– L’interprète Robert Morgand est entièrement à vos ordres, mon lieutenant. »
Les deux Français prirent congé l’un de l’autre. Tandis que son compatriote se dirigeait vers l’avant, Robert revint vers Saunders et le vaste Hollandais. Il ne put les retrouver. Saunders avait disparu, et avec lui le débonnaire Piperboom.
Saunders, en effet, avait quitté la place. En ce moment, débarrassé de son encombrant compagnon, il rôdait autour du capitaine Pip, dont les allures l’intriguaient.
Le capitaine Pip, auquel, il faut le reconnaître, ne manquaient pas les tics les plus singuliers, avait une habitude particulièrement bizarre.
Qu’une émotion quelconque l’agitât, chagrin ou joie, et le mit dans cet « état d’âme » où les humains ont besoin d’un confident, le capitaine, lui, restait hermétiquement boutonné. Pas un mot ne s’échappait de ses lèvres. C’est seulement au bout d’un certain temps, quand un mystérieux travail s’était accompli en lui-même, qu’il éprouvait le besoin d’une « âme sœur », dans le sein de laquelle il pût s’épancher. Ajoutons qu’alors il la trouvait sans difficulté, cette « âme sœur » étant à quatre pattes et toujours à vingt centimètres derrière les talons de son maître.
De la race des griffons, mais incalculablement mâtiné, cet ami fidèle répondait avec empressement au nom d’Artimon. Le capitaine avait-il un ennui, un plaisir, il appelait Artimon, et confiait à sa discrétion éprouvée les réflexions que l’événement suggérait.
Le capitaine, ce matin-là, était gros sans doute de quelque confidence. En effet, M. Bishop à peine quitté, il s’était brusquement arrêté au pied du mât de misaine, et, d’une voix brève, il avait dit :
« Artimon !
Parfaitement dressé à la manœuvre, l’affreux roquet d’un jaune sale, qui le suivait pas à pas, avait été aussitôt se placer devant lui. Puis, s’asseyant posément sur son arrière-train, il avait relevé vers son maître des yeux intelligents, en donnant tous les signes de la plus vive attention.
Mais le capitaine Pip ne s’épancha pas tout de suite. La confidence n’était pas mûre. Un long instant, il demeura immobile, muet, les sourcils froncés, laissant Artimon dans une pénible indécision.
En tous cas, c’est d’un souci, non d’un plaisir bien certainement, qu’il désirait vider son cœur. L’âme sœur ne pouvait s’y tromper, à la moustache hérissée de son ami, au regard fulgurant de ses yeux, dont la colère faisait diverger notablement les prunelles.
Ce regard fulgurant, le capitaine, tout en se pétrissant cruellement le bout du nez, le promena longtemps des bossoirs au couronnement et du couronnement aux bossoirs. Après quoi, ayant craché dans la mer avec violence, il frappa du pied, et, considérant Artimon bien en face, décréta d’une voix courroucée :
– Enfin, c’est de la camelote, tout ça, monsieur !
Artimon baissa la tête d’un air désolé.
– Et s’il nous tombait quelque bon coup de temps ?... Hein, master ?
Le capitaine fit une pause avant de conclure, et se reprit à torturer son nez innocent.
– Ce serait une péripétie, monsieur ! prononça-t-il avec emphase.
Les confidences de son maître n’étant jamais bien longues, Artimon crut en être quitte ainsi. Il jugea donc pouvoir se permettre un mouvement. Mais la voix du capitaine le cloua sur place. Il ricanait, maintenant, en récitant les mentions du prospectus :
– « Superbe steamer ». Ah ! ah ! ah ! « de 2500 tonneaux ». 2500 tonneaux, ça ?
Une voix caverneuse s’éleva à deux pas de lui :
– Des bordelaises, commandant !
Le capitaine méprisa cette interruption.
– « Et 3000 chevaux », continua-t-il. Quel damné aplomb, monsieur !
– Des poneys, commandant, 3000 petits poneys », prononça la même voix.
Cette fois, le capitaine, ayant achevé, daigna entendre. Lançant un regard irrité à l’audacieux interrupteur, il s’éloigna, tandis que son passif confident, revenu à son rôle de chien, s’incrustait dans son sillage.
Saunders, car tel était l’impertinent commentateur, tout en regardant s’éloigner le capitaine, s’abandonna à une gaieté qui, pour ne pas se traduire à la manière ordinaire, n’en devait pas moins être violente, à en juger par les secousses dont grinçaient ses articulations.
Après le premier déjeuner, le spardeck commença à s’émailler de passagers, certains se livrant aux douceurs de la promenade, d’autres assis en groupes de causeurs.
Un de ces groupes attira bientôt particulièrement l’attention de Robert. Assises loin de lui vers l’avant du spardeck, trois personnes, dont deux femmes, le composaient. Dans l’une de celles-ci, en train de lire alors le dernier numéro du Times, il reconnut la douce vision de la veille et sa voisine de cabine.
Mariée ou veuve, elle était femme à coup sûr, et paraissait âgée de vingt-deux à vingt-trois ans. D’ailleurs, il avait eu raison de la juger charmante, et le soleil se montrait aussi flatteur pour elle que les lumières.
Sa compagne était une jeune fille de dix-neuf à vingt ans, sa sœur, à en juger par une évidente ressemblance.
Quant au gentleman qui complétait le groupe, il n’inspirait pas la sympathie à première vue. Petit, maigre, moustaches tombantes, nez busqué, regard insaisissable de deux yeux fureteurs, tout de lui déplut à Robert.
– Au reste, que m’importe ! se dit-il.
Il ne put cependant en détourner aussitôt son attention. Une involontaire association d’idées lui fit, à la vue de cet antipathique personnage, évoquer le fumeur impatient qui, la veille, l’avait contraint à la retraite.
– Quelque mari jaloux, pensa Robert en haussant les épaules.
Juste à ce moment, le vent, qui depuis le matin montrait une tendance à fraîchir, souffla en subite et courte rafale. Le journal que lisait la jeune femme lui fut arraché des mains, et partit comme une flèche vers la mer. Robert s’élança à la poursuite du fugitif, eut le bonheur de le saisir au moment où il allait disparaître pour jamais, et s’empressa de le rendre à sa charmante voisine, qui le remercia par un gracieux sourire.
Robert, ce léger service rendu, se retirait discrètement, quand Thompson s’interposa. Mot inexact. C’est « précipita » qu’il faudrait dire.
– Bravo ! monsieur le Professeur, bravo ! s’écria-t-il. Mrs. Lindsay, miss Clarck, Mr. Lindsay, permettez-moi de vous présenter M. Robert Morgand, professeur à l’Université de France, qui a eu l’extrême bonté de bien vouloir consentir à remplir parmi nous le rôle ingrat d’interprète, ce qui vous prouvera une fois de plus – si toutefois cette preuve pouvait être utile ! – que l’Agence ne recule devant rien pour assurer le plaisir de ses voyageurs !
Thompson était superbe en débitant sa tirade, superbe d’audace et de conviction. Quant à Robert, il se sentait au contraire fort embarrassé de sa personne. Par son silence, il se rendait complice du mensonge. Mais, d’autre part, pourquoi faire un éclat ? Thompson le servait, après tout, malgré lui. On accorderait certainement plus d’égards au professeur, que n’en eût obtenu l’humble cicérone-interprète.
Remettant à plus tard la solution de cette question, il prit simplement congé, et s’inclina en un correct salut.
– Il est très bien, ce gentleman, dit à Thompson Mrs. Lindsay, en suivant Robert des yeux.
Thompson répondit par une mimique expressive. Il hocha emphatiquement la tête, gonfla les joues, avança les lèvres, de façon à faire bien comprendre à quel point l’interprète du Seamew était un personnage considérable.
– Je lui suis d’autant plus reconnaissante, reprit Mrs. Lindsay, d’avoir sauvé mon journal, qu’il contient un entrefilet concernant un de nos compagnons, et nous tous un peu par conséquent. Jugez plutôt, ajouta-t-elle, en lisant à voix haute :
« C’est aujourd’hui, 11 mai, qu’aura lieu le départ du Seamew, steamer affrété par l’Agence Thompson and C°, pour le voyage de circumnavigation qu’elle a organisé. Nous apprenons que Mr. E. T., du club des suicidés, est au nombre des passagers. Nous aurons donc bientôt sans doute à enregistrer quelque original fait-divers. »
– Hein ?... fit Thompson. Pardon, chère Mrs. Lindsay, voulez-vous me permettre ?...
Et, prenant le journal des mains de Mrs. Lindsay, il relut le passage avec attention.
– Voilà qui est fort ! s’écria-t-il enfin. Que vient faire ici cet original ? Mais d’abord, qui peut-il être ?
Thompson consulta rapidement la liste des passagers.
– Le seul, conclut-il, qui réponde aux initiales E. T., est un Mr. Edward Tigg, qui... Et, tenez ! précisément, le voyez-vous, accoudé aux haubans de misaine, tout seul et les yeux fixés sur la mer ? Ce ne peut être que lui. C’est lui certainement. Je ne l’avais pas remarqué. Et pourtant, a-t-il l’air assez sinistre !...
Thompson montrait en parlant un gentleman d’une quarantaine d’années, brun, les cheveux frisés, la barbe en pointe, au demeurant, fort bien de sa personne.
– Mais, interrogea miss Clarck, qu’est-ce donc que ce club des suicidés ?
– La charmante miss Clarck, en sa qualité d’Américaine, ne peut en effet connaître cela. Le club des suicidés est une institution éminemment anglaise, j’ose le dire, répondit Thompson avec un évident amour-propre. Ce club n’est composé que de gens ayant assez de l’existence. Qu’ils aient eu à subir des chagrins exceptionnels, ou qu’ils en soient venus là par simple ennui, tous ses membres sont au bord du suicide. Leurs conversations roulent sur ce sujet, et leur temps se passe à chercher des manières originales d’en finir avec la vie. Nul doute que ce Mr. Tigg ne compte sur les incidents du voyage pour se procurer une mort émouvante et rare.
– Pauvre garçon ! dirent à la fois les deux sœurs, dont les regards se portèrent sur le désespéré.
– Ah mais ! s’écria Thompson qui semblait beaucoup moins ému, on y mettra bon ordre. Un suicide ici, voilà qui serait gai, j’ose le dire ! Permettez-moi de vous quitter, Mrs. Lindsay. Je veux répandre la nouvelle, afin qu’on ait l’œil sur cet intéressant passager.
– Quel homme aimable, que ce Mr. Thompson ! dit en riant Dolly, quand l’exubérant manager se fut éloigné. Il ne peut prononcer votre nom, sans y accoler quelque épithète flatteuse. C’est la jolie miss Dolly Clarck par-ci, la délicieuse Mrs. Alice Lindsay par-là. Il ne tarit pas.
– Petite folle ! dit Alice avec une indulgente sévérité.
– Mère grondeuse ! répliqua Dolly avec un bon sourire.
Cependant, les uns après les autres, tous les touristes avaient envahi le spardeck.
Désireux de se renseigner autant que possible sur les compagnons de route que le hasard lui imposait, Robert s’était emparé d’un rocking-chair, et amusait ses yeux du spectacle, tout en consultant la liste des passagers.
Cette liste dénombrait d’abord l’état-major, l’équipage et généralement le personnel du Seamew. Dans cette nomenclature Robert put voir qu’il figurait en bonne place.
À tout seigneur tout honneur : Thompson ouvrait la marche, orné du titre pompeux d’Administrateur Général. Le capitaine Pip suivait, puis venait Mr. Bishop, premier mécanicien. Immédiatement après Mr. Bishop, on signalait la présence de M. le professeur Robert Morgand. L’Administrateur Général faisait décidément la partie belle à son cicérone-interprète.
À ces hautes autorités du bord, succédait l’état-major secondaire, puis tout le menu fretin des matelots et des serviteurs. Robert, s’il l’eût voulu, eût pu lire les noms du second : Mr. Fliship, du lieutenant : Mr. Brown, du maître d’équipage : Mr. Sky, et de leurs quinze mousses ou marins, du second mécanicien et de ses six chauffeurs, des six valets et des quatre femmes de chambre, des deux maîtres d’hôtel enfin, deux nègres du plus beau noir, l’un extra-gros, l’autre extra-maigre, et déjà surnommés par un loustic Mr. Roastbeaf et Mr. Sandweach.
Mais Robert, intéressé seulement par les passagers, dont la liste officielle portait le nombre à 63, sauta cette insipide énumération. Il se divertit donc à reconstituer les familles, et à mettre des noms sur les visages qui défilaient devant lui.
Besogne malaisée et qui eût été fertile en erreurs, si Thompson, renversant les rôles, et se constituant obligeamment le cicérone de son interprète, ne fût venu à son secours.
« Je vois ce qui vous préoccupe, dit-il en s’asseyant auprès de lui. Voulez-vous que je vous aide ? Il est bon que vous ayez quelques notions des plus notables hôtes du Seamew. Inutile de vous parler de la famille Lindsay. Je vous ai présenté ce matin. Vous connaissez Mrs. Alice Lindsay, une Américaine richissime, miss Dolly Clarck, sa sœur, et Mr. Jack Lindsay, son beau-frère.