Chapitre 4

2839 Words
François, derrière eux, avait débouché sa bouteille. Le « cou de taureau » invita alors gracieusement le patron à trinquer avec eux. Celui-ci, qui ne pouvait refuser, s’avança avec circonspection. Il n’aurait pu dire pour quelle raison il ne se trouvait pas à son aise. Une sorte de pressentiment lui soufflait qu’il allait se passer quelque chose. Il y a des pressentiments qui ne trompent pas. Il trinqua, mais il n’eut point le temps de porter son verre à sa bouche. Il se sentit saisi tout à coup par des mains innombrables, aux bras, aux jambes, à la poitrine. Il voulut crier : il avait un poing dans la bouche ; il mordit. Il put voir que son garçon subissait le même sort que lui. La petite escouade du comptoir s’était d’un seul coup ruée sur eux et les avait réduit au silence, en silence ! Pas un cri, pas un murmure, pas le bruit d’une chaise qui tombe. De la besogne propre. Les terrassiers n’avaient pas eu à bouger. Le Vautour dit : – Bien travaillé, mes enfants ! Cependant, Patte-d’Oie était allé rejoindre Cassecou. Tous deux se placèrent de chaque côté de la porte qui donnait dans la cuisine, et Cassecou, après avoir consenti à se séparer de son précieux paquet, qu’il déposa sur le comptoir, frappa d’un index autoritaire sur la vitre de cette porte. D’abord, cet appel resta sans réponse, et puis, comme il se répétait, la porte s’ouvrit. Une grosse mère parut. Des mèches folles s’échappaient de son bonnet et lui tombaient jusque sur les yeux, mais lui laissaient toutefois la vue suffisamment libre pour qu’elle aperçut, rangés côte à côte sur le carreau maculé, serrés de cordes, bâillonnés, saucissonnés, son époux et son serviteur. L’expression d’horreur et d’éclatante indignation qu’un tel spectacle n’eût pas manqué d’arracher à cette brave dame fut arrêtée, dès l’origine, par les soins empressés de Cassecou et de Patte d’oie. Seuls, les yeux de l’innocente victime avaient conservé le droit de parler, et ils en usaient avec une éloquence qui en disait long sur la terreur de cette pauvre âme. La porte de la cave était restée ouverte. Ces messieurs, en quelques mouvements harmonieux et rapides comme on en voit faire dans les écoles aux petits enfants qui apprennent à décomposer une gymnastique primaire, s’étaient baissés, avaient soulevé les trois fardeaux, les avaient glissés en douceur dans cet obscur réduit où dormaient d’un sommeil falsifié le « cacheté vert », et, tranquillement, cette mise en cave étant faite, avaient rabaissé la trappe. Aussitôt, on entendit dehors un coup de sifflet dont la stridence prolongée attira l’attention toujours en éveil de Cassecou, dans le moment qu’il s’apprêtait à user de la clef du cabinet particulier, clef dont il avait soulagé la poche du garçon, François. – Silence ! fit-il. Des flics… On entendait des pas qui se rapprochaient sur le trottoir. L’homme au cou de taureau, au profil de vautour et au mouchoir rouge, dit, très calme : – Gardez la porte, les titis. Si un flic entre, si un pante inconnu entre, occupez-vous en ! Vous resterez dans cette salle. À moi, les lions ! Les ouvriers terrassiers l’entourèrent. Mais il dit : – Non ! Pas tout de suite… Nous avons encore bien cinq minutes… pour rigoler… Et il demanda : – Mon tailleur ? Cassecou se précipita : – Présent, mon prince ! – Aboule les nippes. Cassecou s’en fut à son paquet et, méthodiquement, retira les épingles qui fermaient la serge verte. Et il mettait les épingles dans sa bouche, comme un honnête tailleur qui en aurait mangé toute sa vie. À ce moment, la porte de la rue s’ouvrit, et les titis s’apprêtèrent à « faire un sort » à l’imprudent qui allait en franchir le seuil. Mais ce fut une silhouette féminine qui apparut. Cette femme était nu-tête et brinqueballait un vaste carton à chapeau. – C’est moi, la modiste ! fit-elle. – Boulotte ! dit Cassecou. T’es juste à l’heure. On va pouvoir passer dans le cabinet de toilette. Et il lui ouvrit la porte de la cuisine. Et maintenant, retournons dans la salle réservée où M. Prosper et M. Denis devaient être si singulièrement troublés dans leur honnête digestion. Nous avons dit l’arrivée des ouvriers terrassiers, et leur étrange attitude, et leur impressionnant silence, si impressionnant que les deux convives ne purent continuer de manger. Le fromage ne passait pas. M. Prosper regardait M. Denis et M. Denis regardait M. Prosper. Tout à coup, un ouvrier dit tout haut : – Ça me dégoûte de voir manger des fonctionnaires ! M. Prosper fit discrètement signe à M. Denis ; tous deux se levèrent, assurèrent leurs chapeaux haute-forme sur leurs fronts soucieux et se dirigèrent d’un pas qu’ils essayaient de maintenir majestueux vers la porte de sortie qui donnait directement sur les derrières du passage de la FolieRegnault. Cette porte était vitrée. Comme les deux hommes noirs se disposaient à l’ouvrir, ils aperçurent, à travers les carreaux, deux hommes qui les regardaient et qui étaient habillés de noir comme eux, coiffés de chapeaux haute-forme comme eux et qui leur ressemblaient comme deux frères. M. Prosper et M. Denis crurent d’abord à un effet de glace ; ils furent vite détrompés et n’eurent point de peine à reconnaître leur erreur. Avant qu’ils eussent tenté d’ouvrir la porte, celle-ci s’ouvrit et les deux frères de M. Prosper et de M. Denis s’avancèrent en chair et en os au-devant des aides du bourreau, qui ne purent retenir une sourde exclamation de surprise et d’effroi. M. Prosper se demandait lequel était en vérité M. Prosper : ou de ce grand et puissant garçon tout habillé de noir qu’il avait devant lui ou de lui ? Ah ! C’étaient, ma foi, la même moustache, le même air, la même carrure, la même façon de marcher en traînant la jambe droite, et tout, et tout ! Quant à M. Denis, il eût pu très bien serrer la main de ce grand dégingandé qui lui faisait vis-à-vis en lui demandant des nouvelles de sa propre santé, comme si, oubliant qu’il n’avait pas cessé d’être lui-même, il se rencontrait lui-même ! Cependant, M. Prosper et M. Denis reculèrent. Mais, en même temps qu’ils faisaient, eux, trois pas en arrière, leurs images faisaient, elles, trois pas en avant, et comme ces images arrivaient sous la lumière de la lampe suspendue au plafond et regardaient les aides de bourreau bien en face, les aides du bourreau reconnurent à certaines lignes de la physionomie, au nez par exemple de l’image de M. Prosper, aux tempes de l’image de M. Denis, que ces deux fantômes noirs ne leur ressemblaient pas autant qu’ils l’avaient cru tout d’abord. D’autres auraient pu, plus longtemps, s’y tromper, mais eux étaient bien forcés maintenant de se dire : ces deux reflets de nous-mêmes ne sont pas nous-mêmes !… Et alors, chose extraordinaire, ce phénomène de la ressemblance les épouvanta davantage encore que le phénomène, auquel ils avaient cru, de l’identité ! Ils ne reculèrent plus !… Ils tournèrent le dos à ces deux images muettes et s’enfuirent en appelant à leur secours ! Une terreur folle leur travailla le cerveau, car un sûr instinct les avertissait qu’il allait leur arriver une méchante aventure. Ils ne s’enfuirent point longtemps. Derrière eux, les ouvriers terrassiers s’étaient levés et les avaient suivis de si près que, sitôt que ces messieurs du bourreau furent retournés ceux-ci leur tombèrent dans les bras. La force de M. Prosper était respectable et il fallut trois ouvriers terrassiers pour le réduire au silence et à l’immobilité, cependant qu’un seul de ces honnêtes manœuvres suffisait à faire entendre raison à M. Denis. La raison que faisait M. Denis était alors des plus mélancoliques. Il réfléchissait que le nouvel état où il venait d’entrer et dans lequel il s’était flatté de goûter un repos relatif et, pour le moins, une tranquillité parfaite, ne présentait point dès l’abord tous les avantages qu’il avait imaginés. Depuis quinze jours, il apprenait par les soins de M. Prosper à faire décemment des nœuds solides, à ficeler les poignets comme il sied et à entourer les jambes ; il avait cru, cette nuit-là, le moment venu de prouver à son professeur que tant d’excellentes leçons n’avaient pas été perdues et c’est lui-même qui était ficelé, noué, entraîné ! Et si bien, ma foi, que, puisqu’il avait une certaine connaissance de cette sorte de travail, il ne pouvait s’empêcher de l’apprécier et de déclarer en son pauvre a parte qu’il n’eût pas mieux fait. Couchés l’un près de l’autre, chacun sur une table, M. Prosper et M. Denis ne pouvaient correspondre que par leurs regards qui étaient attristés. Leurs yeux se dirent leur inquiétude quand leurs deux corps furent soulevés avec mille précautions. Que voulait-on faire d’eux ? Quel allait être leur sort ? Ils virent qu’on soulevait la trappe de la cave et peut-être pensèrent-ils que leur dernière heure était venue, car, sous leurs bâillons, ils soupirèrent. Ils ne furent un peu rassurés que lorsque, étant descendus tout au fond de cette cave, ils aperçurent sur le sol fangeux, à la lueur d’une lanterne brinqueballée par l’un de leurs oppresseurs, ils aperçurent, disons-nous, trois autres corps liés comme eux, mais auquel il ne paraissait point qu’on eût ôté la vie. Et ils remercièrent le ciel que, dans leur malheur, ils eussent, au bout de cette incroyable aventure, trouvé de la compagnie. Au-dessus d’eux, la trappe venait de se refermer. Il n’y eut plus, autour de M. Prosper et de M. Denis, que de la nuit et du silence. Ils essayèrent de remuer et de se faire entendre de leurs compagnons de captivité, mais c’est tout juste s’ils sortirent de leurs bâillons un inutile vagissement, et les mouvements qu’ils tentèrent ne firent que resserrer les nœuds de leurs liens. M. Denis était poursuivi par cette idée que la position qu’il occupait sur le sol fangeux de la cave était bien dangereuse pour sa santé, et il redoutait déjà d’attraper quelque mauvais rhume qui, tôt, dégénère en cette vilaine toux, laquelle avait conduit ce pauvre Marquis de l’échafaud dont il vivait, à son lit où il mourut. On a facilement reconnu le Vautour et Patte d’Oie dans les vêtements dont ils s’étaient affublés pour ressembler le plus possible à M. Prosper et à M. Denis. Avouons qu’ils y avaient réussi. Mais maintenant, le plus difficile de leur besogne restait à faire. Elle ne les effrayait pas. Le Vautour et Patte d’Oie, que nous apprendrons à mieux connaître, n’avaient peut-être jamais osé un travail aussi audacieux, mais ils en avaient réussi de plus difficile. Ce n’était cependant point chose banale que de se substituer aux aides du bourreau pour sauver Desjardies. Le Vautour et Patte-d’Oie sortirent du Lapin-qui-fume par le passage de la Folie-Regnault. Arrivés dans la rue de la Folie-Regnault, ils trouvèrent la rue barrée par une ligne de fantassins, baïonnettes au canon. Les soldats semblaient garder une sorte de bâtisse qui avait bien la silhouette la plus bizarre et la plus sinistre du monde. D’abord, elle n’avait pas de fenêtre, elle n’avait pas de porte visible. On y accédait par un large porche qui donnait sur une cour. Cette bâtisse semblait n’avoir que des murs et un toit. Mais quel toit ! Les choses doivent avoir leur destin, comme les hommes. La destinée de ce toit devait être certainement d’abriter le couteau de la justice ! Il l’annonçait à tous les passants, il le proclamait avec orgueil, il l’attestait hautement. C’était, en effet un toit très haut, très aigu, taillé en biseau. Comme toit, il était absurde ; comme gardien gigantesque de la guillotine, il était logique. C’est là que le bourreau, entre deux exécutions, rangeait son mobilier. Or, cette nuit-là, des baïonnettes gardaient ce toit-couteau. Ceci ne s’était jamais fait et le Vautour en marqua quelque étonnement, mais il ne s’attarda pas à demander d’explications et il franchit sans encombre, avec son ami, le cordon de soldats qui avaient reçu la consigne de ne laisser passer personne se dirigeant du côté de la rue de la Roquette, excepté le bourreau et ses aides. Ils avaient été reconnus tout de suite. Quand ils furent passés, ils entendirent un sergent qui disait : – Ce sont les aides du bourreau !… Et quelques soldats, qui les avaient frôlés, firent entendre des paroles de dégoût. – Ça va bien, fit le Vautour à Patte-d’Oie. – Oui, chef ! obtempéra Patte-d’Oie. – Appelle-moi Prosper… Monsieur Prosper… Moi, je t’appelle Denis… Patte d’Oie parlait avec un certain respect au Vautour et, à l’entendre, il n’était point difficile de deviner que le Vautour tenait une place prépondérante dans cette formidable organisation à la tête de laquelle se trouvait R. C. Le Vautour portait son pardessus sur le bras malgré la rigueur de la température. Cependant il semblait se défier de celle-ci, puisqu’il avait le cou et le bas de la figure entourés par un énorme cache-nez de laine noire ; il tenait la tête baissée, de sorte que les bords de son chapeau achevaient de dissimuler sa physionomie. Ce qu’on en pouvait apercevoir ressemblait singulièrement à M. Prosper, et le bourreau devait, selon son plan, forcément s’y tromper, d’autant mieux qu’il était de notoriété publique qu’il était myope comme une taupe ce brave M. Hendrick, exécuteur des hautes œuvres de Sa Majesté. Il avait même demandé la permission, les nuits d’exécution de porter lunettes ; mais l’administration le lui avait interdit, ne pouvant se résoudre à avoir un bourreau à bésicles. Le Vautour devait s’arranger, du reste, pour ne pas se trouver face à face avec lui… Il avait pour cela bien des chances, car la besogne qui lui était départie, et qu’il avait apprise sur le bout du doigt, s’accomplissait les trois quarts du temps en tournant le dos au bourreau, et en silence. Cependant, le Vautour et Patte-d’Oie furent tout étonnés, en débouchant place de la Roquette, d’entendre des coups de marteau. Est-ce que l’édification de la guillotine n’était point achevée ? À cette époque, ce n’était pas, en effet, une petite affaire car la guillotine avait encore un échafaud, où l’on accédait par quelques marches. Seulement, pour la monter, le bourreau disposait d’une équipe exceptionnelle qui a disparu aujourd’hui. Le Vautour dit à Patte-d’Oie : – Tu vas te mettre en avant, pour tout. C’est toi qui demanderas des explications si c’est nécessaire et qui parleras au bourreau… Il ne sera point étonné d’une faute que tu peux commettre ou de l’ignorance dans laquelle tu te trouveras de certains détails… C’est ta première exécution, ne l’oublie pas… Il t’a vu une fois chez lui, et une autre fois en pleine nuit, tout à l’heure, quand vous avez monté l’échafaud… Allons ! Du courage et du coup d’œil !… Avançons !… – Entendu, chef !… – Tu as ton revolver tout prêt ? – Tout prêt ! – Tu ne t’en serviras, si c’est nécessaire, que sur un regard de moi… Mais j’espère que tout va bien se passer… Et n’oublie pas le Maître te regarde travailler !… – Le Maître sera content, fit Patte-d’Oie. Tous deux traversèrent la place, tournèrent autour du fourgon qui était là, tout près, pénétrèrent dans le cercle de gendarmes, de soldats et de gardiens de la paix. D’un coup d’œil, le Vautour s’assura que le service d’ordre avait été disposé comme Dixmer l’avait fait savoir, presque toutes les forces, soit autour de l’échafaud, soit du côté de la rue de la Roquette, dans sa partie haute et dans sa partie basse… Une seule barrière, un seul cordon d’une quinzaine d’hommes, barrait, au coin de la prison, la rue de la Vacquerie. Enfin, le cercle armé qui se trouvait autour de l’échafaud s’éclaircissait jusqu’à la porte de la prison. Là, à droite de cette porte, faisant la haie, trois soldats dont les coudes ne se touchaient même pas. Les coups de marteau retentissaient toujours. L’homme qui les donnait sur l’un des pieds de la machine se releva et fit un signe quand il aperçut ses aides. Le Vautour et Patte-d’Oie allèrent à lui sans hésitation. C’était le bourreau. Il descendit l’escalier de l’échafaud et rejoignit ses aides. Il avait une lourde masse dans une main et un niveau d’eau dans l’autre. – Ce n’est rien ! dit-il. Elle n’était pas tout à fait d’aplomb. Et vous, Denis, demanda-t-il, macabre, à son nouvel apprenti, vous sentez-vous d’aplomb, vous ? – Mais oui, monsieur, répondit Patte-d’Oie. Le bourreau leva la tête et regarda Patte-d’Oie. Les deux compagnons sentirent qu’ils touchaient là à un moment décisif… La nuit était encore épaisse, à peine éclairée de la lueur falote des réverbères. Après un court silence, le bourreau dit : – Bah ! Vous verrez !… On s’y fait… Et puis, il ne dit plus rien ; il jeta sa masse, il déposa le niveau d’eau et consulta sa montre. – C’est l’heure, dit-il. Entrons. Le bourreau et ses deux aides se dirigèrent vers la porte de la prison…
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