PREMIÈRE PARTIE-2

2045 Words
Quelques instants après, il était seul héritier de son père, et maître de Tébélen. Arrivé au but de ses vœux il renonça aux aventures, et se fixa dans la ville, dont il devint le premier aga. Il avait déjà un fils d’une esclave qui ne tarda pas à lui donner un second, et bientôt après une fille. Il ne craignait donc pas de manquer d’héritiers. Mais, se trouvant assez riche pour nourrir plusieurs femmes et élever d’autres enfants, il voulut augmenter son crédit en s’alliant à quelque grande famille du pays. Il rechercha, en conséquence, et obtint la main de Kamco, fille d’un bey de Conitza. Ce mariage l’attacha par les liens de la parenté aux principales familles de la province, et entre autres à Kourd-pacha, vizir de Bérat, qui descendait de l’illustre race de Scander-Beg. En quelques années, Véli eut de sa nouvelle femme un fils nommé Ali, celui qui va nous occuper, et une fille nommée Chaïnitza. Malgré ses projets de réforme, Véli ne pouvait entièrement renoncer à ses anciennes habitudes. Quoique sa fortune le mît complètement au-dessus des petits gains et des petites pertes, il ne s’en amusait pas moins à voler de temps en temps des montons, des chèvres et le casuel, probablement pour s’entretenir la main. Cet innocent exercice de ses facultés ne fut pas du goût de ses voisins, et les démêlés et les combats recommencèrent de plus belle. Les chances ne furent pas toutes bonnes, et l’ancien klepth perdit dans la ville une partie de ce qu’il avait acquis dans la montagne. Les contrariétés aigrirent son humeur et altérèrent sa santé. En dépit de Mahomet, il chercha dans le vin des consolations, dont l’excès l’eut bientôt achevé. Il mourut en 1754. Ali, qui avait alors treize ans, put se livrer en liberté à la fougue de son caractère. Car, dès l’enfance, il avait manifesté une pétulance et une activité rares, en cela bien différent des autres jeunes Turcs, altiers par nature, et composés par éducation. À peine sorti du harem, il passait son temps à courir les montagnes, errant à travers les forêts, bondissant au milieu des précipices, se roulant dans les neiges, aspirant le vent, défiant les tempêtes, exhalant par tous les pores son énergie inquiète. C’est peut-être au milieu de ces périls de tout genre qu’il apprit à tout braver en tout domptant ; peut-être est-ce en face de ces grandeurs de la nature qu’il sentit s’éveiller en lui ce besoin de grandeur personnelle que rien ne put assouvir. En vain son père chercha à calmer son humeur sauvage et à fixer son esprit vagabond : rien n’y fit. Obstiné autant qu’indocile, il rendit inutiles tous les efforts et toutes les précautions. L’enfermait-on, il brisait la porte ou sautait par la fenêtre ; si on le menaçait, il feignait de se rendre, vaincu par la crainte, et faisait toutes les promesses que l’on voulait, mais pour y manquer à la première occasion. Il avait un précepteur spécialement attaché à sa personne, et chargé de surveiller toutes ses démarches. À chaque instant il lui échappait par des ruses nouvelles, et, quand il se croyait sûr de l’impunité, il le maltraitait violemment. Ce ne fut que dans l’adolescence, après la mort de son père, qu’il commença à s’apprivoiser ; il consentit même à apprendre à lire, pour plaire à sa mère, dont il était l’idole, et à qui en retour il avait donné toute son affection. Si Kamco avait pour Ali une prédilection si vive, c’est parce qu’elle retrouvait en lui, non pas seulement son sang, mais aussi son caractère. Tant que son mari, qu’elle craignait, avait vécu, elle n’avait paru qu’une femme ordinaire ; mais dès qu’il eut fermé les yeux, elle laissa éclater les passions véhémentes qui grondaient dans son sein. Ambitieuse, hardie, vindicative, elle cultiva avec amour les germes d’ambition, d’audace et de vengeance qui se développaient déjà puissamment dans le jeune Ali. — Mon fils, lui disait-elle sans cesse, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu’on le lui ravisse. Rappelle-toi que le bien des autres n’est à eux que quand ils ont la force de le garder, et que, quand tu seras assez fort pour t’en emparer, il t’appartiendra. Le succès légitime tout, et tout est permis à celui qui a le pouvoir. Aussi Ali, parvenu au faite de sa grandeur, se plaisait-il à proclamer que c’était elle qui l’avait fait arriver où il était. — Je dois tout à ma mère, disait-il un jour au consul de France ; car mon père ne m’avait laissé en mourant qu’une tanière et quelques champs. Mon imagination, enflammée par les conseils de celle qui m’a donné deux fois la vie, puisqu’elle m’a fait homme et vizir, me révéla le secret de ma destinée. Dès lors je ne vis plus dans Tébélen que l’aire natale de laquelle je devais m’élancer pour fondre sur la proie que je dévorais en idée. Je ne rêvais que puissance, trésors, palais, enfin ce que le temps a réalisé et me promet ; car le point où je suis arrivé n’est pas le terme de mes espérances. Kamco ne s’en tint pas aux paroles : elle employa tous les moyens pour augmenter la fortune de son fils bien-aimé, et lui créer une puissance. Son premier soin fut d’empoisonner les enfants que Véli avait eus de son esclave favorite, morte avant lui. Alors, tranquille sur l’intérieur de sa famille, elle porta tous ses efforts vers le dehors. Renonçant à toutes les habitudes de son sexe, elle quitta le voile et les fuseaux, et prit les armes, sous le prétexte de soutenir les droits de ses enfants. Elle réunit autour d’elle les anciens partisans de son mari, qu’elle s’attacha, les uns par des présents, les autres en se prostituant à eux ; et elle parvint de proche en proche à engager dans sa cause tout ce que la Toscaria comptait d’hommes licencieux et entreprenants. Avec leur appui, elle se rendit toute-puissante à Tébélen, et fit subir à ceux de ses ennemis qui y demeuraient les plus rudes persécutions. Mais les habitants de deux villes voisines, Kormorvo et Kardiki, craignant que cette terrible femme, aidée de son fils, qui était devenu homme, ne se servît de son influence pour attenter à leur indépendance, se liguèrent secrètement contre elle, se promettant de s’en débarrasser à la première occasion favorable. Ayant un jour appris qu’Ali était parti, à la tête de ses meilleurs soldats, pour une expédition lointaine, ils surprirent Tébélen à la faveur des ombres de la nuit, s’emparèrent de Kamco et de sa fille Chaïnitza, et les conduisirent prisonnières à Kardiki. On voulut d’abord les faire mourir, et les chefs d’accusation ne manquaient pas pour légitimer leur supplice ; mais leur beauté les sauva : on aima mieux se venger d’elles par la volupté que par le meurtre. Renfermées tout le jour dans une prison, elles n’en sortaient qu’à la nuit, pour passer dans les bras de l’homme que le sort avait le matin désigné pour les posséder. Cela dura un mois, au bout duquel un Grec d’Argyro-Castron, G. Malicovo, touché de leur horrible sort, les racheta pour le prix de vingt mille piastres, et les ramena à Tébélen. Ali venait d’y rentrer. Il vit venir à lui sa mère et sa sœur, pâles de fatigue, de honte et de rage. Elles lui racontèrent tout ce qui s’était passé, en poussant des cris et en versant des larmes, et Kamco ajouta en fixant sur lui des yeux égarés : — Mon fils ! mon fils ! mon âme ne jouira de la paix que lorsque Kormorvo et Kardiki, anéanties par ton cimeterre, ne seront plus là pour témoigner de mon déshonneur – Ali, dont ce spectacle et ce récit avaient éveillé les passions sanguinaires, promit une vengeance proportionnée à l’outrage, et travailla de toutes ses forces à se mettre en état de tenir parole. Digne fils de son père, il avait débuté dans la vie à la manière des anciens héros de la Grèce, en volant des moutons et des chèvres, et il avait, dès l’âge de quatorze ans, acquis une réputation aussi grande que jadis le divin fils de Jupiter et de Maïa. Devenu homme, il procéda plus en grand. Au moment où nous sommes arrivés, il s’était déjà mis depuis longtemps en mesure de piller à force ouverte. Ses rapines, jointes aux économies de sa mère, qui, depuis son retour de Kardiki, s’était complètement retirée de la vie publique et consacrée aux soins du ménage, lui permirent bientôt de former un parti assez considérable pour fournir une entreprise contre Kormorvo, l’une des deux villes qu’il avait juré de détruire. Il alla donc l’attaquer à la tête de ses b****s ; mais il trouva une vive résistance, perdit une partie de son monde, et finit par prendre la fuite avec le reste. Il ne s’arrêta qu’à Tébélen : là il fut rudement reçu par Kamco, dont sa défaite avait trompé le ressentiment. — Va, lui dit-elle, lâche ! va filer avec les femmes du harem ; la quenouille te convient mieux que le cimeterre ! – Le jeune homme ne répondit rien ; mais, profondément blessé de ces reproches, il alla cacher son humiliation dans le sein de sa vieille amie, la montagne. C’est alors que la croyance populaire, toujours avide de merveilleux pour ses héros, veut qu’il ait trouvé dans les ruines d’une église un trésor avec lequel il releva sa faction. Mais il a lui-même démenti ce conte, et c’est par ses moyens ordinaires, la guerre et le pillage, qu’il parvint au bout de quelque temps à rétablir sa fortune. Il prit parmi ses anciens compagnons de vagabondage trente palikares d’élite, et entra, comme leur boulou-bachi, ou chef de peloton, au service du pacha de Nègrepont. Mais il s’ennuya bientôt de la vie presque régulière qu’il était obligé d’y mener, et il passa en Thessalie, où il se mit, encore à l’exemple de son père Véli, à guerroyer sur les grands chemins. Il remonta de là dans la chaîne du Pinde, y pilla grand nombre de villages, et revint à Tébélen, plus riche et par conséquent plus considéré que jamais. Il profita de sa fortune et de son influence pour monter une guérilla formidable, et recommença ses excursions déprédatrices. Kourd-pacha se vit bientôt obligé, par les réclamations unanimes de la province, de sévir contre le jeune tyran des routes. Il envoya contre lui un corps d’armée qui le battit et l’emmena prisonnier avec sa troupe à Bérat, capitale de la moyenne Albanie et résidence du gouverneur. Le pays se flatta d’être cette fois délivré de son fléau. En effet, la troupe entière des bandits fut condamnée à mort ; mais Ali n’était pas homme à céder si facilement sa vie. Pendant que l’on pendait ses compagnons, il se jeta aux pieds du pacha et lui demanda grâce au nom de leur parenté, s’excusant sur sa jeunesse et promettant de s’amender pour toujours. Le pacha, voyant à ses pieds un bel adolescent, à la chevelure blonde, aux yeux bleus, à la voix persuasive, au langage éloquent, et dans les veines duquel coulait le même sang que dans les siennes, fut ému de pitié et pardonna. Ali en fut quitte pour une douce captivité dans le palais de son puissant parent, qui le combla de bienfaits, et fit tous ses efforts pour le ramener dans la voie de la probité. Il parut céder à cette bonne influence, et regretter amèrement ses erreurs passées. Au bout de quelques années, croyant à sa conversion, et touché des prières de Kamco, qui ne cessait de lui redemander son cher fils, le généreux pacha lui rendit la liberté, en le prévenant seulement qu’il n’aurait plus de grâce à espérer s’il s’avisait encore de troubler la paix publique. Ali, regardant la menace comme sérieuse, ne se hasarda pas à la braver, et fit tout, au contraire, pour s’attirer la bienveillance de celui dont il n’osait affronter la colère. Non seulement il tint la promesse qu’il avait faite de vivre tranquillement, mais encore il fit, par sa bonne conduite, oublier en peu de temps tous ses mauvais antécédents, obligeant tout le monde autour de lui, et se créant, à force de services, grand nombre de relations et d’amitiés.
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