IV
Premier contact.
Au lever du jour, toute terre avait disparu. Dans le ciel déblayé de nuages, le soleil s’épandait librement sur le cercle immense de la mer. Le temps était superbe, et, comme s’il eût partagé l’ivresse générale de la nature, le navire s’élançait allègrement, brisant, dans une lutte amicale, les courtes et rudes lames que poussait contre lui une fraîche brise de Nord-Ouest.
Quand le timonier piqua le quart de six heures, le capitaine Pip descendit de la passerelle, où il était resté toute la nuit, et remit le service au second.
« Cap à l’Ouest, monsieur Fliship, dit-il.
– Bien, capitaine, répondit le second, qui, montant à son tour sur la passerelle, commanda : Les bâbordais à laver le pont ! »
Cependant le capitaine, au lieu de rentrer directement dans sa chambre, avait entrepris le tour du navire en promenant partout son regard sûr et tranquille.
Il alla jusqu’au gaillard d’avant, et là, penché au-dessus de l’étrave, regarda le navire s’élever à la lame. Il revint vers l’arrière, et longuement examina le sillage. De l’arrière, il gagna les capots des machines, et, d’un air soucieux, écouta le grondement ferrailleur des bielles et des pistons en mouvement.
Il allait s’éloigner, quand une casquette galonnée s’éleva hors de l’orifice béant. Le premier mécanicien, M. Bishop, venait sur le pont humer les fraîches brises matinales.
Les deux officiers se serrèrent la main. Puis ils demeurèrent face à face, silencieux, tandis que le capitaine coulait un regard interrogateur vers les profondeurs où le fer travaillait à grand bruit.
Cette muette interrogation fut comprise de M. Bishop.
« Oui, commandant... en effet ! » dit-il avec un soupir.
Il ne s’expliqua pas davantage. Mais le capitaine se trouvait sans doute suffisamment renseigné, car il n’insista pas et se contenta de balancer la tête avec un visible mécontentement. Après quoi, les deux officiers reprirent de conserve l’inspection commencée par le capitaine.
Leur promenade durait encore, quand Thompson sortit à son tour, et monta sur le spardeck.
Pendant qu’il y parvenait d’un côté, Robert y arrivait de l’autre.
« Ah ! ah ! s’écria Thompson, voilà M. Morgand. Monsieur le Professeur a-t-il passé une bonne nuit ? Est-il satisfait de son excellente cabine ? Beau temps, n’est-il pas vrai, monsieur le Professeur ? »
Instinctivement, Robert avait tourné la tête, s’attendant à voir derrière lui quelque passager. Ce titre de professeur ne s’adressait évidemment pas à sa modeste personne.
Mais il n’eut pas le loisir de s’expliquer sur ce point. Thompson brusquement s’était interrompu. Prenant soudain son parti, il dégringola les escaliers et s’élança sur le pont.
Robert, en regardant autour de lui, ne put découvrir la raison de cette fuite si prompte. Sauf deux passagers qui venaient d’y monter, le spardeck était vide. Est-ce donc la vue de ces deux passagers qui avait mis Thompson en déroute ? Leur aspect n’avait rien de terrifiant, cependant. Pour original et singulier, c’était autre chose.
S’il est à la rigueur possible à des Français d’adopter une autre nationalité que la leur sans exciter outre mesure l’incrédulité de leurs compatriotes improvisés, pareil avatar est plus difficile pour un Anglais. Pour que l’on puisse s’y tromper, les fils d’Albion montrent d’ordinaire des signes trop caractéristiques de leur race, dont ils portent dans toute leur personne l’énergique signature.
L’un des deux passagers qui étaient survenus et s’avançaient maintenant vers Robert, offrait un remarquable exemple de la justesse de cette observation. Impossible d’être plus Anglais. Il aurait même été un grand Anglais, si la hauteur de la taille suffisait pour mériter ce qualificatif. Maigre, d’ailleurs, à proportion, sans doute afin de rétablir l’équilibre, et de ne pas dépasser le poids normal auquel a droit un homme bien constitué.
Ce long corps s’appuyait sur de longues jambes, terminées par de longs pieds posant bien d’aplomb sur le sol, dont ils semblaient à chaque pas prendre une exclusive possession. Où qu’il se trouve, ne faut-il pas qu’un Anglais plante, d’une manière quelconque, le drapeau de son pays ?
Par son aspect général, ce passager ressemblait beaucoup à un vieil arbre. Les nœuds eussent été figurés par des articulations rugueuses, que le moindre mouvement emplissait de grincements et de craquements comme les engrenages d’une mécanique mal graissée. Au physique, il manquait certainement de synovie, et peut-être, à en juger par l’apparence, n’avait-il pas au moral plus de lubrifiant.
On était fortement porté à l’admettre, quand, de la base, les yeux remontaient vers les hauteurs du chef. On apercevait d’abord un mince et long nez à l’extrémité acérée. De chaque côté de cette crête redoutable, deux petits charbons brûlaient à la place ordinaire des yeux, et, au-dessous, une mince coupure, que la connaissance seule des lois naturelles faisait reconnaitre pour une bouche, permettait de croire à quelque méchanceté. Enfin, une auréole d’un beau roux, commençant au sommet de la tête par des cheveux soigneusement lissés séparés par une raie merveilleusement droite, et se continuant par les pointes interminables d’une paire de favoris nuageux, servait de cadre au tableau. Raie et favoris criaient : raideur, pour peu que l’on comprît l’anglais.
Ce visage, au total, était une succession de bosses et de vallées. Dieu, qui pétrit les hommes de ses mains, avait évidemment modelé celui-là à coups de poing. Et le résultat, ce mélange de finesse, de malice, de méchanceté, de raideur, n’eût pas été heureux, si, corrigeant le tout, la lumière d’une âme égale et calme n’eût été répandue sur ces traits montueux comme un terrain d’origine volcanique.
Car ce bizarre gentleman était calme à un point inimaginable. Jamais il ne s’emportait, jamais il ne s’échauffait, jamais il n’élevait la voix, sa voix qui n’avait qu’une note, et, comme la basse persistante de certaines pages musicales, ramenait toujours dans le ton une discussion près de s’égarer.
Ce gentleman n’était pas seul sur le spardeck. Il conduisait, il remorquait plutôt une sorte de forteresse ambulante, un homme aussi grand que lui, mais, par exemple, épais et large à proportion, un colosse d’aspect puissant et débonnaire.
Les deux passagers abordèrent Robert Morgand.
« C’est à monsieur le professeur Robert Morgand que nous avons l’avantage de parler ? demanda le premier d’une voix aussi harmonieuse que s’il eût mâché des cailloux.
– Oui, monsieur, répondit machinalement Robert.
– Cicérone-interprète à bord de ce navire ?
– En effet.
– Enchanté, monsieur le professeur, affirma avec une froideur glaciale le gentleman en frisant la pointe de ses favoris d’un si beau roux. Je suis, moi, M. Saunders, passager.
Robert salua légèrement.
– Maintenant que tout est en règle, permettez-moi, monsieur le Professeur, de vous présenter M. Van Piperboom, de Rotterdam, dont la vue m’a paru singulièrement troubler votre administrateur, M. Thompson.
En entendant son nom, M. Van Piperboom dessina une gracieuse révérence.
Robert regarda son interlocuteur avec un certain étonnement. Thompson s’était sauvé en effet. Mais pourquoi aurait-il été troublé par la vue d’un de ses passagers ? Pourquoi surtout M. Saunders jugeait-il à propos de faire à l’employé dudit Thompson une si singulière réflexion ?
Saunders ne donna pas ses raisons. Sa face resta grave et froide. Seule, sa langue, pointant en dehors, eût pu, si Robert avait mieux connu ce gentleman, montrer, qu’à son estime, il en avait dit une bien bonne.
– M. Van Piperboom, poursuivit-il, ne sait absolument que le hollandais, et il se consume vainement dans la recherche d’un interprète, comme je l’ai appris par cette carte, dont il eut la sage précaution de se munir.
Et Saunders exhiba une carte de visite sur laquelle Robert put lire :
Van Piperboom
demande un interprète.
Rotterdam.
Piperboom crut sans doute devoir appuyer la demande formulée par la carte, car il énonça d’une voix flûtée qui contrastait étrangement avec ses dimensions.
– Inderdaad, mynheer, ik ken geen woord engelsch...
– M. Piperboom tombe mal, monsieur, interrompit Robert. Je ne sais pas le hollandais plus que vous.
Cependant le vaste passager continuait :
– ... ach zal ik dikwyls uw raad inwinnen op die reis.
Et il ponctua sa phrase d’un aimable salut et d’un engageant sourire.
– Comment ! vous ne savez pas le hollandais ! Ne serait-ce donc pas à vous que ceci fait allusion ? s’écria Saunders, en tirant des profondeurs de sa poche un papier qu’il présenta à Robert.
Robert prit le papier qui lui était offert. Sur cette feuille, programme du voyage entrepris, les indications de l’affiche étaient d’abord reproduites, et, au bas de la première page, la mention relative à l’interprète figurait toujours, ainsi modifiée :
« Un professeur de l’Université de France, parlant toutes les langues, a bien voulu consentir à se mettre au service de MM. les passagers en qualité de cicérone-interprète. »
Robert, ayant lu, releva les yeux sur Saunders, les reporta sur le papier, puis les releva encore et les promena autour de lui, comme s’il eût espéré trouver sur le pont l’explication d’un fait qui échappait à sa compréhension. Alors, il aperçut Thompson penché sur le capot de la machine, et, semblait-il, absorbé dans la contemplation des bielles et des pistons.
Abandonnant Saunders et Piperboom, Robert courut à lui, et, un peu vivement peut-être, lui tendit le malencontreux programme.
Mais Thompson s’attendait à ce coup. Thompson, toujours, était prêt à tout.
Sous le bras levé de Robert, son bras se glissa, amical, et, d’un effort sans brusquerie, il entraîna l’interprète mécontent. On eût juré deux camarades devisant paisiblement de la pluie et du beau temps.
Cependant Robert n’était pas homme à se payer de cette monnaie.
« Pourriez-vous m’expliquer, monsieur, les affirmations de votre programme ? s’écria-t-il brutalement. Vous ai-je jamais dit que je parlais toutes les langues ?
Thompson souriait, agréable.
– Ta ! ta ! ta ! fit-il doucement, ce sont les affaires, cher monsieur.
– Elles ne sauraient excuser un mensonge, répliqua Robert sèchement.
Thompson eut un dédaigneux mouvement d’épaules. Ah bien ! il n’en était pas à un mensonge près, quand il s’agissait de réclame !
– Voyons ! voyons ! cher monsieur, reprit-il d’un ton insinuant, de quoi vous plaignez-vous ? Elle est exacte, après tout, cette mention, j’ose le dire. N’êtes-vous pas Français ? N’êtes-vous pas professeur ? N’avez-vous pas fait vos études à l’Université de France, et n’est-ce pas d’elle que vous tenez vos diplômes ?
Thompson savourait la force de ses déductions. Il s’écoutait, s’appréciait. Il se persuadait lui-même.
Robert n’était pas d’humeur à entreprendre une discussion bien inutile.
– Oui, oui, vous avez raison, se contenta-t-il de répondre ironiquement. Et je sais aussi toutes les langues. C’est entendu.
– Eh bien ? quoi, toutes les langues ? se récria Thompson. Toutes les langues « utiles », entendez-vous bien ? Le mot « utiles » a été oublié, positivement. Voilà une grande affaire, j’ose le dire ! »
Robert désigna du geste Piperboom, assistant de loin à cette scène, en compagnie de Saunders. Cet argument était sans réplique.
Thompson, probablement, ne le jugea pas ainsi, car il se borna à claquer les doigts d’un air détaché. Puis ses lèvres plissées laissèrent échapper un « Pfuut ! » insouciant, et, finalement, pirouettant sur ses talons avec désinvolture, il planta là son interlocuteur.
Robert eût peut-être poussé l’explication plus avant, mais un incident vint changer le cours de ses idées. Un passager sortait à ce moment du couloir des cabines et se dirigeait vers lui.
Blond, de taille élancée, d’une élégance discrète et soignée, ce passager portait en lui un je ne sais quoi de « pas Anglais » auquel Robert ne pouvait se méprendre. Aussi fut-ce avec plaisir, mais sans surprise, qu’il s’entendit interpeller dans sa langue maternelle.
– Monsieur le Professeur, dit le nouveau venu avec une sorte de bonne humeur communicative, on vous a indiqué à moi comme étant l’interprète du bord.
– En effet, monsieur.
– Et, comme j’aurai certainement besoin de votre secours, lorsque nous serons dans les possessions espagnoles, je viens, en qualité de compatriote, me mettre sous votre protection spéciale. Permettez-moi donc de me présenter : M. Roger de Sorgues, lieutenant au 4e Chasseurs, en congé de convalescence.