Chapitre VI-2

2026 Words
En ce moment, Gurth parut sur l’autre bord du fossé avec les mules. Les voyageurs le traversèrent sur un pont-levis de la largeur de deux planches seulement, qui le mettait en rapport avec la poterne et un petit guichet pratiqué dans la palissade extérieure, donnant sur la forêt. Dès qu’ils se furent approchés des mules, le juif, les mains frémissantes, assura derrière la selle un petit sac de drap gommé qu’il sortit de dessous son manteau, et qui contenait, d’après lui, des habits de rechange, rien que des habits de rechange. Alors, enfourchant la bête avec plus de prestesse qu’on n’aurait dû en attendre de son âge, il s’empressa de disposer les pans de sa houppelande de manière à cacher complètement le paquet qu’il venait de placer en croupe. Le pèlerin monta à cheval avec plus de lenteur, et tendit en partant sa main à Gurth, qui la baisa avec toute la vénération possible. Puis le porcher suivit des yeux les voyageurs jusqu’à ce qu’ils eussent disparu sous les arbres de la forêt ; enfin il fut tiré de sa rêverie par la voix de Wamba. – Sais-tu, mon bon ami Gurth, dit le bouffon, que tu es singulièrement poli et bien plus pieux qu’à l’ordinaire, par cette belle matinée d’été ? Je voudrais être un pèlerin à pieds nus pour profiter de ton zèle et de ta courtoisie peu communs. Certainement, j’en tirerais autre chose qu’un b****r sur la main, moi. – Tu n’es pas fou cette fois, Wamba, répondit Gurth, bien que tu aies raison d’après les apparences ; mais le plus sage parmi nous ne peut faire davantage. Mais il est temps de veiller à mes porcs. En disant ces mots, il se dirigea vers la maison, suivi du bouffon. Sur ces entrefaites, les voyageurs poursuivaient leur route avec une rapidité que conseillaient les craintes extrêmes du juif ; car on voit rarement des personnes de son âge aimer les allures vives. Le pèlerin, à qui tous les sentiers et toutes les issues du bois paraissaient familiers, prit le devant en suivant les chemins les plus détournés ; ce qui fit naître de nouveau dans l’esprit de l’israélite l’idée qu’on allait le trahir et le livrer à ses ennemis. Ses doutes, à la vérité, étaient excusables ; car, à l’exception peut-être des poissons volants, il n’existait pas de race, ni sur la terre, ni dans l’air, ni dans l’eau, qui fût l’objet d’une persécution aussi incessante, aussi générale et aussi implacable que celle qui poursuivait les juifs de cette époque. Sous les prétextes les plus futiles et les plus déraisonnables, ainsi que sur les accusations les plus absurdes et les plus vaines, leurs personnes et leurs biens étaient abandonnés à tous les caprices de la fureur populaire ; car les Normands, les Saxons, les Danois et les Bretons, si hostiles qu’ils fussent les uns aux autres, rivalisaient de férocité envers une nation que chacun se faisait un devoir de haïr, de vilipender, de mépriser, de piller et de persécuter. Les rois de la race normande, et les seigneurs indépendants qui les imitaient dans tous leurs actes de tyrannie, maintenaient contre cette nation sacrifiée une persécution permanente et intéressée. On raconte une histoire très connue du roi Jean, qui emprisonna un juif opulent dans un des châteaux royaux et lui fit arracher chaque jour une dent, jusqu’à ce que la mâchoire du malheureux israélite fût à moitié dégarnie, et qu’il se résignât à payer une forte somme, que ce tyran s’était proposé de lui extorquer. Le peu d’argent comptant qu’il y eût dans le pays se trouvait principalement entre les mains de cette race persécutée, et le peuple n’hésita pas à suivre l’exemple de son souverain pour le lui arracher par tous les moyens d’oppression et de coercition. Cependant le courage passif, qu’inspire l’amour du lucre, engagea les juifs à braver tous les maux qu’on leur infligeait, à cause des bénéfices immenses qu’ils étaient à même de réaliser dans un pays naturellement aussi riche que l’Angleterre. Malgré tous les genres de découragement, et même en dépit de la cour spéciale des contributions déjà mentionnées qu’on appelait l’échiquier des juifs, et qui avait été établie dans l’intention expresse de les dépouiller et de les mettre à la gêne, les juifs multipliaient et entassaient des sommes énormes qu’ils transféraient de main en main au moyen de lettres de change, invention dont le commerce, dit-on, leur est redevable, et qui leur fournissait la faculté de faire circuler leurs richesses de pays en pays, afin que, lorsque le despotisme les menaçait dans une contrée, le trésor se trouvât à l’abri dans une autre. L’avarice et l’opiniâtreté des juifs étant ainsi opposées en quelque sorte au fanatisme et à la tyrannie de ceux sous lesquels ils vivaient, semblaient croître en proportion de la persécution dont ils étaient l’objet ; et les richesses immenses qu’ils amassaient ordinairement dans le commerce, bien que souvent exposées au danger, furent, en d’autres occasions, employées pour étendre leur influence et pour leur procurer une sorte de protection. Telles étaient les conditions sous lesquelles vivaient les juifs, et leur caractère ainsi violenté les avait rendus vigilants, soupçonneux et timides, aussi bien qu’opiniâtres, peu complaisants et habiles à éviter les dangers auxquels ils étaient exposés. Après que nos voyageurs eurent parcouru rapidement plusieurs sentiers détournés, le pèlerin rompit enfin le silence. – Ce grand chêne mort, dit-il, indique les dernières limites des domaines de Front-de-Bœuf. Depuis longtemps, nous avons quitté ceux de Malvoisin. Vous n’avez plus rien à craindre de leurs poursuites. – Que les roues de leurs chariots soient enlevées, dit le juif, comme celles du pharaon, afin qu’ils avancent lentement ! Mais ne me quittez pas, bon pèlerin ! Songez seulement à ce féroce et sauvage templier, avec ses esclaves sarrasins, qui ne respecteraient ni territoire, ni manoir, ni domaine seigneurial. – Notre route commune, dit le pèlerin, devrait finir ici : car il ne convient pas aux personnes de mon caractère et du tien de voyager ensemble plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Ensuite, quel secours pourrais-tu attendre de moi, paisible pèlerin, contre des païens armés ? – Ô brave jeune homme ! dit le juif, tu peux me défendre, et je sais que tu en as la volonté. Tout pauvre que je suis, je te récompenserai, non pas avec de l’argent, car, pour de l’argent, j’en prends notre père Abraham à témoin ! je n’en ai pas. – Argent et récompense ! interrompit le pèlerin, je t’ai déjà dit que je ne t’en demandais pas. Je peux te servir de guide ; il se peut même que je puisse en quelque sorte te défendre ; car défendre un juif contre un Sarrasin ne peut être considéré comme indigne d’un chrétien. C’est pourquoi, juif, je veux te voir à l’abri sous la protection d’une escorte convenable. Nous ne sommes plus maintenant très éloignés de la ville de Sheffield, où tu pourras facilement trouver bon nombre de tes frères, parmi lesquels tu n’auras qu’à te réfugier. – Que la bénédiction de Jacob descende sur toi, brave jeune homme !… dit le juif. À Sheffield, je puis loger chez mon parent Zareth, et trouver le moyen de continuer mon voyage sans péril. – Soit ! dit le pèlerin, nous nous séparerons à Sheffield, et une course d’une demi-heure nous mènera en vue de cette ville. La demi-heure se passa dans un silence complet de part et d’autre, le pèlerin dédaignant peut-être d’adresser la parole au juif, hormis dans les cas d’absolue nécessité, et le juif ne présumant pas devoir forcer à la conversation une personne au caractère de laquelle le voyage au saint sépulcre prêtait une sorte de sainteté. Ils s’arrêtèrent sur le sommet d’une petite colline, et le pèlerin, montrant au juif la ville de Sheffield, qui s’étendait sous leurs pieds, lui dit ces mots : – Ici donc, nous nous séparons. – Pas avant que vous ayez reçu les remerciements du pauvre juif, dit Isaac ; car je n’ose vous prier de m’accompagner chez mon parent Zareth, qui pourrait me fournir quelque moyen de reconnaître vos bons offices. – Je t’ai déjà dit, répondit le pèlerin, que je ne désirais pas de récompense. Cependant, si, parmi la longue liste de tes débiteurs, tu veux, par amour pour moi, épargner les fers et le donjon à quelque malheureux chrétien qui soit entre tes griffes, je regarderai le service que je t’ai rendu ce matin comme amplement payé. – Attendez, attendez, dit le juif en saisissant le manteau du pèlerin, je voudrais faire plus que cela, je voudrais faire quelque chose pour vous. Dieu sait que le juif est pauvre ; oui, Isaac est un mendiant parmi ses frères. Mais pardonnez-moi si je devine ce qui vous fait faute en ce moment. – Si tu devines juste, dit le pèlerin, c’est une chose que tu ne saurais me fournir, quand même tu serais aussi riche que tu te dis pauvre. – Que je me dis ! répéta le juif. Oh ! croyez-moi, je ne dis que la vérité ; je suis un homme dépouillé, chargé de dettes, misérable. Des mains implacables m’ont arraché mes biens, mon argent, mes vaisseaux et tout ce que je possédais ! Cependant je peux vous dire ce qui vous manque, et peut-être vous le procurer. Vous désirez un cheval et une armure. Le pèlerin tressaillit, et, se tournant brusquement vers le juif : – Quel démon t’a suggéré cette pensée ? dit-il vivement. – N’importe ! dit le juif en souriant, pourvu qu’elle soit vraie ; et, de même que je devine ce qui te manque, je puis te le faire avoir. – Réfléchis, dit le pèlerin, à mon caractère, à mon habit, à mon vœu. – Je vous connais, vous autres chrétiens, répondit le juif ; les plus nobles d’entre vous prennent le bâton et la sandale pour accomplir leurs pénitences superstitieuses et visiter à pied les tombeaux des morts. – Ne blasphème pas, juif ! dit le pèlerin d’un ton fier. – Pardonnez-moi, reprit Isaac, j’ai parlé avec précipitation. Toutefois, il vous est échappé cette nuit et ce matin quelques paroles qui, pareilles aux étincelles qui jaillissent du briquet, ont trahi le métal ; et sous cette robe de pèlerin se cachent la chaîne et les éperons d’or du chevalier. Ils se sont révélés ce matin quand vous vous penchâtes sur mon lit. Le pèlerin ne put s’empêcher de sourire. – Si tes vêtements étaient fouillés, Isaac, par un œil aussi curieux, ajouta-t-il, que n’y découvrirait-on pas ? – Ne parlons pas de cela, dit le juif en pâlissant et tirant à la hâte une écritoire de sa ceinture. Puis, comme pour mettre un terme à la conversation, il commença à écrire quelques mots sur un morceau de papier soutenu par son bonnet jaune et sans descendre de sa mule. Quand il eut fini, il donna le papier, sur lequel il avait tracé des caractères hébraïques, au pèlerin, en lui disant : – Dans la ville de Leicester, tous les hommes connaissent le juif opulent Kirgath Jaïram, de Lombardie. Donne-lui cet écrit ; il a à vendre six armures de Milan, dont la moindre conviendrait à une tête couronnée ; dix bons coursiers, dont le moins bon est digne d’un roi combattant pour son trône… Il te laissera choisir parmi ses armures et ses chevaux, et te donnera tout ce qu’il faut pour t’équiper pour ce tournoi. Quand le tournoi aura eu lieu, tu les lui remettras en bon état, à moins que tu n’aies de quoi en payer le prix au marchand. – Mais, Isaac, dit le pèlerin en souriant, ne sais-tu pas que, dans ces jeux, les armes et le coursier du chevalier désarçonné sont alloués au vainqueur ? Je puis être malheureux, et perdre ainsi ce que je ne saurais ni rendre ni payer. Le juif parut un peu stupéfait de cette hypothèse ; mais, rassemblant son courage, il reprit à la hâte : – Non, non, non ! c’est impossible ! je ne veux pas le croire. La bénédiction de notre père Abraham sera sur toi ; ta lance sera aussi puissante que la baguette de Moïse. – Isaac, dit le pèlerin, tu ne connais pas tout le risque que tu cours. On peut tuer le cheval ; l’armure peut être endommagée, car je ne veux épargner ni cheval ni homme ; puis les hommes de ta tribu ne donnent rien pour rien : il faudra payer quelque chose pour l’emprunt des harnais et du cheval. Le juif se tordit sur sa selle, comme un homme pris d’un accès de colique ; mais ses bons sentiments l’emportèrent sur ceux qui lui étaient familiers. – Cela m’est égal, dit-il, laisse-moi partir ; s’il t’arrive dommage, cela ne te coûtera rien ; s’il y a quelque chose à payer pour cela, Kirgath Jaïram t’excusera par amour pour son parent Isaac. Adieu ! Cependant, écoute, brave jeune homme, s’écria-t-il en se retournant : ne te risque pas trop dans ce fou pêle-mêle. Je ne songe ni au coursier, ni à la cotte de mailles, mais à ta propre vie et à tes membres. – Grand merci de ton avis ! dit le pèlerin en souriant ; je profiterai de ta courtoisie, et j’aurai bien du malheur si je ne te fais pas compensation. Ils se séparèrent et prirent chacun une route différente pour entrer dans la ville de Sheffield.
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