Le père Saint-François adressa encore quelques paroles d’encouragement à Desjardies et se leva. Un gardien alla tirer le cordon d’une sonnette ; le gardien-chef revint ouvrir la porte. Dans le même moment que le prêtre s’en allait, le dîner du prisonnier arrivait. Il mangea d’assez bon appétit, but un verre de vin et se coucha. Chose qui ne lui était pas arrivée depuis longtemps, il s’endormit tout de suite. Vers une heure, il s’éveilla en poussant un grand cri… Les deux gardiens vinrent à lui… Il avait le front en sueur et, la voix tremblante, il dit : – Ce n’est rien ! Je rêvais !… Et il regarda les gardiens ; ce n’étaient plus les mêmes. Ce gardien-là, en face de lui, à la tête de sa couchette, il le reconnaît… Voilà les petits yeux d’albinos, la figure falote, la barbiche blonde… C’est le gardien qui marchait derrière lui lors de la dernière promenade dans la cour… le seul homme qui ait pu écrire sur la photographie les mots étranges qu’il y a trouvés… Desjardies se soulève sur sa couche, s’assied, dévisage cet homme. Qu’y a-t-il dans ces yeux d’albinos ? Répondront-ils à sa muette interrogation ?… Non. Ils se taisent… ils n’expliquent rien, les yeux d’albinos, rien… Et le gardien reste aussi impénétrable que s’il n’avait rien à cacher ! De la voix la plus naturelle du monde, le gardien prie Desjardies de s’étendre de nouveau, de continuer son somme. Desjardies se laisse faire, sans plus dire un mot. Et les deux autres retournent à leur éternelle partie de cartes… Seulement, l’albinos dit à son compagnon à voix basse : – Ce n’est pas la première fois que j’entends ce cri-là !… Je l’ai bien reconnu… c’est le cri de la guillotine… Oui, ils ont tous ce cri-là, quand ils font ce rêve-là… Tu comprends, c’est aujourd’hui le quarante-quatrième jour… il doit se sentir près de sa fin… le pauvre bougre !… Oui, Desjardies se sent près de sa fin… Et il en rêve !… Ah ! ce rêve, il l’a déjà eu, depuis qu’il est entré dans cette cellule, trois fois !… Et cette nuit, il l’aura encore une fois !… Cette nuit, avant que l’on vienne le chercher pour la guillotine, Desjardies sera mort déjà deux fois !… Car le sommeil de plomb l’a repris… et l’atroce angoisse de l’affreux rêve a encore envahi son crâne douloureux… lui a encore serré la gorge, lui a coupé la gorge… Oui, il a été amené par des hommes noirs qui ne lui disaient pas un mot, on l’a assis sur une chaise, on lui a entravé les poings et les pieds… Il a senti le froid des ciseaux qui lui coupaient les cheveux et le col de sa chemise… Et le bourreau lui a dit : « Marche ! » Chose incroyable, c’était le bourreau qui lui tendait le christ à embrasser… le christ sur lequel il allait poser ses lèvres blêmes… Et comme il ne pouvait marcher assez vite à cause des cordes… le prêtre… oui, le moine… il reconnaissait bien le moine à sa tête et à ses pieds nus… le moine l’avait emporté et jeté sur la bascule… Et puis… il s’était réveillé, il s’était réveillé d’entre les morts !… Et il s’était trouvé au milieu des vivants… Comme il y avait des vivants dans la cellule de Desjardies ce matin !… On ne lui a jamais rendu visite en si nombreuse compagnie… Ils sont là, tous, autour de son lit… ils le regardent. Lui aussi les regarde. Et ses cheveux sont debout sur sa tête ! On a beau dire, il est bien plus difficile de mourir quand on est innocent que lorsqu’on est coupable !… Parmi tous ces hommes noirs, il y en a un qui dit des choses qu’il ne distingue pas très bien… mais dans lesquelles on lui recommande, il croit bien, du courage… Du courage !… Du courage !… Eh bien !… Il n’en a pas !…
Ceux qui sont montés sur l’échafaud au temps de la Révolution, les condamnés politiques qui ont marché au supplice la tête haute et des paroles historiques à la bouche, eurent cette consolation suprême de savoir que leur fin, au bout du compte, si terrible fût-elle, était glorieuse. Ils avaient l’ostentation sublime de succomber en beauté devant une foule qui pouvait les haïr, mais qui pouvait les admirer. Ce sentiment-là tient un homme tout droit devant le destin. Mais le misérable qui a été condamné pour le plus vil des crimes et qui est tout seul à se savoir innocent et qui va perdre la vie uniquement parce que quelques événements que nul ne pouvait prévoir l’ont fait descendre de la classe honnête et heureuse à la classe assassine, celui-là n’aura rien pour le soutenir à la minute suprême. Tant d’injustice et surtout tant de malchance le trouvent désemparé, à moins qu’il ne soit un saint. Un saint divinise l’injuste mort, et quand elle viendra ce pourra être encore du bonheur pour sa foi. Mais un homme qui n’est pas un saint, qui est simplement un homme, ayant droit à la vie comme tous les hommes, et dont le supplice ne servira qu’à déshonorer la mémoire et à jeter au désespoir, à la ruine, à la folie, à la mort, ceux qu’il aime, cet homme-là a le droit de trembler devant l’échafaud. Un assassin s’est fait à cette idée qu’un jour il pourra être assassiné à son tour, selon la loi du talion, qu’il connaît et qui est inscrite dans le code. Il peut se dire, quand on le jette sur la planche fatale : « J’ai perdu la partie ! » Mais Desjardies, lui, n’avait joué aucune partie. C’était un homme heureux et prudent qui n’était pas joueur. Il se contentait de vivre selon la règle, en harmonie avec la société, et celle-ci, tout à coup, venait le tuer au nom de la règle. Qu’est-ce que tout cela signifiait ?… Il ne comprenait pas !… Il ne voulait pas comprendre que l’heure de la mort était venue. Et, à ces hommes noirs qui lui demandaient d’avoir du courage, il répondait : Non !… Le directeur de la prison était là, debout devant lui, aussi pâle que lui, et lui disait : « Du courage ! Votre grâce a été rejetée ! Du courage ! » Obstinément, il secouait la tête. Il répondait : « Non ! Non ! Non ! » On n’entendait que ce mot : Non ! Il secouait la tête comme un enfant… Il disait : Non !… Et puis, il dit encore : « Je suis innocent ! » Et il regarda ces hommes noirs, le directeur de la prison, le préfet de police, le juge d’instruction qui lui demandait s’il avait des révélations à faire. Et il dit : – Non ! Non ! Non ! Et il tendit les bras comme un naufragé qui espère une main, un appui, un secours, et qui va disparaître et qui crie au secours ! Alors, comme un gardien avait pris son pantalon et son pardessus dans la petite armoire et lui tendait ces vêtements pour qu’il s’en revêtit une dernière fois, il détourna la tête et son regard alla au seuil de sa prison et il vit, là encore, un homme noir qu’il ne connaissait pas et qu’il reconnut cependant tout de suite. C’était le bourreau, et dès qu’il l’eut reconnu, Desjardies fit entendre le cri des naufragés : – Au secours ! Au secours !… Assis sur sa couchette, le col nu, la tête effroyable à voir, les yeux désorbités, montrant une physionomie de fou, Desjardies appelait : « Au secours ! » Et cela était lugubre comme le hululement d’un chien qui sent passer la mort. Tous ceux qui étaient là, magistrats, fonctionnaires, gardiens, en eurent le frisson. Ils n’avaient jamais entendu quelque chose de pareil : jamais un condamné à mort n’avait appelé ainsi « Au secours ! » contre la société… Le directeur de la prison, pendant que les gardiens passaient au condamné son pantalon, se pencha vers lui et lui demanda d’une voix tremblante s’il voulait du rhum ! – Du rhum ?… demanda Desjardies, comme s’il ignorait la signification de ce mot… Du rhum ? Déjà un gardien apportait un verre… Il l’approcha des lèvres de Desjardies, mais Desjardies écarta le verre si brusquement qu’il le fit tomber par terre. Le directeur de la prison, qui connaissait son affaire, résolut d’aller jusqu’au bout de ce qui lui était permis d’offrir au condamné à mort. Il dit encore : – Une cigarette, Desjardies ? Desjardies répéta : – Une cigarette !… Alors le préfet fit : – Non ! Il ne veut rien ! Il faut le laisser tranquille… Et Desjardies donna raison au préfet en hochant la tête. Deux gardiens avaient déjà mis debout Desjardies. Ils venaient de lui jeter son pardessus par les épaules. Le directeur de la prison se tourna vers le moine qui était resté discrètement dans un coin de la cellule. Il s’étonnait que celui-ci, selon la coutume de l’aumônier, ne fût point déjà intervenu lui épargnant les encouragements dont il ne parvenait pas à trouver nettement la formule. C’est toujours difficile d’encourager un homme à mourir, et Desjardies paraissait plus difficile que tout autre à encourager. – Monsieur l’abbé ! dit le directeur. Mais à la stupéfaction de tous, le père Saint-François répondit à cette invitation : – Le condamné, monsieur le directeur, refuse les secours de la religion !… Ces paroles étonnèrent M. le directeur qui connaissait, par les rapports des gardiens, les excellentes et consolantes relations du prisonnier et de son confesseur. Il ne crut point opportun cependant de demander des explications. Le juge d’instruction, accomplissant son devoir, s’était à son tour penché sur le condamné et lui avait demandé s’il n’avait pas, avant de mourir, quelques aveux à faire. Mais Desjardies n’entendit même point que le juge d’instruction lui parlait. Tout son être vibrait encore de cette phrase prononcée par le moine : – Le condamné, monsieur le directeur, refuse les secours de la religion !… Desjardies, à cette voix amie, retrouve un peu de force. Il regarde du côté du prêtre et se rappelle l’inscription de la photographie… Le père SaintFrançois espérait donc, lui aussi, que quelque intervention allait se produire… Il attachait donc quelque importance à ces mots qui priaient le condamné à mort de ne point se faire précéder du prêtre. Et, à cette idée qui lui vint tout à coup qu’on allait tenter de le raccrocher à la vie, voilà qu’il reconquit toute sa lucidité, toute sa présence d’esprit, voilà que tous ses sens furent, tout d’un coup, prêts à le servir… Et c’est d’une voix qui ne tremblait plus qu’il dit, à la stupéfaction de tous : – Je suis prêt !… Et il marcha, il marcha… Le cortège se forma. Le condamné se vit, comme à l’ordinaire, entouré de ses quatre gardiens. Le gardien aux yeux d’albinos et à la barbiche blonde était, cette fois-ci, non point derrière lui, mais devant lui. Le bourreau marchait en tête. Le père Saint-François, obéissant à tout hasard aux ordres de la photographie, ne précédait point le condamné, mais se tenait à côté du gardien qui était au côté gauche de Desjardies… Le directeur de la prison, le préfet de police, tous les autres personnages, le greffier, suivaient. Toutes les facultés de Desjardies étaient en éveil. Il semblait regarder fixement devant lui : en réalité, son regard épiait chaque individu, les pierres du chemin, les cours, les portes, le moindre recoin d’ombre. Ah ! Il n’avait pas beaucoup de pas à faire pour aller jusqu’à la guillotine… et il lui semblait qu’il en avait déjà fait trop… Encore quelques pas, quelques seuils à franchir, encore quelques portes, et il serait trop tard… Ainsi on passa la porte noire du vestibule, on traversa un petit corridor… On arrivait maintenant dans les ateliers… Desjardies regarda, tourna même la tête, embrassa d’un coup d’œil anxieux les salles désertes avec leurs établis, leurs tables… Rien ! rien !… Le cortège, qui paraissait pressé, continuait toujours. À côté de lui, quelqu’un surveillait plus étroitement toute chose. C’était le prêtre qui se répétait : ne pas précéder le condamné… Et il songea que sa place, devant le condamné, était prise, maintenant, par le bourreau lui-même. Alors, comme on allait sortir du dernier atelier pour entrer dans le petit couloir qui aboutissait à l’arrière-greffe, le père Saint-François fit deux pas en avant et, mettant la main sur l’épaule du bourreau, attira l’attention de celui-ci. Jamais on ne touchait le bourreau… Hendrick se retourna, stupéfait que quelqu’un eût osé entrer en communication physique avec lui. Il vit le moine et ne s’étonna plus. Le moine n’avait pas l’habitude, le moine ignorait peut-être qu’il fût le bourreau. – Monsieur ! lui dit le moine. Un mot, s’il vous plaît… Hendrick fit un mouvement en arrière et cela suffit pour que le cortège des gardiens et du condamné, avançant toujours, se trouvât dans le couloir, alors que le moine, le bourreau et les autres personnages étaient encore dans le dernier atelier. – Monsieur, dit le moine, un renseignement ! Je crois qu’au dernier moment, Desjardies ne refusera pas les secours de mon ministère… sur la place, je dois marcher devant lui, n’est-ce pas ?… lui cachant autant que possible l’échafaud… Hendrick n’eut pas le temps de répondre. Il se produisit alors dans le couloir un fait unique, un fait inimaginable… Le premier gardien qui précédait Desjardies, et qui était, comme nous l’avons rapporté, l’homme aux yeux d’albinos, était arrivé tout contre la porte de l’arrière-greffe, où on allait procéder à la toilette du condamné à mort. Cette porte avait été laissée entrouverte à peine par le bourreau qui, au dernier moment, s’était décidé à aller, comme il le faisait quelquefois, audevant du condamné. Le premier gardien, disons-nous, était arrivé contre cette porte, qui ouvrait à l’intérieur de l’arrière-greffe. Il la poussa un peu et se tournant tout à coup, avec la promptitude de l’éclair, du côté du condamné, il l’attira à lui si brusquement qu’il le jeta, en quelque sorte, plutôt qu’il ne le fit entrer dans l’arrière-greffe… Le mouvement avait été si inattendu, si rapide que tout le cortège s’arrêta une seconde, ne comprenant pas… Il comprit lorsque la porte de l’arrière-greffe se referma avec précipitation… Il comprit qu’il se passait quelque chose qu’il était impossible d’expliquer… L’idée d’une évasion dans de pareilles conditions ne pouvait traverser le cerveau de personne… Cependant ! Pourquoi avait-on poussé cette porte ?… Le gardien-chef et le directeur de la prison étaient déjà contre cette porte, frappant du poing et ordonnant d’ouvrir… Alors, comme on n’ouvrait pas, tout le monde se regarda avec stupeur… Le préfet de police cria. Ils se mirent tous à crier et à frapper contre la porte. Le bourreau appelait son aide : « Prosper ! Prosper !… » Le gardien-chef avait introduit une clef dans la serrure : mais il y avait, du côté de l’arrière-greffe, des verrous à la porte et la porte ne s’ouvrait pas. Évidemment, les verrous avaient été tirés. Le gardien albinos avait disparu. Alors tous ces gens, fonctionnaires, gardiens, bourreau rebroussèrent chemin et, criant toujours, revinrent sur leurs pas, se répandirent dans les couloirs, dans la cour, et se précipitèrent, ceux-ci vers la porte de la cour qui donnait sur le guichet du greffe et ceux-là sur la porte qui donnait sur le parloir. Alors ils s’aperçurent qu’ils étaient prisonniers dans leur prison, car aucune de ses portes ne leur livrait passage. Et il n’y en avait point d’autres ! Les architectes avaient si bien conçu le plan de la Grande-Roquette pour qu’on ne s’évadât pas que les trois portes aboutissant à l’unique guichet de la détention étant condamnées, le directeur de la prison lui-même et ceux qui, affolés, l’entouraient, tentaient en vain de s’évader ! Alors, ils redoublèrent de cris et de coups sur les portes et sur les murs, espérant être entendus du poste qui se trouvait sous le portail. Quant aux soldats et aux gardiens qui se tenaient à l’ordinaire dans le poste situé au fond de la grande cour, à côté de la chapelle-réfectoire et des ateliers, ils avaient rejoint le cortège de suite et ne parvenaient qu’à doubler le tumulte. Le directeur de la prison passa son mouchoir sur son front en sueur et dit : – Je suis déshonoré !… Mais tout de même, il ne s’échappera pas… Il ne peut pas s’échapper… Il ne peut pas sortir de la prison sans être arrêté ! Une idée subite lui fit interroger Hendrick qui, au fond, était le seul responsable de l’affaire devant la loi puisqu’il avait signé l’élargissement sur le registre d’écrou… – Enfin, monsieur, vous êtes sûr de vos aides ?… – Comme de moi-même, répondit Hendrick, seulement, une autre fois, je ne signerai pas sur le registre d’écrou, d’avance !… Et il paraissait assez calme, comme s’il était le seul de tous ceux qui étaient là à ne point redouter une disgrâce immédiate qui lui eût fait perdre sa place. Le préfet de police murmurait : – C’est Dixmer qui avait raison !