Le bourreau et ses aides étaient entrés dans la prison. Aussitôt qu’on avait passé la porte de la Grande-Roquette, on se trouvait sous un vaste portail qui abritait sur la droite le poste militaire. Il y avait là un local qui contenait à l’ordinaire une petite troupe de vingt-deux hommes commandée par un adjudant. À gauche, toujours sur le portail, s’ouvrait une loge pour le gardien-portier. Cette loge traversée, on se trouvait dans la cour d’honneur ou cour d’administration. Cette cour était entourée par les cuisines, à gauche, par des magasins, à droite, et, au fond, par le bâtiment de l’administration. Toute la prison se composait de trois corps de bâtiments entourés par deux chemins de ronde indépendants. Le plan de cette prison avait été si bien établi que si, dans l’histoire de la Grande-Roquette, on relève quelques tentatives d’évasion, on ne saurait dire qu’une seule, jusqu’au jour qui nous occupe, ait réussi. En tout cas, l’administration n’en avoue pas. Après avoir traversé la cour d’honneur, on accédait par un perron de quelques marches au guichet du greffe. C’était un vestibule carré d’où l’on pénétrait à droite dans les bureaux du greffe et de la comptabilité, à gauche dans le parloir, et au fond, dans la partie de la prison réservée à la détention proprement dite. Quand on avait franchi le guichet du greffe, on se trouvait dans la cour centrale, vaste et carrée, occupée dans son milieu par une fontaine surmontée d’un réverbère. Cette cour servait deux fois par jour, à neuf heures et à quatre heures, pour la promenade en commun des détenus. Il ne faut pas confondre cette cour avec la cour des condamnés à mort, dans laquelle nous avons assisté à la promenade de Desjardies. Entre cette grande cour et la petite cour des condamnés à mort, il y avait encore un poste occupé par une trentaine de soldats, commandés par un adjudant. Les deux chemins de ronde, indépendants l’un de l’autre, étaient enclos entre des murailles de huit et neuf mètres ! Les hauts bâtiments contenaient, pour six sections, 272 cellules, et, au bout de chaque section cellulaire, il y avait un dortoir commun de vingt lits. Nous avons établi dans un précédent chapitre de quelle façon les cellules des condamnés à mort étaient isolées de toutes les autres cellules. Nous voudrions maintenant faire comprendre au lecteur le chemin que l’administration de la Roquette faisait suivre aux condamnés à mort conduits à l’échafaud. Le lugubre cortège, avant 1870, accomplissait un trajet interminable. Ce n’est qu’après 1870 qu’on avait adopté un nouveau trajet, qui ne fut plus modifié jusqu’à la démolition de la prison, et qui fut suivi par le dernier condamné à mort exécuté. Le condamné à mort sortait du vestibule qui précédait sa cellule par la porte peinte en noir dont j’ai déjà parlé. Cette porte donnait sur un couloir qui passait derrière le corps de garde placé à droite, au fond de la grande cour. Sans que l’on ait jamais su pourquoi, on ne voulait pas faire traverser au condamné cette grande cour. C’est pourquoi on l’astreignait à la lugubre promenade par les dortoirs pour le faire aboutir enfin aux ateliers. Il traversait ainsi trois ateliers, déserts à cette heure, et retombait dans un couloir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte. Cette porte donnait dans l’arrière-greffe ; là, on le livrait aux aides du bourreau pour sa dernière toilette. C’est dans cet arrière-greffe, appelé aussi avant-greffe, que devaient l’attendre le Vautour et Patte d’Oie. Nous avons dit comment on accédait au greffe par le guichet qui se trouvait au fond de la première cour. Quand le bourreau, le Vautour et Patte d’Oie arrivèrent sous le guichet, un gardien leur en ouvrit la porte. Le bourreau marchait en tête ; ses deux aides, tête baissée, suivaient. Le bourreau demanda : – Ces messieurs sont arrivés ? – Oui, répondit le gardien, ils sont chez M. le directeur. Sur quoi, le bourreau entra à droite dans le greffe, salua le greffier-chef qui était debout devant son pupitre, sur lequel était le registre d’écrou. Le greffier répondit d’un signe de tête, et Hendrick, sans un mot, alla signer sur le registre l’élargissement de Desjardies. À ce moment, il était déjà censé avoir reçu Desjardies, et c’est lui qui en devenait responsable. Régulièrement, ou plutôt raisonnablement, il n’eût dû signer qu’au moment où il quittait la prison avec le patient, mais à cette minute suprême on avait jugé que c’était là faire perdre du temps au bourreau, et ainsi ajouter au supplice du condamné. Le bourreau fit signe au Vautour et à Patte d’Oie qui étaient restés sous le guichet et qui, sournoisement, examinaient les lieux. Ce guichet était fermé par la porte qu’ils venaient de franchir, par la porte en face d’eux qui donnait sur la Détention et par là sur la grande cour. À gauche, ils avaient la porte ouverte du parloir, fermé dans son milieu par une double grille. À droite, la porte de l’arrière-greffe. Le greffe communiquait aussi par une porte sur l’arrière-greffe. Enfin, cet arrière-greffe avait, comme nous l’avons dit, une petite porte qui donnait à droite sur l’intérieur de la prison. Le Vautour, d’un coup d’œil de maître bandit, avait jugé la situation et l’avait mesurée selon la disposition des locaux ; on n’eût pu deviner, au froncement de ses terribles sourcils, s’il était déjà prêt à accomplir le formidable coup d’audace qu’il préméditait, ou si l’examen des lieux ne lui donnait point à réfléchir sur les difficultés d’une pareille entreprise. Patte d’Oie semblait, lui, n’avoir d’autre préoccupation que de se mettre devant son compagnon pour qu’il restât dans l’ombre ou pour empêcher qu’on pût trop facilement le dévisager. Du reste, il faisait à peine jour dehors et encore tout à fait nuit dans cette prison. Trois lampes, l’une sous le guichet, l’autre dans le greffe, l’autre dans l’arrière-greffe, répandaient une triste lumière jaune. L’arrière-greffe, où se tenaient maintenant en silence le bourreau et ses aides, était une petite pièce étroite et longue, éclairée par les fenêtres placées haut, meublée d’un petit bureau noir, d’un poêle, d’un banc et d’un tabouret. C’est sur ce tabouret que s’étaient assis, depuis la construction de la Grande-Roquette, tous les condamnés à mort. Il était au milieu de la pièce, à côté du poêle. Il semblait déjà attendre… Le poêle n’était jamais allumé qu’aux jours d’exécution. Ce jour-là, on entendait son ronflement et c’était le seul bruit que le Vautour et Patte d’Oie percevaient alors dans tout l’établissement. Hendrick se promenait de long en large, les mains derrière le dos. Il ne regardait personne ni rien. Si, il regarda sa montre, et, dans le même moment, on entendit un grand bruit de pas et de portes ouvertes et refermées ; c’étaient les autorités qui venaient du dehors et qui se rencontraient dans la cour d’honneur avec les autorités venues du dedans. Un groupe d’hommes, vêtus de noir sous des pardessus sombres, envahit le greffe. Le directeur de la prison était à leur tête. Il dit un mot au greffier et il se dirigea vers l’arrière-greffe, suivi de tout le groupe. Dans celui-ci, on reconnaissait le préfet de police, le commissaire de police du quartier, le juge d’instruction et derrière survenait l’aumônier. Comme ils traversaient l’arrière-greffe, le Vautour entendit le juge d’instruction qui disait au préfet de police : – Je ne comprends pas comment M. le procureur impérial, qui devait venir, n’est pas encore arrivé… Et le préfet de police répondait : – M. le directeur de la prison a raison. On ne peut attendre plus longtemps. Tout ce monde disparaissait par la petite porte qui faisait communiquer l’arrière-greffe avec la prison, quand le greffier, pris lui aussi d’une curiosité bien compréhensible, suivit le cortège. À ce moment, il sembla à Patte d’Oie que la large poitrine du Vautour se soulevait, comme si on l’eût soulagée d’un poids énorme. Mais le Vautour, maintenant, regardait le bourreau, qui s’était arrêté dans sa marche-promenade. Celui-ci tournait le dos au Vautour et à Patte d’Oie. Ils se consultèrent du regard, et il n’était point difficile de deviner ce que ce regard signifiait. S’ils étaient restés seuls avec le bourreau, ils n’auraient pas hésité à sauter dessus. Mais il y avait encore le gardien dans le guichet… Ils l’entendaient remuer ses clefs. D’un geste, le Vautour fit comprendre à Patte d’Oie qu’il fallait être prudent. Et il haussa la tête, traduisant ainsi l’embarras dans lequel Hendrick le mettait en restant dans l’arrière-greffe avec eux. C’est que le bourreau allait presque toujours avec les magistrats au-devant du condamné, se tenant sur le seuil de la cellule pendant que le directeur de la prison entrait avec le juge d’instruction. Pourquoi n’agissait-il point ainsi aujourd’hui ? Certes, armés comme ils l’étaient, le Vautour et Patte d’Oie pouvaient tout réussir contre le bourreau et le gardien, surpris d’une pareille attaque. Mais il fallait agir en silence, et ne point compromettre par un scandale inutile une affaire dans laquelle il serait toujours temps d’employer la force ! S’ils employaient la force dans l’intérieur de la prison, cela n’irait point sans éclat, et l’intervention des soldats du poste aurait vite fait de réduire leur tentative à néant. Le Vautour avait déposé son pardessus sur le banc. Hendrick, fatigué d’être debout, sans doute, était allé au bout du banc et, pour s’asseoir, avait repoussé le pardessus de la main. Quand il vit la main de Hendrick sur son pardessus, le Vautour pâlit. Transportons-nous maintenant dans la cellule de Desjardies. Nous l’avions laissé, la veille de cette nuit dont nous retraçons les événements si bizarres, sous le coup de l’espérance que lui apportait l’inscription mystérieuse trouvée au dos de la photographie de sa fille. Était-ce bien l’espérance qui le tenait ainsi, anéanti sur cette couchette où il passait, immobile, presque tout le temps qu’on lui laissait à vivre ? N’y avait-il pas surtout de la surprise et de l’effroi dans le sentiment qui l’arrachait un instant à la vision hallucinante du dernier supplice ? Oui, le premier mouvement de son cœur avait été de s’accrocher à cette folle promesse mystérieuse qui lui arrivait si étrangement au fond de sa prison. Mais, à la réflexion, il avait mesuré toute l’impossibilité d’une tentative quelconque… À cette heure de la mort où l’on est disposé à croire à tout ce qui peut vous rattacher à la vie, Desjardies se dit : « N’y croyons pas !… Ne croyons plus à rien, qu’à la mort ! » Et il pria… Il pria comme lorsqu’il était enfant… Il pria pour sa fille. Desjardies était resté religieux, sinon pratiquant, et, depuis qu’il était enfermé dans sa cellule de la Roquette, il avait toujours accueilli le prêtre, qui était venu lui apporter les consolations de son ministère, avec une joie reconnaissante. Ce prêtre n’était point l’aumônier ordinaire de la prison qui, malade, était momentanément remplacé par un père récollet. C’était un bon vieillard du couvent de la rue de Puteaux, ami de l’aumônier, un ancien médecin qui avait eu beaucoup à souffrir de la vie et qui s’était réfugié dans la paix du couvent, ce vestibule du tombeau. Desjardies lui avait, à lui aussi, crié son innocence, et il avait eu cette suprême douleur de voir que, lui aussi, croyait, malgré ses cris, à sa culpabilité. Il ne lui disait point, mais Desjardies sentait bien que la pitié profonde qu’il manifestait pour son sort s’adressait uniquement au grand pécheur qu’il était devant les hommes et devant Dieu ! Alors, Desjardies demanda à se confesser. Le condamné se disait : « Peut-être cet homme va-t-il croire enfin que je ne mens pas à Dieu !… » Il se confessa donc et le père Saint-François, cette fois, crut en effet à l’innocence de Desjardies. Quand le condamné releva la tête après avoir reçu une absolution donnée d’une voix tremblante, il vit que le père Saint-François pleurait. Il alla trouver son ami l’aumônier, se pencha sur son lit et lui confia qu’en dehors de la confession dont il ne pouvait v****r le secret, il s’était fait une conviction ferme et définitive sur l’innocence de Desjardies et il lui demanda ce qu’il pouvait tenter auprès des hommes pour leur éviter une épouvantable erreur judiciaire. L’aumônier eut un triste sourire et lui conseilla de faire ce qu’il avait tenté deux ou trois fois lui-même dans des circonstances analogues : voir le garde des sceaux. Le père Saint-François demanda à l’aumônier quel avait été autrefois le résultat de ses visites au garde des sceaux. On lui avait répondu : « C’est le vieux truc de la confession ; nous le connaissons !… » – Et alors ? avait encore demandé le père Saint-François. – Et alors il arriva que je finis par me dire, moi aussi : c’est peut-être le vieux truc de la confession… et qu’il me fut difficile, depuis, malgré l’accent le plus sincère, de croire profondément à ce qui m’était confié… Ma confiance était empoisonnée… – Si vous aviez entendu cette voix-là, s’écria le père Saint-François, peut-être auriez-vous fait confiance à l’homme qui crie son innocence sans que personne l’entende ! Desjardies est innocent ! – Faites comme s’il l’était, mon père, répliqua l’aumônier. Et le père Saint-François s’en fut trouver le garde des sceaux qui lui répondit en souriant « que cela devait fatalement lui arriver pour son premier condamné à mort. » Le père Saint-François comprit qu’il ne lui restait plus qu’à préparer un martyr à la mort. Et il trouva, les jours suivants, le moyen d’apaiser l’angoisse de Desjardies, moins par des considérations sur la vie future que par la promesse qu’il lui fit de s’occuper de sa fille. Et c’est cet homme, en qui il avait mis sa foi dernière, que la mystérieuse inscription lui conseillait d’éloigner ! Qu’allait-il faire ? Devait-il croire réellement à une tentative d’évasion ? Non, c’était impossible ! Aussi, s’il y avait cru, comment s’y serait-il pris pour dire à cet homme, son dernier ami ici-bas et son suprême espoir après sa mort : « Allez-vous-en !… Je ne veux plus vous voir ! » ? Comme il en était là de ses prières et de ses réflexions, Desjardies entendit du bruit à la porte de sa cellule ; celle-ci s’ouvrit et il vit que le gardien-chef s’effaçait pour laisser passer un personnage. C’était le prêtre… c’était le père Saint-François. Les gardiens suspendirent leur partie de cartes et se levèrent. Desjardies était déjà debout : il allait au père Saint-François qui lui tendait les deux mains et l’attirait sur sa rude poitrine.
Le moine embrassa le condamné et ils se mirent à pleurer tous les deux. Le gardien-chef haussa les épaules, prenant en pitié l’émotion du prêtre, une émotion de novice à ses yeux expérimentés, puis il referma la porte à clef et l’on entendit son pas qui s’éloignait dans la solitude. Les deux gardiens s’étaient retirés discrètement dans un coin de la cellule. Desjardies, la tête sur la poitrine du prêtre, lui faisait la même question qu’il lui adressait tous les jours, à la même heure. – Est-ce pour aujourd’hui ? Et le père Saint-François faisait la même réponse. – Nous n’en savons rien, mon fils… nous ne pouvons rien en savoir… Et immédiatement, il le faisait se rasseoir, comme tous les jours, sur la couchette : il prenait une chaise et s’asseyait à son tour, en face de lui, et gardant les mains de l’homme dans les siennes, il le faisait parler de sa fille !… Desjardies admirait sa fille comme un père et l’aimait comme une mère… Oui, elle avait été sa vie, et c’était très beau à ce prêtre qui avait reçu mission de Dieu et des hommes d’entretenir ce malheureux de sa mort prochaine, de consacrer au contraire ces heures suprêmes à l’entretenir des joies de sa vie passée !… Tout à coup, il sembla que l’esprit de Desjardies était traversé par une pensée subite ; il fit un brusque mouvement et sa main alla chercher, dans sa poche, la photographie… – Tenez, mon père, dit-il en tenant l’image, permettez-moi de vous laisser un souvenir de ma reconnaissance… ce portrait qui est l’objet le plus cher qui me reste ici-bas… Gardez-le, en souvenir de moi !… Mais le moine repoussait la photographie. – Non Desjardies, répondait-il, non !… Gardez-la jusqu’à la dernière minute… elle vous donnera du courage… Pourquoi vous en séparer maintenant ? Pourquoi vous causer cette peine ?… – Acceptez-la, je vous en prie, tout de suite, en souvenir de moi ! insista le condamné. Et, comme sa main pressait étrangement celle du moine, il comprit qu’il devait accepter le cadeau. Il fit disparaître la photographie sous sa robe de bure. Les gardiens avaient assisté naturellement à ce court épisode qui ne leur avait semblé nullement suspect. Il n’est point difficile de comprendre à quel mobile obéissait le prisonnier en se séparant de la photographie de sa fille. Desjardies avait soudain réfléchi que c’était le meilleur moyen d’avertir le prêtre qu’il n’eût point à le précéder au moment du supplice. Car enfin, après tout… On lui disait d’espérer… On allait donc tenter quelque chose pour lui… on allait essayer… Et ce n’était point à lui, Desjardies, à apporter des entraves à ceux qui ne désespéraient point de le sauver… Le prêtre lirait certainement l’inscription qui se trouvait sur le dos du portrait et ne serait donc point étonné d’entendre Desjardies, au moment au supplice, refuser son aide… Enfin, Desjardies était persuadé que, quoi qu’il arrivât, le moine ne le trahirait pas…