spiegel, qui retrouvait sa nature israélite.
– À la bonne heure ! s’écria l’Amitié, voilà que nous nous réveillons. Les demoiselles de l’espèce de la Bernetti, quand elles se mettent à crier, ont des voix qui s’entendent à trois lieues à la ronde comme les sifflets de chemins de fer ; autour de cet instrument principal et suraigu se sont groupées des voix plus mâles, appartenant à M. le prince, à M. le comte, à M. le président, à M. le maréchal et même à quelque mauvais petit agent de change. La Sûreté en a failli perdre la tête. Résultat prévu : à cinq heures, on avait tout ce qu’il fallait pour pincer votre canne et vous.
– Et c’est vous qui êtes chargé de m’arrêter ? demanda Spiegel avec assez de sang-froid.
L’Amitié éclata de rire.
– Mais du tout ! répliqua-t-il, je vous dis que je suis votre salut ! Je n’appartiens pas le moins du monde à la police, mais la police m’appartient un peu, parce que je vais et je viens d’une fleur à l’autre comme les papillons.
Notre métier n’est pas facile, M. Spiegel, pour ceux qui ne veulent pas, comme vous, se mettre dans le pétrin du premier coup. Vous avez fait une grosse affaire, c’est vrai ; mais, la belle avance, si elle vous rapporte en bénéfice net vingt ans de séjour à Brest ou à Toulon !
Nous autres, car je ne me vante pas, je suis tout bonnement membre d’une société qui jouit d’un certain crédit sur la place, nous autres, nous agissons prudemment, regardant deux fois plutôt qu’une l’endroit où il s’agit de poser le pied. Nous n’improvisons rien ; nos combinaisons ne s’exécutent qu’après avoir été fouillées avec un soin parfait.
Moi qui vous parle, je verrais un million pendu à un arbre du bois de Boulogne, que j’en ferais douze fois le tour avant de le décrocher.
Mais arrivons à ce qui vous concerne : vous êtes entre mes mains, mon bon frère, je pourrais vous rançonner, je ne le veux pas ; l’habitude de notre maison est de se contenter d’un honnête bénéfice : je vous offre 50 000 francs et un passeport à l’étranger ; est-ce gentil ?
– Donnez ! s’écria Spiegel avec empressement, j’accepte !
M. l’Amitié eut encore son bon gros rire.
– Minute ! fit-il en remettant un à un les diamants dans la canne creuse, nous avons passé l’âge des étourderies. Moi, je ne me connais pas du tout à ces brimborions-là, et vous pourriez tout aussi bien me donner, en échange de mes 2 500 louis, des petits morceaux de verre valant une trentaine d’écus. Les affaires sont les affaires, monsieur Spiegel, vous allez reprendre tout cela, ce qui vous prouve bien que je n’ai point envie de vous tromper, et cette nuit même, un employé de chez nous, qui est expert en joaillerie, se rendra à votre domicile, examinera les pierres et vous comptera l’argent.
Le juif resta un instant indécis.
– Ah ! ah ! fit l’Amitié, vous aimeriez mieux prendre tout de suite la clé des champs, je comprends ça, mais soyez tranquille, on va vous donner l’ordre et la marche. Si vous suivez de point en point mes instructions, votre nuit sera bonne et vous voyagerez demain sur la route de notre chère patrie.
En sortant d’ici, allez-vous-en dîner où vous voudrez et restez longtemps à table. Vous concevez bien que ce serait folie de rentrer chez vous en ce moment.
Vers minuit, pas avant, rendez-vous rue de l’Oratoire-des-Champs-Élysées et demandez la chambre que le papa Kœnig aura retenue pour vous dans la petite maison située au fond de la cour du n° 6. À deux heures du matin, je dis deux heures sonnantes, vous entendrez gratter à votre porte, vous demanderez qui est là, ou vous répondra : Le bijoutier. Je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste. Quand vous aurez votre argent, vous dormirez la grasse matinée ou vous prendrez la poudre d’escampette, à votre choix… Est-ce dit ?
Il tendait la canne à Spiegel qui la prit et répliqua :
– C’est dit.
– Et bien dit ! appuya l’Amitié en le regardant dans les yeux. Ce qui est là-dedans vous brûle désormais les doigts et je ne crains pas que vous nous faussiez compagnie.
Il se leva et ouvrit la petite porte donnant sur l’allée.
– C’est que, murmura Spiegel d’un air honteux, pour exécuter vos instructions, il faudrait avoir de quoi dîner.
– Ma parole ! s’écria l’Amitié, je me doutais de cela ! Vous avez jeûné, mon pauvre garçon, avec des diamants plein vos poches ! Allons, allons, vous n’êtes pas fort ! Reprenez votre pistolet, voilà dix louis ; à vous revoir ! je vous souhaite bonne chance.
Spiegel le quitta au bout de l’allée et se dirigea vers le marché du Temple. Il avait caché la fameuse canne sous sa redingote et marchait à grands pas, regardant tout autour de lui avec inquiétude.
M. l’Amitié, au contraire, tourna le coin de la rue de Vendôme, cheminant d’une allure paisible, avec les deux mains dans ses manches.
Le cocher du coupé, qui semblait dormir, prit aussitôt son fouet, toucha son cheval et suivit au pas à quelques toises de distance.