III-1

2007 Words
III La table d’hôte fut bruyante, ce soir-là, au Splendid Hotel. L’affaire du morne et de la source agitait la conversation. Les dîneurs n’étaient pas nombreux, cependant, une vingtaine en tout, des gens taciturnes d’ordinaire, paisibles, des malades qui, après avoir expérimenté en vain toutes les eaux connues, essayaient maintenant les stations nouvelles. Dans le bout occupé par les Ravenel et les Andermatt, c’étaient, d’abord, les Monécu, un petit homme tout blanc, avec sa fille, une grande fille toute pâle qui se levait quelquefois au milieu d’un repas et s’en allait, laissant à moitié pleine son assiette, le gros M. Aubry-Pasteur, l’ancien ingénieur, les Chaufour, un ménage en noir rencontré toute la journée dans les allées du parc derrière une petite voiture qui promenait leur enfant difforme, et les dames Paille, la mère et la fille, veuves toutes les deux, grandes et fortes, fortes de partout, du devant et du derrière : « Vous voyez bien, disait Gontran, qu’elles ont mangé leurs maris, ce qui leur a fait mal à l’estomac. » C’était une maladie d’estomac qu’elles venaient soigner en effet. Plus loin, un homme très rouge, couleur brique, M. Riquier, qui digérait mal aussi, et puis d’autres personnes incolores, de ces voyageurs muets qui entrent à pas sourds, la femme devant, l’homme derrière, dans la salle à manger des hôtels, saluent dès la porte et gagnent leurs chaises avec un air timide et modeste. Tout l’autre bout de la table était vide, bien que les assiettes et les couverts y fussent posés pour les convives de l’avenir. Andermatt parlait avec animation. Il avait passé l’après-midi à causer avec le docteur Latonne, laissant couler, avec les paroles, de grands projets sur Enval. Le docteur lui avait énuméré, avec une conviction ardente, les mérites surprenants de son eau, bien supérieure à celle de Châtel-Guyon, dont la vogue cependant s’était définitivement affirmée depuis deux ans. Donc on avait, à droite, ce trou de Royal en pleine fortune, en plein triomphe, et à gauche, ce trou de Châtel-Guyon tout à fait lancé depuis peu ! Que ne ferait-on pas avec Enval, en sachant s’y prendre ! Il disait, s’adressant à l’ingénieur : – Oui, monsieur, tout est là, savoir s’y prendre. Tout est affaire d’adresse, de tact, d’opportunisme et d’audace. Pour créer une ville d’eaux il faut savoir la lancer, rien de plus, et pour la lancer, il faut intéresser dans l’affaire le grand corps médical de Paris. Moi, monsieur, je réussis toujours ce que j’entreprends, parce que je cherche toujours le moyen pratique, le seul qui doit déterminer le succès dans chaque cas spécial dont je m’occupe ; et tant que je ne l’ai pas trouvé, je ne fais rien, j’attends. Il ne suffit pas d’avoir de l’eau, il faut la faire boire ; et pour la faire boire, il ne suffit pas de crier soi-même dans les journaux et ailleurs qu’elle est sans rivale ! il faut savoir le faire dire discrètement par les seuls hommes qui aient de l’action sur le public buveur, sur le public malade dont nous avons besoin, sur le public particulièrement crédule qui paye les médicaments, par les médecins. Ne parlez au tribunal que par les avocats ; il n’entend qu’eux, il ne comprend qu’eux ; ne parlez au malade que par les médecins, il n’écoute qu’eux. Le marquis, qui admirait beaucoup le grand sens pratique et sûr de son gendre, s’écria : – Ah ! voilà qui est vrai ! Vous, d’ailleurs, mon cher, vous êtes unique pour toucher juste. Andermatt, excité, reprit : – Il y aurait une fortune à faire ici. Le pays est admirable, le climat excellent ; une seule chose m’inquiète : aurions-nous assez d’eau pour un grand établissement ? car les choses faites à moitié avortent toujours ! Il nous faudrait un très grand établissement et, par conséquent, beaucoup d’eau, assez d’eau pour alimenter deux cents baignoires en même temps, avec un courant rapide et continu ; et la nouvelle source, jointe à l’ancienne, n’en alimenterait pas cinquante, quoi qu’en dise le docteur Latonne… M. Aubry-Pasteur l’interrompit : – Oh ! pour de l’eau, je vous en donnerai autant que vous voudrez. Andermatt fut stupéfait : – Vous ? – Oui, moi. Cela vous étonne. Je m’explique. L’an dernier, vers la même époque, j’étais ici comme cette année ; car je me trouve très bien des bains d’Enval, moi. Or, un matin, je me reposais dans ma chambre, quand je vis arriver un gros monsieur. C’était le président du conseil d’administration de l’établissement. Il était fort troublé, voici pourquoi. La source Bonnefille baissait à tel point qu’on craignait tout à fait de la voir disparaître. Me sachant ingénieur des mines, il venait me demander si je ne pourrais trouver un moyen de sauver sa boutique. Je me mis donc à étudier le système géologique de la contrée. Vous savez que dans chaque coin de pays, les bouleversements primitifs ont amené des perturbations différentes et des états divers du sol. Il s’agissait donc de découvrir d’où venait l’eau minérale, par quelles fissures, quelle était la direction de ces fissures, leur origine et leur nature. Je visitai d’abord avec grand soin l’établissement, et, apercevant dans un coin un vieux tuyau de baignoire hors de service, je remarquai qu’il était déjà presque obstrué par des calcaires. Donc l’eau, déposant les sels qu’elle contenait sur les parois des conduits, les bouchait en peu de temps. Il devait en arriver infailliblement autant dans les conduits naturels du sol, ce sol étant granitique. Donc, la source Bonnefille était bouchée. Rien de plus. Il fallait la retrouver plus loin. Tout le monde l’aurait cherchée au-dessus de son point de sortie primitif. Moi, après un mois d’études, d’observations et de raisonnements, je la cherchai et je la retrouvai cinquante mètres plus bas. Et voici pourquoi. Je vous ai dit tout à l’heure qu’il fallait déterminer d’abord l’origine, la nature et la direction des fissures du granit qui amènent l’eau. Il me fut aisé de constater que ces fissures allaient de la plaine vers la montagne et non de la montagne vers la plaine, inclinées comme un toit, par suite assurément d’un affaissement de cette plaine qui avait entraîné avec elle dans son effondrement les premiers contreforts des monts. Donc l’eau, au lieu de descendre, remontait entre chaque interstice des couches granitiques. Et je découvris aussi la cause de ce phénomène imprévu. Autrefois la Limagne, cette vaste étendue de terrains sablonneux et argileux dont on aperçoit à peine les limites, se trouvait au niveau du premier plateau des monts ; mais, par suite de la constitution géologique de ses dessous, elle s’abaissa, entraînant vers elle le bord de la montagne, comme je l’expliquais tout à l’heure. Or, ce tassement gigantesque produisit, juste au point de séparation des terres et du granit, un immense barrage d’argile d’une extrême profondeur et impénétrable aux liquides. Et il arrive ceci : L’eau minérale provient des foyers des anciens volcans. Celle qui arrive de fort loin se refroidit en route et surgit glacée comme les sources ordinaires ; celle qui vient des foyers plus proches jaillit encore chaude, à des degrés différents, suivant l’éloignement du fourneau. Mais voici la marche qu’elle suit. Elle descend à des profondeurs inconnues, jusqu’au moment où elle rencontre le barrage d’argile de la Limagne. Ne le pouvant traverser, et poussée par de grandes pressions, elle cherche une issue. Trouvant alors les fentes inclinées du granit, elle s’y engage et les remonte jusqu’au moment où elles arrivent à fleur du sol. Alors, reprenant sa direction première, elle se remet à couler vers la plaine dans le lit ordinaire des ruisseaux. J’ajoute que nous ne voyons pas la centième partie des eaux minérales de ces vallons. Nous découvrons seulement celles dont le point de sortie se trouve à nu. Quant aux autres, parvenant au bord des fissures granitiques sous une couche épaisse de terre végétale et cultivée, elles se perdent dans ces terres qui les absorbent. D’où je conclus : 1° Que, pour avoir de l’eau, il suffit de chercher en suivant l’inclinaison et la direction des b****s de granit superposées. 2° Que pour la conserver il suffit d’empêcher les fissures d’être bouchées par les dépôts de calcaires, c’est-à-dire d’entretenir avec soin les petits puits artificiels à creuser. 3° Que pour voler la source du voisin, il faut la prendre au moyen d’un sondage pratiqué jusqu’à la même fissure du granit au-dessous de lui, et non pas au-dessus, à la condition, bien entendu, de se placer en deçà du barrage d’argile qui force les eaux à remonter. À ce point de vue, la source découverte aujourd’hui est admirablement située à quelques mètres seulement de ce barrage. Si on voulait fonder un nouvel établissement, c’est là qu’il le faudrait placer. Il y eut un silence quand il cessa de parler. Andermatt, ravi, dit seulement : – Ce que c’est ! quand on vous ouvre les coulisses, tout le mystère s’évanouit. Vous êtes un homme précieux, monsieur Aubry-Pasteur. Seuls avec lui, le marquis et Paul Brétigny avaient compris. Seul aussi Gontran n’avait rien écouté. Les autres, oreilles et yeux ouverts sur la bouche de l’ingénieur, demeuraient stupides d’étonnement. Les dames Paille surtout, très dévotes, se demandaient si cette explication d’un phénomène ordonné par Dieu et accompli selon ses moyens mystérieux n’avait pas quelque chose d’irréligieux. La mère crut devoir dire : « La Providence est bien surprenante. » Des dames au milieu de la table approuvèrent d’un mouvement de tête, inquiètes aussi d’avoir entendu ces paroles incompréhensibles. M. Riquier, l’homme couleur brique, déclara : – Elles peuvent bien venir des volcans ou de la lune, ces eaux d’Enval, voilà dix jours que j’en prends et je n’en ressens encore aucun effet. M. et Mme Chaufour protestèrent au nom de leur enfant, qui commençait à remuer la jambe droite, ce qui n’était pas arrivé depuis six ans qu’on le soignait. Riquier répliqua : – Cela prouve que nous n’avons pas la même maladie, parbleu ; cela ne prouve pas que l’eau d’Enval guérisse les affections d’estomac. Il semblait furieux, exaspéré de ce nouvel essai inutile. Mais M. Monécu prit aussi la parole au nom de sa fille et affirma que, depuis huit jours, elle commençait à tolérer les aliments sans être obligée de sortir à chaque repas. Et sa grande fille rougit, le nez dans son assiette. Les dames Paille également se trouvaient mieux. Alors Riquier se fâcha, et se tournant brusquement vers les deux femmes : – Vous avez mal à l’estomac, vous, mesdames ? Elles répondirent ensemble : – Mais, oui, monsieur. Nous ne digérons rien. Il faillit s’élancer de sa chaise, en balbutiant : – Vous… vous… Mais il suffit de vous regarder ! Vous avez mal à l’estomac, vous, mesdames ? C’est-à-dire que vous mangez trop. Mme Paille, mère, devint furieuse et répliqua : – Pour vous, monsieur, ça n’est pas douteux, vous montrez bien le caractère des gens qui ont l’estomac perdu. On n’a pas tort de dire que les bons estomacs font les hommes aimables. Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec autorité : – Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d’Enval si le chef de l’hôtel se souvenait un peu qu’il fait la cuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer. Et, soudain, toute la table tomba d’accord. Ce fut une indignation contre l’hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de l’anguille tartare, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honorat ordonnaient uniquement des viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages. Riquier frémissait de colère : – Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l’appréciation d’une brute ? Ainsi, tous les jours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d’œuvre… M. Monécu l’interrompit : – Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon, qui lui a été ordonné d’ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot. Riquier cria : – Le jambon ! le jambon ! mais c’est un poison, monsieur. Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon. Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments. Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n’en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion. Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour, qu’on contestât les qualités de choses qu’il adorait : – Mais, sacristi, monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie, et moi de gastralgie, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes et aux presbytes qui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades. Il ajouta : – Moi j’étouffe quand j’ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu’il n’y a rien, de plus mauvais pour l’homme que le vin. Tous les buveurs d’eau vivent cent ans, tandis que nous… Gontran reprit en riant : – Ma foi, sans le vin et sans… le mariage, je trouverais la vie assez monotone. Les dames Paille baissèrent les yeux. Elles buvaient abondamment du vin de Bordeaux supérieur, sans eau ; et leur double veuvage semblait indiquer qu’elles avaient appliqué la même méthode pour leurs maris, la fille ayant vingt-deux ans, et la mère à peine quarante.
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