Chapitre IV
L’huissier dans l’exercice de ses pénibles fonctions met un masque de glace sur son visage ; mais en dehors il est un homme comme les autres, et celui-là était très ému en descendant de son cabriolet.
– Monsieur Durand, dit-il en entrant dans le salon, ce n’est pas un huissier qui vient à vous, c’est un ami.
Et il jeta un regard plein de compassion à la pauvre châtelaine, qui avait pris sa fille sur ses genoux et la couvrait de baisers fiévreux.
M. Durand regarda l’huissier avec stupeur.
– Mon ami, vous ! dit-il, vous qui m’avez poursuivi !
Un sourire triste vint aux lèvres du jeune homme.
– J’ai une femme et quatre enfants, monsieur, dit-il ; je fais mon métier, et le plus honnêtement que je peux ; et vous allez voir que j’ai du cœur et que je puis donner un bon conseil.
Mme Durand avait pareillement levé les yeux sur lui et le contemplait avec une curiosité anxieuse et pleine d’espérance.
L’huissier poursuivit :
– Personne ne s’est présenté à l’adjudication.
– On n’a pas voulu profiter de notre malheur, répéta M. Durand.
– Vous êtes naïf, monsieur.
– Naïf ?
– Oui. Écoutez-moi bien. Si mes clients savaient que je suis venu ici, je perdrais leur pratique ; mais peu m’importe ! j’ai la conviction que j’agis en honnête homme et cela me suffit. Rien n’a été vendu.
– Je le sais. Personne ne s’est présenté.
– Non, mais tout le monde s’est entendu.
– Que voulez-vous dire ?
– Vos anciens amis, vos parents, vos voisins se sont partagé vos dépouilles par avance.
Et l’huissier, qui était au courant de toutes les machinations que nous avons racontées, ne fit mystère de rien à M. Durand consterné.
– Alors, dit le pauvre homme d’une voix sourde, pourquoi n’ont-ils pas poussé ?
L’huissier se reprit à sourire.
– Les mises à prix fixées par le tribunal étaient trop élevées, selon eux. On veut votre bien pour un morceau de pain. Que les trois cent mille francs dus et les frais soient couverts, c’est tout ce qu’il faut.
– Mais j’ai plus d’un million !
– Vous n’aurez pas mille écus le lendemain de la vente.
Depuis un mois, continua l’huissier, vous vivez ici enfermé, n’entendant rien, ne sachant rien, et personne n’a eu le courage de vous apprendre la vérité.
Mais tout le monde sait de quoi il retourne, et le tribunal mieux que personne.
Vous pensez bien que la magistrature ne se rend pas complice de pareils calculs.
Quand le président a vu qu’on ne se présentait pas, il a baissé les mises à prix, mais il a remis la vente à six semaines. Comprenez-vous ?
– Non, dit M. Durand qui perdait la tête.
– Six semaines, monsieur, mais c’est un siècle par le temps qui court ! et vous comprenez maintenant pourquoi je suis venu ?
– Non, dit encore le pauvre M. Durand.
– Alors, écoutez. Vous ne trouveriez pas un sou en province ; surtout dans ce pays où tout le monde est complice de votre ruine.
Mais vous en trouverez à Paris, c’est impossible autrement.
Partez à Paris, allez chez vos anciens amis, chez les banquiers ; partout, empruntez à dix, à vingt pour cent, s’il le faut, vous y gagnerez encore, mais ne perdez pas une minute.
Et l’honnête huissier prit la main du châtelain de Bellombre et la serra affectueusement.
Mme Durand se leva, prit sa fille dans ses bras, et lui montrant le jeune homme :
– Regarde bien monsieur, dit-elle, et quand tu le rencontreras, salue-le avec respect, mon enfant, car c’est un honnête homme.
M. Durand partit pour Paris cette nuit-là même. Il y passa cinq semaines.
Chaque jour il écrivait à sa femme.
Tantôt les lettres étaient pleines d’espoir. On lui avait promis de l’argent ; il en trouverait, il en aurait dans quelques heures.
Tantôt elles étaient empreintes d’un sombre découragement ; les combinaisons toutes prêtes à aboutir avaient échoué. Et le temps marchait, et l’argent était invisible. On ne trouve pas trois cent mille francs comme on trouve une épingle dans la rue.
Et M. Durand revint à Bellombre à demi fou de douleur ; et la seconde adjudication eut lieu.
Hélas ! cette fois les choses se passèrent comme le pauvre huissier l’avait prédit.
Bellombre fut adjugé à M. Jouval pour cent cinquante mille huit cents francs.
Les marchands de bien en avaient offert six cent mille en 1840.
L’oncle eut les prairies du Val pour quelques milliers d’écus.
Le cousin se trouva propriétaire des trois maisons de la rue Jeanne-d’Arc.
Cependant ces messieurs firent bien les choses.
Les trois cent mille francs et les frais couverts, il se trouva qu’une petite ferme, une fermette, comme on dit, restait à M. Durand.
Elle valait environ soixante mille francs.
Le lendemain de l’adjudication, M. Jouval se présenta à Bellombre.
Les pauvres gens faisaient leurs paquets, et les domestiques étaient partis.
Il n’y avait plus que Jeanneton auprès de M. et Mme Durand.
La pauvre bancale, la bossue, celle qu’on appelait Jeanne l’écumoire, était demeurée fidèle à ceux qui l’avaient élevée.
M. Jouval avait acheté l’immeuble et le mobilier.
Il ne permit pas qu’on enlevât un clou.
Mme Durand lui demanda grâce pour un secrétaire en bois de rose qui venait de sa mère.
M. Jouval répondit qu’il avait tout acheté, et que, par conséquent, tout lui appartenait.
Mais il y avait dans l’étable une petite vache bretonne qui faisait la joie de la demoiselle.
La petite Blanche supplia qu’on lui laissât sa vache.
M. Jouval se mit à rire.
Alors M. Durand eut un accès d’indignation :
– Pourquoi donc, dit-il, ne gardez-vous pas aussi ma femme et ma fille ? Qui sait ?… Peut-être aussi les avez-vous achetées ?…
M. Jouval répondit par des injures.
Le soir, les pauvres gens dépossédés partirent dans une mauvaise carriole d’osier pour la ferme qui leur restait.
Cette ferme se nommait la Fringale ; et c’est là que nous retrouverons Jeanne, la petite demoiselle et M. Durand, à quelques années de distance de la catastrophe que nous venons de raconter.