II

2374 Words
IIIl ne faisait déjà plus jour quand ils sortirent du petit entresol de la rue Spontini. Robert Le Ménil fit signe à un fiacre rôdeur et, jetant sur la bête et sur l’homme un coup d’œil inquiet, entra avec Thérèse dans la voiture. L’un contre l’autre, ils roulaient entre des ombres vagues, coupées de brusques lumières, par la ville fantôme, n’ayant dans l’âme que des impressions douces et mourantes comme ces clartés qui venaient se mouiller à la buée des glaces. Tout, en dehors d’eux leur semblait confus et fuyant, et ils sentaient dans leur âme un vide très doux. La voiture toucha près du Pont-Neuf, sur le quai des Augustins. Ils descendirent. Un froid sec avivait ce temps morne de janvier. Thérèse respira joyeusement sous sa voilette les souffles qui, traversant le fleuve, balayaient au ras du sol durci une poussière flore et blanche comme du sel. Elle était contente d’aller libre parmi les choses inconnues. Elle aimait à voir ce paysage de pierres, qu’enveloppait la clarté faible et profonde de l’air ; à marcher vite et ferme, le long du quai où les arbres déployaient le tulle noir de leurs branches sur l’horizon roussi par les fumées de la ville ; à regarder, penchée sur le parapet, le bras étroit de la Seine roulant ses eaux tragiques ; à goûter cette tristesse du fleuve sans berges, et qui n’a là ni saules ni hêtres. Déjà, dans les hauteurs du ciel, les premières étoiles frissonnaient. – On dirait, fit-elle, que le vent va les éteindre. Il remarquait aussi qu’elles scintillaient beaucoup. Il ne pensait pas que ce fût signe de pluie comme le croyaient les paysans. Il avait au contraire observé que neuf fois sur dix la scintillation des étoiles annonçait le beau temps. En approchant du Petit-Pont, ils trouvèrent à leur droite des échoppes de ferrailles, éclairées par des lampes fumeuses. Elle y courut, fouilla du regard la poussière et la rouille des étalages. Son instinct de chercheuse mis en éveil, elle tourna l’angle de la rue et s’aventura jusque vers une baraque en appentis, dans laquelle, sous les solives humides du plancher, pendaient des loques sombres. Derrière les vitres sales une bougie éclairait des casseroles, des vases de porcelaine, une clarinette et une couronne de mariée. Il ne comprenait pas le plaisir qu’elle prenait : – Vous attraperez de la vermine. Qu’est-ce qui peut vous intéresser là-dedans ? – Tout. Je songe à la pauvre mariée dont la couronne est là sous un globe. Le dîner de noces se fit à la porte Maillot. Il y avait un garde républicain dans le cortège. Il y en a dans presque toutes les noces qu’on voit au Bois, le samedi. Ils ne vous émeuvent pas, mon ami, tous ces pauvres êtres ridicules et misérables, qui entrent à leur tour dans la grandeur du passé ? Parmi des tasses à fleurs, ébréchées et dépareillées, elle découvrit un petit couteau dont le manche d’ivoire figurait une femme plate et longue, coiffée à la Main tenon. Elle l’acheta pour quelques sous. Ce qui l’enchantait, c’est qu’elle avait la fourchette. Le Ménil avoua qu’il n’entendait rien aux bibelots. Mais sa tante de Lannoix était très connaisseuse. À Caen, les marchands d’antiquités ne parlaient que d’elle. Elle avait restauré et meublé son château dans le style. C’était l’ancienne maison des champs de Jean Le Ménil, conseiller au parlement de Rouen, en 1779. Cette maison, existant avant lui, était mentionnée dans un titre de 1690, sous le nom de maison de bouteille. Dans une salle du rez-de-chaussée, se trouvaient encore, au fond des armoires blanches, sous un treillage, les livres réunis par Jean Le Ménil. Sa tante de Lannoix, disait-il, avait voulu les mettre en ordre. Elle y avait trouvé des ouvrages légers, ornés de gravures si libres, qu’elle les avait brûlés. – Elle est donc bête, votre tante ? dit Thérèse. Depuis longtemps les histoires de madame de Lannoix l’impatientaient. Son ami avait en province une mère, des sœurs, des tantes, une nombreuse famille, qu’elle ne connaissait pas et qui l’irritait. Il en parlait avec admiration. Elle en prenait de l’humeur. Elle s’impatientait des fréquents séjours qu’il faisait dans cette famille, et dont il rapportait, à ce qu’elle imaginait, une odeur de renfermé, des idées étroites, des sentiments qui la blessaient. Et, de son côté, il s’étonnait naïvement et souffrait de cette antipathie. Il se tut. La vue d’un cabaret, dont les vitres flambaient à travers les grilles, lui rappela tout à coup le poète Choulette, qui passait pour ivrogne. Il demanda avec un peu d’humeur à Thérèse si elle voyait encore ce Choulette, qui lui faisait des visites en macfarlane, un cache-nez rouge par-dessus les oreilles. Elle fut contrariée qu’il parlât comme le général Larivière. Elle ne lui avoua pas qu’elle n’avait plus vu Choulette depuis l’automne et qu’il la négligeait avec le sans-gêne d’un homme occupé, capricieux, qui n’était pas du monde. – Il a de l’esprit, dit-elle, de la fantaisie et une nature originale. Il me plaît. Et, comme il lui reprochait d’avoir un goût bizarre, elle répondit vivement : – Je n’ai pas un goût, j’ai des goûts. Vous ne les blâmez pas tous, je pense. Il ne la blâmait pas. Il craignait seulement qu’elle ne se fît du tort en recevant un bohème de cinquante ans, qui n’avait pas sa place dans une maison respectable. Elle se récria : – Pas sa place dans une maison respectable, Choulette ? Vous ne savez donc pas qu’il va, tous les ans, passer un mois en Vendée chez la marquise de Rieu… oui, chez la marquise de Rieu, la catholique, la royaliste, la vieille chouane, pomme elle se nomme elle-même. Mais, puisque Choulette vous intéresse, écoutez sa dernière aventure. La voici telle que Paul Vence me la contée. Je la comprends mieux dans cette rue où il y a des camisoles et des pots de fleurs aux fenêtres. Cet hiver, un soir qu’il pleuvait, Choulette rencontra chez un liquoriste, dans une rue dont j’ai oublié le nom, mais qui doit ressembler en misère à celle-ci, une malheureuse fille, dont les garçons du liquoriste n’auraient pas voulu, et qu’il aima pour son humilité. Elle se nomme Maria. Encore ce nom n’est-il point à elle, c’est celui qu’elle trouva cloué sur sa porte au bout de l’escalier d’un garni où elle vint loger. Choulette fut touché de cette perfection de pauvreté et d’infamie. Il l’appela sa sœur et lui baisa les mains. Depuis lors, il ne la quitte plus. Il la mène en cheveux et en fichu dans les cafés du quartier latin où les étudiants riches lisent les revues. Il lui dit des choses très douces. Il pleure ; elle pleure. Ils boivent ; et, quand ils ont bu, ils se battent. Il l’aime. Il l’appelle la très chaste, sa croix et son salut. Elle était nu-pieds ; il lui a donné un écheveau de grosse laine et des aiguilles à tricoter pour se faire des bas. Et il ferre lui-même les souliers de cette malheureuse avec des clous énormes. Il lui apprend des vers très faciles à comprendre. Il craint d’altérer sa beauté morale en la tirant de la honte où elle vit dans une simplicité parfaite et un dénuement admirable. Le Ménil haussa les épaules. – Mais il est fou, ce Choulette, et M. Paul Vence vous conte de jolies histoires ! Je ne suis pas austère, assurément ; mais il y a des immoralités qui me dégoûtent. Ils marchaient au hasard. Elle devint songeuse : – Oui, la morale, je sais, le devoir !… Mais le devoir, c’est le diable pour le découvrir. Je vous assure que, les trois quarts du temps, je ne sais vraiment pas où il est, le devoir. C’est comme le hérisson de Miss, à Joinville : nous passions la soirée à le chercher sous les meubles ; et quand nous l’avions trouvé, nous allions nous coucher. Selon lui, il y avait du vrai dans ce qu’elle disait là, et plus même qu’elle ne le croyait. Il y pensait quand il était seul. – C’est à ce point, que je regrette quelquefois de n’être pas resté dans l’armée. Je prévois ce que vous allez me dire. On s’abrutit dans ce métier-là. Sans doute, mais on sait exactement ce que l’on a à faire, et c’est beaucoup dans la vie. Je trouve que l’existence de mon oncle, le général de La Briche, est une très belle existence, toute d’honneur, et assez agréable. Mais, maintenant que le pays tout entier s’engouffre dans l’armée, il n’y a ni officiers ni soldats. Cela ressemble à une gare, le dimanche, quand les employés poussent en voiture les voyageurs ahuris. Mon oncle de La Briche connaissait personnellement tous les officiers et tous les soldats de sa brigade. Il a encore leurs noms sur un grand tableau dans sa salle à manger. Il les relit de temps en temps pour se distraire. À présent, comment voulez-vous qu’un officier connaisse ses hommes ? Elle ne l’écoutait plus. Elle regardait au coin de la rue Galande une marchande de pommes de terre frites qui, nichée derrière un châssis vitré, le visage illuminé, au milieu des grandes ombres, par un feu de braise, plongeant l’écumoire dans la friture chantante, en tirait des croissants dorés dont elle remplissait un cornet de papier jaune, où brillaient des brins de paille, tandis qu’une fille rousse, attentive, tendait une pièce de deux sous dans sa main rouge. Quand la fille emporta son cornet, Thérèse jalouse s’aperçut qu’elle avait faim, et elle voulut absolument goûter à ces pommes de terre frites. Il résista d’abord. – On ne sait pas avec quoi c’est fait. Mais il fallut enfin qu’il demandât à la marchande un cornet de deux sous et veillât à ce qu’on y mit du sel. Tandis que, sa voilette retroussée sur le nez, elle mordait aux croissants d’or, il l’entraînait dans les ruelles désertes, loin des becs de gaz. Ils se trouvèrent ainsi ramenés au quai, et virent la masse noire de la cathédrale, s’élevant au-delà du bras étroit de la rivière. La lune, suspendue sur la crête dentelée de la nef, argentait les pentes du toit. – Notre-Dame, dit-elle ! Voyez, elle est lourde comme un éléphant et fine comme un insecte. La lune grimpe sur elle, et la regarde avec une malice de singe. Elle ne ressemble pas à la lune campagnarde de Joinville. À Joinville, j’ai mon chemin, un chemin plat avec la lune au bout. Elle n’y est pas tous les soirs ; mais elle y revient fidèlement, pleine, rouge, familière. C’est une voisine de campagne, une dame des environs. Je vais très sérieusement au-devant d’elle, par politesse et par amitié ; mais cette lune de Paris, on ne voudrait pas la fréquenter. Ce n’est pas une personne de bonne compagnie. Ce qu’elle a vu, depuis le temps qu’elle se frotte aux toits ! Il sourit d’un sourire tendre : – Oh ! ton petit chemin, où tu te promenais seule et que tu disais aimer parce qu’il y avait le ciel au bout, pas bien haut, pas bien loin, je le vois comme si j’y étais ! C’était au château de Joinville, invité par Montessuy à une chasse, qu’il l’avait vue pour la première fois, qu’il l’avait tout de suite aimée, voulue. C’est là, un soir, sur la lisière du petit bois, qu’il lui avait dit qu’il l’aimait, et qu’elle l’avait écouté, muette, la bouche douloureuse et les yeux vagues. Ce souvenir du petit chemin où elle se promenait seule, en ces nuits d’automne, l’émut, le troubla, lui fit revivre les heures enchantées des premiers désirs et des craintives espérances. Il lui chercha la main dans son manchon et pressa le poignet mince sous les fourrures. Une fillette, qui portait des violettes sur une claie jonchée de branches de sapin, reconnut des amoureux et vint leur offrir des fleurs. Il lui prit un bouquet de deux sous et l’offrit à Thérèse. Elle allait vers la cathédrale. Elle songeait : « C’est une hôte énorme ; une bête de l’apocalypse… » À l’autre bout du pont, une bouquetière, ridée, barbue, celle-là, grise d’ans et de poussière, les poursuivit avec son panier chargé de mimosas et de roses de Nice. Thérèse, qui tenait en ce moment ses violettes à la main, cherchant, à les glisser dans son corsage, répondit gaiement aux offres de la vieille : – Merci, j’ai ce qu’il me faut. – On voit bien que vous êtes jeune ! lui cria d’un ton canaille la vieille, en s’éloignant. Thérèse comprit presque tout de suite, et il lui vint aux lèvres et à l’œil un petit sourire. Ils passaient dans l’ombre du parvis devant les figures de pierre qui, rangées aux embrasures, portaient des sceptres et des couronnes. – Entrons, dit-elle. Il n’en avait pas envie. Il éprouvait confusément de la gêne, presque de la crainte, à paraître avec elle dans une église. Il affirma que c’était fermé. Il le croyait, le voulait. Elle poussa le tambour et se glissa dans la nef immense où les arbres inanimés des colonnes montaient vers les hautes ténèbres. Au fond, marchaient des cierges devant des fantômes de prêtres, sous les derniers gémissements des orgues qui se turent. Elle frissonna dans le silence, et dit : – La tristesse des églises, la nuit, m’émeut ; l’y sens la grandeur du néant. Il répondit : – Nous devons pourtant croire à quelque chose. S’il n’y avait pas de Dieu, si notre âme n’était pas immortelle, ce serait trop triste. Elle resta quelque temps immobile, sous les draps d’ombre qui pendaient des voûtes, puis : – Mon pauvre ami, nous ne savons que faire de cette vie si courte, et vous en voulez une autre qui ne finisse pas ! Dans la voiture qui les ramena, il dit gaiement qu’il avait passé une bonne journée. Il l’embrassa, content d’elle et de lui. Mais elle n’était pas gagnée par cette bonne humeur. C’était ce qui arrivait le plus souvent entre eux. Les derniers instants qu’ils passaient ensemble étaient gâtés pour elle par le pressentiment qu’il ne dirait pas en partant le mot qu’il faut dire. D’habitude, il la quittait court, comme si les choses n’avaient pas en lui de prolongements. À chacune de ces séparations, elle avait le sentiment confus d’une rupture. Elle en souffrait à l’avance, et devenait irritable. Sous les arbres du Cours-la-Reine, il lui prit la main, la baisa à petits coups. – N’est-ce pas, Thérèse, que c’est rare de s’aimer comme nous nous aimons ? – Rare, je ne sais pas ; mais je crois que vous m’aimez. – Et vous ? – Moi aussi je vous aime. – Et vous m’aimerez toujours ? – Que sait-on jamais ? Et, voyant le visage de son ami s’assombrir : – Seriez-vous plus tranquille avec une femme qui jurerait de n’aimer que vous toute la vie ? Il restait inquiet, l’air malheureux. Elle fut bonne, et le rassura tout à fait : – Vous le savez bien, mon ami, je ne suis pas légère. Je ne suis pas une gâcheuse, comme la princesse Seniavine. Presque au bout du Cours-la-Reine, ils se dirent adieu, sous les arbres. Il garda la voiture pour se faire mettre rue Royale. Il dînait au cercle et allait au théâtre. Il n’avait pas de temps à perdre. Thérèse rentra chez elle à pied. En vue de la coltina du Trocadéro, qui lançait des feux comme une parure de diamants, elle se rappela la bouquetière du Petit-Pont. Cette parole jetée dans le vent noir : « On voit bien que vous êtes jeune ! » lui revenait à la mémoire, non plus gouailleuse et grivoise, mais inquiétante et triste. « On voit bien que vous êtes jeune ! » Oui, elle était jeune, elle était aimée, et elle s’ennuyait.
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