I-2

2448 Words
– Et moi qui les ai fait dîner ensemble, l’un à côté de l’autre, tout contre ! – Madame, ce n’était pas immoral, non, mais c’était cruel. – Cher monsieur, je vais peut-être vous choquer, mais s’il fallait absolument choisir, j’aimerais mieux faire une chose immorale qu’une chose cruelle. Un homme jeune, grand, maigre, le visage brun, coupé d’une longue moustache, entra, salua avec une brusque souplesse : – Monsieur Vence, je crois que vous connaissez M. Le Ménil. En effet, ils s’étaient déjà trouvés ensemble chez madame Martin et se voyaient quelquefois à la salle d’armes, où Le Ménil était assidu. La veille encore, ils s’étaient rencontrés chez madame Meillan. – Madame Meillan, voilà une maison où l’on s’ennuie, dit Paul Vence. – Pourtant on y reçoit des académiciens, dit M. Le Ménil. Je ne m’exagère pas leur valeur, mais c’est en somme une élite. Madame Martin sourit : – Nous savons, monsieur Le Ménil, que chez madame Meillan vous vous êtes occupé des femmes plus que des académiciens. Vous avez conduit la princesse Seniavine au buffet et vous lui avez parlé de loups. – Comment ? de loups ? – De loups, de louves et de louvarts, et des bois noircis par l’hiver. Nous avons trouvé qu’avec une si jolie personne c’était un entretien un peu farouche. Paul Vence se leva. – Ainsi vous me le permettez, madame ; je vous amènerai mon ami Dechartre. Il a grande envie de vous connaître et j’espère qu’il ne vous déplaira pas. Il a du mouvement et de la vie dans l’esprit. Il est plein d’idées. Madame Martin l’arrêta : – Oh ! je n’en demande pas tant. Les gens qui ont du naturel et qui se montrent tels qu’ils sont m’ennuient rarement, et quelquefois ils m’amusent. Quand Paul Vence fut sorti. Le Ménil écouta décroître le bruit des pas dans l’antichambre et retomber le battant des portes ; puis, s’approchant d’elle : – Demain à trois heures, chez nous, n’est-ce pas ? – Vous m’aimez donc encore ? Il la pressa de répondre pendant qu’ils étaient seuls ; elle répliqua, un peu taquine, qu’il était tard, qu’elle n’attendait plus de visites, et qu’il n’y avait que son mari qui pût entrer maintenant. Il la supplia. Alors, sans se faire beaucoup prier : – Tu veux ? Écoute : je serai libre demain toute la journée. Attends-moi rue Spontini à trois heures. Nous irons nous promener après. Il la remercia d’un regard. Puis, ayant repris sa place devant elle, à l’autre côté de la cheminée, il lui demanda ce que c’était que ce Dechartre qu’elle se faisait présenter. – Je ne me le fais pas présenter. On me le présente. C’est un sculpteur. Il se plaignit qu’elle eût besoin de voir de nouveaux visages. – Un sculpteur ? Ils sont généralement un peu brutes, les sculpteurs. – Oh ! celui-là sculpte si peu ! Mais si vous êtes contrarié que je le reçoive, je ne le recevrai pas. – Je serais contrarié si le monde vous prenait une partie du temps que vous me donnez. – Mon ami, vous n’avez pas à vous plaindre que je sois trop mondaine. Je ne suis pas même allée hier chez madame Meillan. – Vous avez raison de vous y montrer le moins possible : ce n’est pas une maison pour vous. Il s’expliqua. Toutes les femmes qui y allaient avaient eu quelque aventure qu’on savait, qu’on racontait. Au reste, madame Meillan favorisait les intrigues. Il donna quelques exemples à l’appui. Elle, cependant, les mains étendues sur les bras du fauteuil dans un repos charmant, la tête penchée de côté, regardait mourir le feu. Sa pensée s’était envolée d’elle : il n’en restait plus rien à son visage un peu triste ni sur son corps alangui, plus désirable que jamais dans ce sommeil de l’âme. Elle garda quelque temps une immobilité profonde qui ajoutait à l’attrait de sa chair le charme des choses que l’art a créées. Il lui demanda à quoi elle pensait. Échappant à demi à la magie mélancolique des braises et des cendres, elle dit : – Nous irons demain, voulez-vous, dans des quartiers lointains, dans ces quartiers bizarres où l’on voit vivre les pauvres gens. J’aime les vieilles rues de misère. Il lui promit de satisfaire son goût, tout en laissant voir qu’il le trouvait absurde. Ces promenades où elle l’entraînait quelquefois l’ennuyaient, et il les jugeait dangereuses ; on pouvait être vu. – Et puisque nous avons réussi jusqu’à présent à ne pas faire parler de nous… Elle secoua la tête. – Croyez-vous qu’on n’a jamais parlé de nous ? Qu’on sache ou qu’on ne sache pas, on parle. Tout ne se sait pas, mais tout se dit. Elle retomba dans sa songerie. Il la crut mécontente, fâchée pour une raison qu’elle ne disait pas. Il se pencha sur les beaux yeux vagues qui reflétaient les lueurs du foyer. Mais elle la rassura : – Je ne sais pas du tout si on parle de moi. Et qu’est-ce que cela me fait ? Rien ne fait rien. Il la quitta. Il allait dîner au cercle, où son ami Caumont, de passage à Paris, l’attendait. Elle le suivit des yeux avec une sympathie paisible. Puis elle se remit à lire dans les cendres. Elle y revit les jours de son enfance, le château dans lequel elle passait les grands étés tristes, les bois taillés, le pare humide et sombre, le bassin où dormaient les eaux vertes, les nymphes de marbre sous les marronniers et le banc sur lequel elle pleurait et désirait mourir. Aujourd’hui encore, elle ignorait la cause de ces jeunes désespoirs, alors que l’éveil ardent de son imagination et le travail mystérieux de sa chair la jetaient dans un trouble mêlé de désirs et de craintes. Enfant, la vie lui faisait envie et peur. Et maintenant elle savait que vivre ne vaut pas tant d’inquiétude ni d’espérance, que c’est une chose très ordinaire. Elle devait s’y attendre. Pourquoi ne l’avait-elle pas prévu ? Elle songeait : – Je voyais maman. C’était une bonne dame très simple et pas très heureuse. Je rêvais une destinée tout autre que la sienne. Pourquoi ? Je sentais autour de moi le goût fade de la vie, et j’aspirais l’avenir comme un air plein de sel et d’arômes. Pourquoi ? Qu’est-ce que je voulais, et qu’est-ce que j’attendais ? N’étais-je pas assez avertie de la tristesse de tout ? Elle était née riche, dans l’éclat criard d’une fortune trop neuve. Fille de ce Montessuy, qui, d’abord petit employé dans une banque parisienne, fonda, gouverna deux grands établissements de crédit, trouva pour les soutenir aux heures difficiles les ressources d’un esprit fécond, la force invincible du caractère, un alliage unique de ruse et de probité, et traita de puissance à puissance avec le gouvernement, elle avait grandi dans ce château historique de Joinville acheté, restauré, meublé magnifiquement par son père et devenu en six ans, avec son parc et ses grandes eaux, l’égal en splendeur de Vaux-le-Vicomte. Montessuy faisait rendre à la vie tout ce qu’elle peut donner. Athée instinctif et puissant, il voulait tous les biens de chair et toutes les choses désirables que produit cette terre. Il entassa dans la galerie et dans les salons de Joinville les tableaux de maîtres et les marbres précieux. À cinquante ans, il eut les plus belles femmes de théâtre et quelques femmes du monde dont il releva le luxe. Il jouissait de tout ce qu’il y a de précieux dans la société avec la brutalité de son tempérament et la finesse de son esprit. Cependant, la pauvre madame Montessuy, économe et soigneuse, languissait à Joinville, l’air chétif et pauvre, au regard des douze cariatides géantes qui, dans sa ruelle fermée par des balustres d’or, soutenaient le plafond où Lebrun avait peint les Titans foudroyés par Jupiter. C’est là, dans le lit de fer, dressé au pied du grand lit de parade, qu’elle mourut un soir, de tristesse et d’épuisement, n’ayant jamais aimé sur la terre que son mari et son petit salon de damas rouge de la rue de Maubeuge. Elle n’avait point eu d’intimité avec sa fille, la sentant, d’instinct, trop loin d’elle, trop libre d’esprit, trop hardie de cœur, et devinant, en cette Thérèse, pourtant douce et bonne, le sang fort de Montessuy, cette ardeur d’âme et de chair qui l’avait tant fait souffrir, et qu’elle pardonnait à son mari mieux qu’à sa fille. Mais lui, Montessuy, reconnaissait sa fille et l’aimait. Comme tous les grands carnassiers, il avait ses heures de gaîté charmante. Bien qu’il vécut beaucoup dehors, il s’arrangeait pour déjeuner presque tous les jours avec elle, et quelquefois il la menait promener. Il avait l’entente des bibelots et des chiffons. Du premier coup il voyait, réparait dans les toilettes de la jeune fille les désastres causés par le goût triste et voyant de madame Montessuy. Il instruisait, formait sa Thérèse. Brutal et savoureux, il l’amusait et l’attachait. Près d’elle son instinct, son appétit de conquêtes l’inspirait encore. Lui qui voulait toujours gagner, il gagnait aussi sa fille. Il l’enlevait à sa mère. Elle l’admirait, l’adorait. Dans sa songerie, elle le revoyait au fond du passé, comme la joie unique de son enfance. Elle était encore persuadée qu’il n’y avait pas au monde un homme aussi aimable que son père. À son entrée dans la vie, elle avait désespéré tout de suite de retrouver ailleurs une telle richesse naturelle, une telle plénitude de forces actives et pensantes. Ce découragement l’avait suivie dans le choix d’un mari, et, peut-être ensuite, dans un choix secret et plus libre. Son mari, vraiment elle ne l’avait pas choisi du tout. Elle ne savait pas : elle s’était laissé marier par son père qui, veuf alors, embarrassé et inquiet du soin délicat d’une fille, au milieu d’une vie affairée et emportée, avait voulu, à son ordinaire, faire vite et bien. Il considéra les avantages extérieurs, les convenances, apprécia les quatre-vingts ans sonnés de noblesse impériale qu’apportait le comte Martin, avec la gloire héréditaire d’une famille qui avait donné des ministres au gouvernement de Juillet et à l’Empire libéral. L’idée ne lui était pas venue qu’elle pût trouver l’amour dans le mariage. Il se flattait qu’elle y trouverait la satisfaction ; des désirs fastueux qu’il lui prêtait, la joie d’être et de paraître, cette grandeur commune et forte, cette fierté vulgaire, cette domination matérielle, qui faisaient pour lui tout le prix de la vie, n’ayant pas, au reste, des idées très nettes sur le bonheur d’une honnête femme en ce monde, mais parfaitement sûr que sa fille resterait une honnête femme. C’était là dans son âme un point qu’il n’avait jamais remué, une certitude première. En songeant à cette confiance absurde et naturelle, qui se raccordait si mal aux expériences et aux idées de Montessuy sur les femmes, elle sourit avec une ironie mélancolique. Et elle en admirait mieux son père, trop sage pour se faire une sagesse importune. Après tout, il ne l’avait pas si mal mariée, à juger le mariage ce qu’il est pour les gens de loisir. Son mari en valait bien un autre. Il était devenu très supportable. De tout ce qu’elle lisait dans les cendres, à la clarté voilée des lampes, de tous ses souvenirs, celui de la vie commune était le plus effacé. Elle en retrouvait quelques traits isolés d’une précision pénible, quelques images absurdes, une impression vague et fastidieuse. Ce temps avait peu duré et ne laissait rien après lui. Six ans passés, elle ne se rappelait, même plus très bien comment elle avait repris sa liberté, tant la conquête en avait été prompte et facile sur ce mari froid, maladif, égoïste et poli, sur cet homme séché, jauni dans les affaires et dans la politique, laborieux, ambitieux, médiocre. Il n’aimait les femmes que par vanité, et il n’avait jamais aimé la sienne. La séparation avait été franche, entière. Et depuis lors, étrangers l’un à l’autre, ils se savaient gré tacitement de leur mutuelle délivrance, et elle aurait eu de l’amitié pour lui si elle ne l’avait trouvé rusé, sournois et trop subtil à lui tirer sa signature quand il avait besoin d’argent pour des entreprises où il mettait plus d’ostentation que d’avidité. À cela près, cet homme avec lequel elle dînait, causait tous les jours, habitait, voyageait, ne lui représentait rien, n’avait pas de signification pour elle. Ramassée sur elle-même, la joue dans la main, devant le foyer éteint, comme une curieuse qui consulte une sibylle, tandis qu’elle repassait ces années de solitude, elle revit la figure du marquis de Ré. Elle la revit, celle-là, si nette et si précise qu’elle en resta surprise. Amené chez elle par son père qui le lui vanta, le marquis de Ré lui apparut grand et beau de trente ans de triomphes intimes et de gloires mondaines. Ses aventures lui faisaient cortège. Il avait séduit trois générations de femmes et laissé au cœur de toutes celles qu’il avait aimées un souvenir impérissable. Sa grâce virile, son élégance sobre et l’habitude de plaire prolongeaient sa jeunesse bien au-delà du terme ordinaire. Il distingua tout particulièrement la jeune comtesse Martin. Les hommages de ce connaisseur la flattèrent. En ce moment elle se les rappelait encore avec plaisir. Il avait un tour merveilleux de conversation. Il l’amusa : elle le lui laissa voir, et dès lors, il se promit, dans son héroïque frivolité, de terminer dignement sa vie heureuse par la possession de cette jeune femme qu’il appréciait avant tout le monde, et qui visiblement avait du goût pour lui. Il déploya pour la prendre les roueries les plus savantes. Mais elle lui échappa très facilement. Elle céda, deux ans plus tard, à Robert Le Ménil qui l’avait voulue fortement, avec toute la chaleur de sa jeunesse, toute la simplicité de son âme. Elle se disait : « Je me suis donnée à lui parce qu’il m’aimait. » C’était la vérité. La vérité, c’était aussi qu’un instinct sourd et puissant l’avait poussée et qu’elle avait obéi aux forces obscures de son être. Mais cela n’était point d’elle ; ce qui était d’elle et de sa conscience, c’est d’avoir cru, consenti, voulu un sentiment vrai. Elle avait cédé sitôt qu’elle s’était vue aimée jusqu’à la souffrance. Elle s’était donnée vite, avec simplicité. Il crut qu’elle s’était donnée légèrement. Il se trompait. Elle avait senti l’accablement devant l’irréparable et cette espèce de honte d’avoir subitement quelque chose à cacher. Tout ce qu’on avait chuchoté devant elle sur les femmes qui ont des amants vint bourdonner à ses oreilles brûlantes. Mais, fière et délicate, dans la perfection de son goût, elle eut soin de cacher le prix du don qu’elle faisait et de ne rien dire qui pût engager son ami au-delà de ses sentiments. Il ne soupçonna pas ce malaise moral, qui d’ailleurs dura quelques jours à peine et fit place à une tranquillité parfaite. Après trois ans, elle s’approuvait d’une conduite innocente et naturelle. N’ayant fait de tort à personne, elle n’avait point de regrets. Elle était contente. Cette liaison, c’était encore la meilleure affaire de sa vie. Elle aimait, elle était aimée. Sans doute elle n’avait pas ressenti l’ivresse rêvée. Mais l’éprouve-t-on jamais ? Elle était l’amie d’un bon et honnête garçon, fort apprécié des femmes, très recherché dans le monde, qui passait pour dédaigneux et difficile et qui lui montrait un sentiment vrai. Le plaisir qu’elle lui donnait et la joie d’être belle pour lui rattachaient à cet ami. Il lui rendait la vie, non pas constamment délicieuse, mais très facile à supporter, et, par moments, agréable. Ce qu’elle n’avait pas deviné dans sa solitude, malgré l’avertissement des malaises vagues et des tristesses sans causes, sa nature intime, son tempérament, a vocation véritable, il les lui avait révélés. Elle se connut en le connaissant. Ce fut un étonnement heureux. Leurs sympathies n’étaient ni dans l’esprit ni dans l’âme. Elle avait pour lui un goût simple et précis qui ne s’usait pas vite. Et dans ce moment même elle se plaisait à l’idée de le retrouver le lendemain dans le petit appartement de la rue Spontini, où ils se voyaient depuis trois ans. C’est avec une petite secousse de tête assez violente, avec un haussement d’épaule plus brutal qu’on ne l’eût attendu de cette dame exquise que, seule au coin du feu maintenant éteint, elle se dit à elle-même : « Voilà ! j’ai besoin d’amour, moi ! »
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