– Tu as raison, dit Gurth, il serait mal qu’Aymer vît Mme Rowena, et il serait encore pis pour Cédric de disputer avec ce moine-soldat, ce qui ne manquerait pas d’arriver ; mais, comme de bons domestiques, c’est à nous d’entendre, de voir et de ne rien dire.
Revenons aux cavaliers, qui ont eu bientôt laissé loin derrière eux les serfs, et qui continuent la conversation suivante dans cette langue franco-normande qu’employaient généralement les classes supérieures, à l’exception du petit nombre qui se vantait encore de son origine saxonne.
– Que signifie la capricieuse insolence de ces misérables, demanda le templier au moine de Cîteaux, et pourquoi m’avez-vous empêché de les châtier ?
– Ma foi, frère Brian, répliqua le prieur, quant à l’un d’entre eux, il serait difficile de donner une raison : un fou parle selon sa folie ; quant à l’autre manant, il est de cette race sauvage, féroce et intraitable dont quelques-uns, comme je vous l’ai dit souvent, se rencontrent encore parmi les Saxons vaincus, et dont le plaisir suprême est de montrer leur haine contre leurs conquérants par tous les moyens possibles.
– Je lui eusse bientôt rendu la courtoisie à force de coups, gronda Brian : j’ai l’habitude d’avoir affaire à ces sortes de gens ; nos prisonniers turcs sont aussi féroces et intraitables qu’Odin lui-même aurait pu l’être, et cependant deux mois passés dans ma maison sous la direction de mon maître des esclaves les ont rendus humbles, soumis, serviables et obéissants. Croyez-moi, mon révérend, il faut vous mettre en garde contre le poison et le poignard, car ils se servent librement de l’un et de l’autre pour peu que vous leur en fournissiez la moindre occasion.
– Oui, répondit le prieur Aymer ; mais chaque pays a ses us et coutumes ; et, outre que battre ce drôle ne nous eût procuré aucune information sur notre route, c’était le seul moyen d’engager une querelle entre vous et lui. Si nous avions trouvé notre route par ce moyen, rappelez-vous ce que je vous ai dit : ce riche franklin est fier, impétueux, jaloux et irritable, adversaire de la noblesse et même de ses voisins, Philippe Malvoisin et Réginald Front-de-Bœuf, qui ne sont pas des enfants à combattre ; il soutient si fièrement les privilèges de sa race, et il est si orgueilleux de sa descendance non interrompue d’Hereward, champion renommé de l’heptarchie, qu’on l’appelle universellement Cédric le Saxon. Il se vante d’appartenir à un peuple que beaucoup d’autres renient pour ancêtres, de peur de rencontrer une portion de vae victis, c’est-à-dire des sévérités imposées aux vaincus.
– Prieur Aymer, dit le templier, vous êtes un homme galant, docte dans l’étude de la beauté, et aussi expert qu’un ménestrel dans toutes les affaires qui concernent les arrêts d’amour ; mais il me faudra trouver beaucoup de perfections dans cette célèbre Rowena, pour servir de contrepoids à l’abstinence et à la retenue que je dois observer, s’il me faut courtiser la faveur d’un manant aussi séditieux que son père Cédric.
– Cédric n’est point son père, répliqua le prieur ; elle est issue d’un sang plus noble que celui dont il se vante de sortir, et lady Rowena n’est liée avec lui que par le hasard d’une parenté éloignée ; toutefois, il est son gardien, de son propre choix, je pense ; mais la pupille lui est aussi chère que si elle était son propre enfant ; au reste, vous jugerez vous-même bientôt de sa beauté, et, si la pureté de son teint et l’expression majestueuse mais douce de son œil bleu ne chasse pas de votre souvenir les filles de Palestine et leurs noirs cheveux tressés, ainsi que les houris du paradis du vieux Mahomet, je suis un infidèle et non un vrai fils de l’Église.
– Si votre belle tant vantée, dit le templier, est mise dans la balance et ne fait point pencher le plateau, vous savez notre gageure ?
– Mon collier d’or, répondit le prieur, contre dix barils de vin de Chypre ; et ils sont à moi aussi sûr que s’ils étaient déjà dans les caves du couvent et sous les clefs du vieux Denis, le cellérier.
– Et c’est à moi d’être juge, dit le templier, et je ne dois perdre que sur mon propre aveu de n’avoir vu de fille si belle depuis l’avant-dernière Pentecôte ; n’est-ce point ainsi que le pari a été posé ? Prieur, c’est votre collier qui est en danger, et je veux le porter sur mon gorgerin dans la lice d’Ashby-de-la-Zouche.
– Gagnez-le d’abord et portez-le ensuite comme vous l’entendrez, je m’en rapporterai à votre loyale réponse et à votre parole de chevalier et d’homme d’Église. Cependant, mon frère, suivez, croyez-moi, mon avis, et affilez votre langue à plus de courtoisie que votre habitude de dominer les prisonniers infidèles et les esclaves orientaux ne vous en a imposé jusqu’aujourd’hui. Cédric le Saxon, si vous l’offensez, et celui-là est prompt à saisir l’insulte, est un homme qui, sans respect pour votre chevalerie, pour ma haute charge ou pour la sainteté de tous deux, débarrasserait sa maison de nous et nous enverrait loger avec les alouettes, fût-ce même à l’heure de minuit ; et surtout veillez sur la manière dont vous regarderez Rowena, qu’il entoure des attentions les plus jalouses ; s’il se sent alarmé le moins du monde de ce côté-là, nous sommes perdus. On dit qu’il a banni son fils unique de la maison paternelle pour avoir levé les yeux un peu trop tendrement sur cette beauté, qu’il n’est permis, à ce qu’il paraît, d’adorer que de loin, et dont on ne doit pas approcher avec d’autres pensées que celles que l’on porte à l’autel de la Sainte Vierge.
– C’est bien, dit le templier, en voilà assez ; je veux bien pour une nuit m’imposer cette contrainte que vous prétendez nécessaire, et me comporter aussi humblement qu’une jeune fille ; mais, quant au danger qu’il nous chasse, moi et mes écuyers, appuyés de Hamed et d’Abdallah, nous vous garantirons contre cette disgrâce ; n’en doutez donc pas, nous serons assez forts pour nous maintenir dans nos quartiers.
– Il ne faudrait pas qu’il en vînt à ce point-là, répondit le prieur. Mais voici la croix aux trois quarts enterrée du manant, et il fait si obscur ce soir, qu’à peine si nous pouvons distinguer celle des routes que nous avons à suivre. Il nous a dit, je crois, de prendre à gauche.
– Non, à droite, dit Brian, si je m’en souviens bien.
– À gauche, certainement à gauche ; je me rappelle qu’il a indiqué la direction avec son épée de bois.
– Oui ; mais il tenait cette épée de la main gauche, et de cette sorte il a indiqué le chemin par-dessus son épaule.
Chacun soutint son avis avec une égale opiniâtreté. Ainsi qu’il arrive en pareil cas, on fit appel aux serviteurs ; mais ils ne s’étaient pas trouvés assez rapprochés de Wamba pour entendre la direction indiquée par lui. À la fin, Brian remarqua une chose qui d’abord ne l’avait point frappé dans le crépuscule.
– Voici un homme endormi ou mort au pied de cette croix. Hugo, remue-le avec le bout de ta lance.
Cela ne fut pas plutôt fait, que la forme humaine se leva en s’écriant en bon français :
– Qui que tu sois, il n’est pas courtois de ta part de me déranger de mes pensées.
– Nous voulions seulement te demander, dit le prieur, le chemin de Rotherwood, demeure de Cédric le Saxon.
– J’y vais moi-même, répliqua l’étranger, et, si j’avais un cheval, je vous servirais de guide ; car le chemin est difficile, bien que je le connaisse parfaitement.
– Tu auras et des remerciements et une récompense, mon ami, dit le prieur, si tu veux nous mener sûrement jusque chez Cédric.
Là-dessus, il ordonna à l’un de ses serviteurs de monter son cheval de main et de donner celui qu’il avait monté jusque-là à l’étranger qui devait lui servir de guide.
Leur conducteur suivit une route diamétralement opposée à celle que Wamba leur avait recommandé de prendre dans l’intention de les tromper. Ce sentier les conduisit bientôt plus avant dans la forêt ; il traversait plus d’un ruisseau dont l’approche était rendue périlleuse par les marais à travers lesquels il coulait ; mais l’étranger paraissait instinctivement connaître la terre la plus ferme et les endroits les plus sûrs ; à force de précautions et de soins, il mena la petite troupe dans une avenue plus large qu’aucune de celles qu’ils eussent encore vues, et, montrant un grand bâtiment d’une forme basse et irrégulière qui apparaissait à l’autre extrémité, il dit au prieur :
– C’est là-bas Rotherwood, la demeure de Cédric le Saxon.
Cette communication rendit la gaieté au prieur, qui avait les nerfs délicats, et qui avait éprouvé tant de transes et d’agitation en passant à travers ces marais et ces fondrières, qu’il n’avait pas encore eu la curiosité de faire une seule question à son guide.
Mais maintenant, se sentant à son aise et se voyant sûr d’un abri, sa curiosité commença de se réveiller, et il demanda au guide qui il était.
– Je suis un pèlerin qui revient à l’instant de la Terre sainte, répondit-il.
– Vous eussiez mieux fait d’y rester pour combattre en l’honneur du rétablissement du saint sépulcre, dit le templier.
– C’est vrai, révérend chevalier, répondit le pèlerin, à qui l’aspect du templier paraissait parfaitement connu ; mais, lorsque ceux-là qui ont juré de rétablir la ville sainte sont rencontrés voyageant si loin du théâtre de leur devoir, comment vous étonner qu’un simple paysan comme moi renonce à la tâche qu’ils ont abandonnée ?
Le templier allait faire une réponse en harmonie avec son caractère irascible ; mais il fut interrompu par le prieur, qui exprima de nouveau son étonnement qu’après une si longue absence leur guide connût si parfaitement toutes les passes de la forêt.
– Je suis né dans ces alentours, répondit le guide. Et, comme il faisait cette réponse, on se trouva en face de la maison de Cédric, que nous avons déjà dit se présenter sous l’aspect d’un bâtiment bas et irrégulier contenant plusieurs cours et enclos occupant un espace considérable de terrain, lequel bâtiment, bien que sa grandeur indiquât que son propriétaire était une personne riche, différait entièrement de ces hauts châteaux à tourelles dans lesquels résidait la noblesse normande et qui étaient devenus le style universel d’architecture dans toute l’Angleterre.
Cependant Rotherwood n’était pas sans défense ; à cette époque de trouble, aucune habitation n’aurait pu l’être sans encourir le danger d’être pillée et brûlée avant le lendemain matin ; un profond fossé rempli d’eau empruntée à un courant voisin entourait tout l’édifice ; une double palissade composée de poutres pointues fournies par la forêt voisine servait de défense au bord extérieur et intérieur de la tranchée. Du côté de l’occident, il y avait une entrée à travers la palissade, laquelle communiquait dans les défenses intérieures par un pont-levis et avec une entrée semblable.
On avait pris quelques précautions pour mettre ces entrées sous la protection des angles saillants, au moyen desquels on pouvait, en cas de besoin, les flanquer d’archers et de frondeurs.
Devant cette entrée, le templier fit sonner vigoureusement son cor ; car la pluie, qui depuis longtemps menaçait, commençait à tomber maintenant avec une violence extrême.