Chapitre V
On l’appelait la Fringale, cette pauvre ferme désormais l’unique patrimoine de la famille Durand.
Chaque pays, ou à peu près, possède sa Fringale.
Quand une ferme est ingrate, stérile, que le laboureur y enfouit inutilement ses économies et ses sueurs, et s’y ruine peu à peu, les gens d’alentour finissent par lui donner ce nom qui est synonyme de faim canine.
La Fringale de M. Durand était bien nommée.
Elle était de l’autre côté de la forêt, au sud-ouest, entre Boigny, Vunvecq et Moinou.
M. Durand n’avait jamais pu en tirer un sou de revenu : le sol sablonneux se refusait à produire du grain ; le voisinage d’un étang y donnait la fièvre, et sauf quelques lapins, quelques perdreaux rouges qui s’accommodaient de ses broussailles, nul être vivant n’y avait fait ses affaires.
Par exemple, elle avait une grande étendue, quelque chose comme quatre ou cinq cents arpents.
Au temps de sa prospérité M. Durand avait fait quelques constructions. Il avait bâti un corps de logis convenable pour le fermier, des étables, des greniers, des écuries ; ce qui n’empêchait pas, à chaque fin de bail, le fermier de mettre les clefs sous la porte et d’oublier de payer la rente.
Mais alors M. Durand était riche, et, comme il était humain, il n’avait jamais inquiété personne. Il aimait la chasse à tir en septembre. Ces terres, qui se refusaient de produire du sarrasin, étaient assez giboyeuses, et M. Durand, en outre de la ferme, avait bâti un petit pavillon dans lequel il venait s’installer huit jours chaque année.
Quand la pauvre famille spoliée arriva à la Fringale, elle trouva donc un abri.
C’était un homme de courage, ce brave M. Durand.
– Dieu nous viendra en aide, s’était-il dit.
Et il se mit à l’ouvrage, c’est-à-dire qu’il se fit paysan, vigneron et sylviculteur.
La Fringale se refusait à porter une récolte de grains ; mais ses terres sablonneuses étaient caillouteuses en de certains endroits.
M. Durand s’y livra à des plantations de vignobles.
En d’autres parties, le sol était assez léger pour la culture des sapins ; il y fit des semis.
L’argenterie, les bijoux, quelques épaves sauvées du naufrage lui permirent d’attendre ; et travaillant avec ardeur, le pauvre homme se disait : Il faut pourtant que je marie ma fille, il faut que je donne du pain à ma femme.
Jeanneton était devenue l’unique servante de la maison.
M. Durand avait pris deux valets de charrue et formé un petit troupeau.
Mme Durand, l’élégante des anciens jours, devint fermière.
Au bout de sept ou huit ans, la vigne donna un rendement ; les sapins poussèrent à merveille. Il était temps, car la gêne commençait à se faire sentir.
C’est un vrai pays perdu que celui-là. Les villages sont éloignés les uns des autres. Il n’y a que peu de châteaux aux environs. L’horizon est triste. Pas une colline pour reposer le regard, pas un ruisseau d’eau courante. Çà et là, une mare ; un peu plus loin, la forêt rabougrie, clairsemée, affreuse à voir.
Pendant huit années la famille Durand ne quitta pas la Fringale un seul jour.
Jeanneton avait près de trente ans ; la petite demoiselle, comme on l’appelait autrefois, en avait tout à l’heure vingt ; les cheveux de M. Durand étaient tout blancs, et sa femme n’était plus que l’ombre d’elle-même.
La pauvre créature avait plus souffert encore que son mari qui, nature plus vulgaire, s’était retrouvé plus robuste au lendemain du désastre.
Mme Durand mourait lentement et d’heure en heure depuis huit années.
Un soir, – un soir d’automne calme et doux, elle avait pris Jeanneton à part.
– Ma pauvre enfant, lui avait-elle dit, tu n’es pas une servante pour nous, tu es une amie, tu es notre enfant. C’est à toi que je veux recommander ma fille avant de mourir.
Et comme à ce mot de mort Jeanneton pâlissait, la pauvre femme ajouta :
– Ni mon mari ni ma fille ne se doutent de mon état, mais je m’en vais peu à peu. Il est possible que le mois de décembre m’emporte ; il se peut aussi que je traverse l’hiver et atteigne encore le printemps, puis tout sera fini.
Eh bien, ma pauvre enfant, c’est à toi que je recommande ma fille. Tu lui serviras de mère, n’est-ce pas ? Tu veilleras sur elle à toute heure ?…
Jeanneton s’était mise à genoux devant Mme Durand et fondait en larmes.
Puis tout à coup elle se releva.
La bossue, la bancale, la créature disgraciée apparut alors à Mme Durand comme transfigurée, et il lui sembla que Dieu mettait à ce visage horrible un rayon de solennelle beauté, – la beauté du dévouement.
– Oui, madame, dit Jeanne, oui, ma bonne maîtresse, vous avez raison de compter sur moi, car je vous obéirai fidèlement.
Puis elle continua avec une sorte d’éloquence inattendue et sauvage :
– J’ai été longtemps idiote, mais je ne le suis plus. Quand votre malheur est arrivé, je me suis comme éveillée d’une longue torpeur ; mon intelligence assoupie s’est développée tout à coup, et si je suis restée auprès de vous, c’est que je comprenais enfin tout ce que je vous dois, et que je vous aimais ardemment. On ne se soucie guère d’une pauvre créature comme moi ; mais on ne se soucie pas non plus du chien invalide couché au seuil d’une porte.
Cependant le chien est fidèle, et il peut mordre encore s’il ne peut plus courir.
Ainsi je serai une bonne maîtresse, et je veillerai sur la petite demoiselle nuit et jour, jusqu’à ce que nous lui ayons trouvé un mari.
La prédiction de Mme Durand se réalisa.
Elle mourut au printemps suivant, comme poussaient les premiers bourgeons et s’ouvraient les premières feuilles.
Il ne resta plus à la Fringale que M. Durand, sa fille et Jeanne.
M. Durand était tout à fait devenu paysan ; et son intelligence, affaiblie déjà, ne résista pas à ce coup si rude ; désormais il ne restait de lui qu’un vigneron âpre au travail, âpre au gain et à l’épargne.
Et la petite demoiselle était devenue une grande et belle personne, si belle même que les freluquets des environs passaient plus souvent que de raison aux environs de la Fringale.
Mais Jeanneton veillait et, comme on va le voir, l’honorable servante n’avait point trop présumé de ses forces.
Elle était à la hauteur de sa mission.