14« N’aie pas peur, gros bêta. »
Mikael était paralysé sur le seuil, alors que le soleil se montrait entre les cimes aiguës des montagnes qui entouraient la Raühnvahl. Il n’arrivait pas à franchir la porte et s’accrochait aux montants de sapin en regardant timidement le monde extérieur.
Agnete apparut derrière lui et le poussa dehors d’un grand coup.
« Arrête de le traiter de gros bêta. Appelle-le par son nom. T’as entendu les gamins, hier ? Il a déjà bien assez de surnoms.
— Toi non plus tu l’appelles pas par son nom, rétorqua Eloisa.
— Moi, je fais ce que je veux », répondit Agnete avec brusquerie. Elle regarda la rue du village, où se rassemblaient d’autres habitants de la vallée. Elle fit quelques pas dehors et se retourna vers Mikael. « Allez, gamin, qu’est-ce que t’attends ? On va travailler. Je t’ai pas acheté pour que tu regardes les papillons. » Et sur ces mots, elle se dirigea vers la petite troupe de paysans.
Eloisa poussa Mikael doucement. « Vas-y. »
Ils marchèrent sur le court sentier qui rejoignait la rue du village.
« C’est quoi, travailler ? demanda alors Mikael d’une petite voix.
— Hein ? dit Eloisa.
— Je… je sais pas comment on fait. »
Eloisa s’arrêta pour le regarder, avec une expression incrédule. « Ben, aujourd’hui c’est facile, répondit-elle. Tu regardes les autres et tu fais pareil. »
Mikael avait une lueur effrayée dans les yeux. « Et si j’y arrive pas ?
— Ils te tueront. »
Mikael resta bouche bée.
« Je plaisante, gros bêta ! dit Eloisa en riant. — Marchez, vous deux ! cria Agnete devant. Ou est-ce qu’il faut que je vous fouette le cul comme à des veaux ?
— Marche, dit Eloisa. Aujourd’hui, on déplace des pierres. »
Mikael suivit, la tête basse. Plus il se rapprochait du groupe des villageois, plus sa respiration s’étranglait dans sa gorge et ses jambes tremblaient. Il devait se contrôler pour résister à la tentation de s’enfuir. « À quoi ça sert… de déplacer… des pierres ? demanda-t-il tout bas, le souffle court, pensant que parler le calmerait.
— Gregor et Emöke se marient, dit Eloisa. Quand deux personnes se marient, la montagne leur offre un bout de sa terre et nous demande de la rendre fertile. » Elle désigna le flanc de la montagne sur leur gauche. « Tu vois, là où il y a un feu allumé ? C’est le lopin de terre que la montagne a offert à Gregor et Emöke. Et tout le village enlèvera les pierres, les cailloux, les souches et les racines d’arbre, pour que leur champ soit cultivable. Gregor et Emöke ne bougeront pas le petit doigt. Ils auront bien le temps de se casser le dos quand leur terre sera prête.
— J’ai peur, dit Mikael quand ils furent près du groupe des villageois, qui le regardaient avec curiosité.
— N’y pense pas, répondit Eloisa.
— Tiens, voilà Crottin Sec », annonça Eberwolf à voix haute, en bombant le torse.
Ses amis éclatèrent de rire.
Mikael vit que d’autres adultes aussi souriaient. « J’ai peur », répéta-t-il, mais si bas qu’Eloisa n’entendit pas. Il resta à l’écart, les yeux baissés, espérant que personne ne s’occuperait de lui.
Puis, sur un signe du curé de Notre-Dame des Neiges, frère Timotej, les habitants de la vallée se mirent en route et formèrent une sorte de cortège. Mikael, en silence, marcha derrière. Le cortège s’arrêta au pied de la montagne qu’on appelait le Mezesnig. Frère Timotej leva les bras vers la cime et déclama : « Aujourd’hui, au nom de Dieu, la montagne se donne aux époux Gregor Bajonka et Emöke Albath, pour qu’ils n’oublient jamais que c’est d’elle que nos vies dépendent, de sa générosité et de sa fureur, de sa richesse et de sa férocité ».
Gregor et Emöke étaient au milieu de ce qui deviendrait leur champ. Ils étaient très jeunes. Lui, maigre, le visage creusé comme certains troncs exposés aux intempéries. Elle, florissante, les joues rouges, tel un fruit juteux. Tous deux portaient leurs habits du dimanche. Et tous deux avaient le regard qui brillait, d’une lumière à la fois légère et émue.
Frère Timotej alla jusqu’à un grand pieu planté dans le sol, marquant l’un des coins du petit lopin de terre délimité par un muret de pierres sèches, et l’aspergea d’eau bénite. Puis il récita : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et Dieu dit : “Que la terre produise de la verdure, de l’herbe à graine, des arbres fruitiers qui donnent du fruit, selon leur espèce, et contiennent leur semence sur la terre !” Ainsi fut-il : la terre produisit de la verdure, de l’herbe à graine, et des arbres qui donnent du fruit selon leur espèce, et contiennent leur semence. Et Dieu vit que cela était bon. Et Dieu dit : “Voici, je vous donne toute herbe à graine sur toute la surface de la terre, ainsi que tout arbre portant des fruits avec pépins ou noyau : ce sera votre nourriture”. Et ainsi fut-il. Dieu regarda tout ce qu’il avait fait, et vit que cela était bon. »
Pendant ce temps, des hommes avaient planté d’autres pieux et délimitaient par une corde le futur champ des époux.
« Voici le champ que la montagne, avec la bénédiction de Dieu, donne aujourd’hui à Gregor Bajonka et Emöke Albath », dit alors le frère Timotej.
Les villageois récitèrent en chœur : « Créateur de tout l’univers, qui visite la terre par ta bénédiction et au passage répands l’abondance, fais que nos champs produisent la nourriture nécessaire à nos familles ». Après un signe de croix, ils entrèrent dans le champ et vinrent embrasser Gregor et Emöke.
Un vieil homme à la longue barbe blanche incrustée de nourriture se mit au centre du carré de cinquante pas sur cinquante. De son bâton, il désigna des hommes adultes, qui se regroupèrent d’un côté. Il regarda un instant Eberwolf. Le garçon bomba le torse. Le vieux acquiesça et tendit vers lui son bâton. Eberwolf, se pavanant sous les regards admiratifs de ses camarades, rejoignit le groupe des adultes. Puis le vieux sépara en deux groupes distincts les jeunes garçons et les jeunes filles. Ensuite les petits garçons et les petites filles. Arrivé à Mikael, il dit : « Pour aujourd’hui, tu iras avec les filles. »
Eberwolf, ses amis et quelques-unes des filles rirent.
« Non ! », s’exclama Agnete.
Le vieux la regarda avec étonnement, presque offensé. « Non ? dit-il doucement.
— Non, Zacharias, répéta Agnete en faisant un pas en avant. Je l’ai acheté pour travailler. Et il travaillera comme chacun d’entre nous.
— Il a des mains de fille et des muscles d’écureuil. À quoi ça te sert de tuer ta bête de somme, juste par orgueil ?
— Il y arrivera », dit Agnete sans baisser les yeux.
Le vieux la fixait en silence. Il acquiesça, désigna Mikael, et lui fit signe de rejoindre le groupe des petits garçons.
Eloisa sourit.
« Crottin Sec est une fille ! », cria Eberwolf. Et tous se mirent à rire.
Agnete lança un regard désapprobateur à Zacharias et cracha par terre.
« Allez, au travail ! », dit le vieux.
Les hommes se jetèrent sur les plus grosses pierres et commencèrent à les déplacer. Les jeunes garçons s’occupèrent des pierres moyennes. Les petites filles des pierres plus petites. Les jeunes filles devaient creuser la terre d’un pieu à l’autre, le long de la limite, sur une profondeur d’une paume et une largeur de deux, là où s’élèverait le mur de clôture. Au groupe des petits garçons, dont Mikael faisait partie, on distribua des pioches pour déterrer les souches des hêtres abattus. Deux habitants de la vallée, avec un attelage de bœufs puissants, attendaient que les racines soient à nu pour attacher la souche aux bêtes de somme et l’extirper du sol.
Mikael prit une pioche, regarda comment les autres faisaient et les imita. Il souleva l’outil au-dessus de sa tête et l’abaissa avec force. Mais sa prise était molle et il n’était pas préparé à l’impact avec le terrain dur. La pioche rebondit, lui échappa des mains et Mikael se retrouva par terre.
Les enfants autour de lui se mirent à rire.
Eloisa, qui passait en transportant des pierres, s’approcha de lui. « Serre-la fort », lui dit-elle.
Les petits garçons ricanèrent encore.
Mikael donna un coup. La lame ne pénétra pas tout entière. Mais il garda la pioche en main. Alors il la leva de nouveau et frappa avec plus de force. Une petite motte de terre bougea. Il se tourna vers Eloisa.
La petite fille le regardait et lui adressa un signe d’approbation imperceptible.
Mikael souleva la pioche et l’abaissa. Encore et encore. Mais il dut s’arrêter après une vingtaine de coups. Ses mains lui faisaient mal et les muscles de ses épaules brûlaient. Les autres enfants continuaient de piocher avec constance. Mikael serra les dents et recommença. Mais il était toujours en retard sur les autres.
Le vieux Zacharias le regardait, à côté d’Agnete, et dit : « J’aurais dû le mettre avec les filles. »
Agnete marcha vers Mikael et lui demanda, d’une voix dure : « Tu veux qu’on te mette avec les filles ? C’est ça que tu veux ? »
Mikael la regarda, mortifié. Puis il regarda son trou. « J’y arrive pas, dit-il tout bas.
— Ne t’avise plus jamais de dire une chose pareille », lui souffla Agnete au visage. Et elle s’en alla sans lui laisser le temps de répondre.
Il retint ses larmes et regarda du coin de l’œil les garçons de son équipe. Ils creusaient sans se plaindre, bavardaient entre eux, et aucun ne faisait mine de lui adresser la parole. Il n’était pas l’un des leurs. Certains s’aperçurent que Mikael les regardait, et se poussèrent du coude en ricanant. Mikael saisit la pioche et l’enfonça dans la terre. Et il sentit combien la terre était forte, et combien il était faible. Il se tourna vers Agnete, mais elle ne le regardait pas. Il leva la pioche encore une fois et ferma les yeux. Et au même instant il repensa au chef des bandits qui abattait son épée sur la tête de son père et le décapitait. Il ouvrit les yeux et avec un gémissement laissa retomber la pioche.
Les enfants de son équipe se turent et le regardèrent.
Mikael fixait la terre, qui lui semblait rouge de sang. Il sentait son corps vibrer de peur. Soudain, il attrapa la pioche comme si c’était une épée, et la planta rageusement dans le sol. Il frappa un coup puis un autre, puis un autre encore, les dents serrées. Et il continua jusqu’à ce que quelqu’un le saisisse par l’épaule.
« Ça suffit, gamin », dit l’un des hommes qui conduisait un des bœufs.
Mikael le regarda, comme s’il revenait à la réalité. Tous les autres avaient déjà fini de creuser.
« Pousse-toi », dit l’homme. Il attacha la souche à l’encolure des bœufs et fit claquer son fouet. L’animal s’ébranla. Les racines grincèrent, gémirent, tentèrent de résister mais la souche fut enfin arrachée, soulevant un nuage de terre noire. Le bœuf la tira jusqu’à la lisière du champ, où elle fut découpée à la hache.
« Continuez avec l’autre ! », cria le vieux Zacharias.
Les enfants se dirigèrent vers une autre souche.
Mikael les suivit. Au moment où il les rejoignait, toujours tête basse, un v*****t coup sur l’épaule le projeta au sol.
« Oh, pardon, Crottin Sec, je t’avais pas vu ! dit Eberwolf. Je t’ai confondu avec les autres merdes. »
Ses compagnons se mirent à rire.
Mikael était par terre et ne savait pas quoi faire.
« T’es un lâche, Eberwolf, dit Eloisa en se mettant entre lui et Mikael. T’es juste un fanfaron. »
Eberwolf rougit de colère. Il serra les poings et regarda Mikael avec haine. « Tu te laisses défendre par les filles, Crottin Sec ? » Il tourna le dos et partit.
Agnete saisit brusquement Eloisa par le bras. Tandis qu’elles s’éloignaient, elle tendit le doigt vers Mikael. « Travaille, gamin. »
Mikael prit la pioche et recommença à creuser.
« Comme ça tu l’as condamné, dit Agnete à Eloisa. Ce tyran d’Eberwolf a été humilié deux fois en deux jours devant ses amis. Et en plus par une gamine qui lui préfère “Crottin Sec”. Avant, il l’aurait torturé un peu, histoire de montrer qui est le chef. Maintenant, il le déteste.
— Je voulais pas… », Eloisa regarda Mikael, qui creusait à grand-peine, plus lent que les autres, maniant la pioche avec maladresse. « Il y arrivera jamais », murmura-t-elle.
Agnete lui envoya une violente gifle.
Eloisa la regarda, stupéfaite.
« N’ose plus jamais dire une chose pareille, dit Agnete. Et maintenant, va travailler. » Puis, sans que sa fille le voie, elle lança un regard préoccupé en direction de Mikael.
Vers la fin de l’après-midi, le champ était débarrassé de toutes ses pierres, à présent entassées le long des bords délimités par la corde, et toutes les souches avaient été déracinées.
Mikael alla rendre la pioche et s’aperçut alors que le manche était plein de sang. Il regarda ses mains. Elles étaient couvertes d’ampoules.
De retour à la baraque, pendant qu’Eloisa allumait le feu et réchauffait la soupe, Agnete prépara un mélange de fibres d’écorces de saule et l’étala sur les mains de Mikael qu’elle banda d’un linge de lin.
« Demain, ça sera dur de piocher, lui dit-elle. Mais si tu tiens le coup, tu auras des cals comme nous tous, et tes mains ne saigneront plus. »
Une fois la soupe chaude, ils se mirent à table. Agnete récita un bref bénédicité et versa la soupe.
Mikael avait du mal à tenir sa cuillère.
Agnete posa un bout de viande devant lui. « Tu l’as mérité, Mikael », dit-elle sans le regarder.