IV
La réclame de l’Informé était une des plus coûteuses de Paris, car l’Informé passait pour un journal indépendant et bien renseigné, ainsi que son titre l’indiquait explicitement. Les spéculateurs, les boursiers, les « hommes d’affaires » de toute catégorie, gens sérieux et qui n’aiment pas les blagues, composaient sa clientèle assidue et nombreuse. Il affectait de mépriser la politique et de n’avoir pas d’opinion. Cela faisait partie de son programme, de ce fameux programme qui avait presque déterminé une révolution dans le journalisme parisien : « L’Informé n’aura pas d’opinions, il n’aura que des nouvelles. » Et les nouvelles qu’il recevait, il les donnait avec ostentation, en gros caractères. Personne n’en doutait. « L’Informé n’a pas d’opinion politique. Dans quel intérêt lancerait-il de fausses nouvelles ? » Si, par hasard, il en lançait une, il ne la rectifiait jamais et il n’en faut souvent pas davantage pour qu’une fausse nouvelle devienne exacte.
Borck, l’homme aux bretelles, tenait, par-dessus tout, à la publicité de l’Informé. Extrêmement chère, cette publicité ; mais, pour imposer son corset il ne reculait devant aucun sacrifice… N’était-ce pas l’Informé qui avait fait, l’an dernier, la vogue fabuleuse des Pastilles antinévralgiques, dont la propriété constituait aujourd’hui une fortune ?
– Arrangez-vous d’abord avec lui, avait dit Borck à Farjolle. Nous nous occuperons des autres journaux ensuite. Je veux des articles et de grandes réclames à la quatrième page. Vous connaissez Verugna, le directeur ?
– Certes, répondit Farjolle. Et je le connais encore mieux que Velard, attendu qu’à mes débuts, j’ai été rédacteur à son journal.
Il avait autrefois, en effet, rédigé des accidents de voiture dans l’Informé et collaboré à un incendie important. Néanmoins, il pria Paul Velard de le représenter à Verugna, qui ne se souvenait peut-être plus de lui. Ils se rendirent, à six heures du soir, la seule heure où l’on trouvait le directeur, à l’hôtel de l’Informé. Ils s’assirent dans l’antichambre et Velard tendit sa carte au garçon.
– Monsieur le directeur n’est pas encore arrivé.
À ce moment, le secrétaire de Verugna traversa l’antichambre et aperçut Velard.
– Bonsoir, vous. Vous attendez Verugna ?
Et, à l’oreille, il lui dit :
– Ne restez pas ici au milieu de tous ces gens-là, montez à la rédaction. Le patron est en retard ; il a fait la noce toute la nuit.
– Ah bah !
– Je l’ai vu, à midi, couché. Il avait une sale mine et il m’a dit qu’il dormirait jusqu’au dîner. Il mène depuis quelques jours une existence idiote avec cette femme !
– Une nouvelle ?
– Une espèce de fille, pas mal d’ailleurs, qu’il a ramassée dans un bal de Montmartre. Toujours un peu crapules, ses goûts, vous savez… Il dépense beaucoup d’argent pour elle.
Il n’y avait pas de meilleure expression pour caractériser les goûts de Verugna : ils étaient « crapule ». Il aimait les filles dégingandées, tapageuses et grossières.
Personnellement, il avait l’air très distingué ; petit, brun, l’œil ironique, des dents superbes, élégant de costume. C’était une surprise de l’entendre, dès qu’il ouvrait la bouche, proférer des paroles d’une malpropreté extraordinaire, des jurons et des imprécations de barrière. Il n’allait pas dans la bonne société, à cause de cela.
Il parlait d’une voix douce, d’un timbre agréable, et ses gestes étaient gracieux.
Il ne se contentait pas de dire des saletés, à tout propos, entre deux phrases sérieuses ; il en faisait. On citait de lui des actions dégoûtantes, qui écœuraient tout le monde autour de lui, mais le réjouissaient énormément. Et quand il riait de ces choses, son rire était enfantin et communicatif.
Il changeait souvent de maîtresses et ne s’attachait pas à elles. Cependant il fut amoureux plusieurs fois : l’amour se devinait chez lui à la façon particulièrement ordurière dont il s’exprimait devant sa maîtresse. Il faillit même avoir une passion pour une danseuse d’un établissement public, jolie fille, maigre et pâle, qui se grisait chaque soir. Il la lâcha parce qu’elle devint tellement malade de la poitrine qu’elle ne pouvait plus boire. Mais il se conduisit bien avec elle, lui paya une chambre séparée de la salle commune à l’hôpital et assista à ses obsèques, dont il fit les frais.
Il était très riche. Son père était mort, en France, quand il avait seize ans. Il en profita pour ne pas terminer son éducation et s’amuser uniquement. Sa mère lui donna de l’argent sans récriminer.
À trente ans, il s’ennuyait dans la vie, autant que possible. Tous ses camarades de fête lui avaient emprunté de l’argent, aucun ne le lui avait rendu, et cela lui suffit pour mépriser l’humanité. Il se mit à être impertinent et volontaire ; il ne put plus fréquenter que des êtres inférieurs à lui par la fortune et qui l’approuvaient pour ne pas se fâcher avec un homme si riche.
Il avait une extrême pénétration des gens qui l’entouraient et on ne le « roulait » plus que difficilement. Il s’en vantait volontiers, et s’il secourait un camarade dans la misère, il lui faisait cyniquement comprendre qu’il n’attendait de lui aucune reconnaissance. Il entreprenait des affaires pour s’occuper, pour brutaliser des hommes, manier des intérêts, montrer la force et la grandeur de sa fortune.
Il aimait assez Brasier, dont le cynisme excitait le sien. Ils se tutoyaient et, dans des soupers intimes, faisaient assauts d’injures et de gros mots.
Ce fut Brasier qui lui suggéra l’idée de fonder un journal :
– Voilà l’occupation qu’il te faut, car si tu continues, tu finiras par être complètement abruti et tu me répugneras trop pour que je continue à te fréquenter. Le principal élément du succès, c’est l’argent, et tu en as cent fois plus que ne mériterait un voyou de ton espèce.
Cette idée l’emballa. Oui, fonder un journal, remuer des capitaux, avoir de l’influence, dominer des employés de toute sorte, voilà ce qui lui convenait…
– Tu pourras être grossier et impertinent à ton aise… tu auras un prétexte, au moins, tu seras quelque chose.
Sa première conception fut simplement de créer un journal d’affaires ; peu à peu il l’élargit, voulut un journal complet, plein d’informations, jetées pêle-mêle ; – pas de littérature ; trop difficiles à manier les littérateurs, trop exigeants, trop susceptibles, – le vrai journal nécessaire à des gens pressés, indifférents, pratiques. L’Informé parut, précédé par une réclame gigantesque, et son succès fut énorme, tout de suite.
Verugna ne tarda pas à être un personnage considérable. Sa mère avait eu l’ingénieuse idée de le faire naturaliser Français à vingt et un ans. Il était né au Brésil, comme Verugna le père.
La pauvre femme parlait peu de son époux. Les rares occasions où elle prononçait son nom, c’était pour dire : « Nous étions alors à Rio-de-Janeiro, à la Plata, à San-Francisco, aux Indes. » Évidemment toute leur existence s’était écoulée très loin. Son mari avait dû la trimballer dans les cinq parties du monde, et aujourd’hui, grasse, fatiguée, indolente, elle n’aspirait qu’à se reposer sur des chaises longues, sans songer à rien. Le fait certain est que le père Verugna avait réalisé une fortune immense. Quelles en étaient les origines ? Il ne restait pas de témoin pour les raconter. Les uns parlaient de mines d’argent, d’autres de bénéfices fantastiques dans des commerces inavouables, d’autres de jeu.
Brasier, suivant sa coutume, prétendait que la fortune de Verugna était le résultat de formidables canailleries, de ces canailleries dont les canailleries parisiennes ne sauraient même donner une idée approximative. « Des crimes inouïs dans des déserts… Ça se rencontre tous les jours, là-bas… C’est très naturel, on ne le remarque pas. Ni justice, ni responsabilités, un pays de sauvages. »
Cette opinion ne l’empêchait pas d’être fort lié avec Verugna, et ils ressentaient l’un pour l’autre une réelle sympathie.
Brasier lui faisait parfois des plaisanteries de mauvais goût. Ils avaient joué une nuit au baccarat et Verugna lui avait gagné une somme assez ronde. Depuis lors, Brasier refusa de jouer avec lui, et quand Verugna proposait une partie :
– Ah ! non, par exemple, tu es trop heureux au jeu. Je ne dis pas que tu te triches, mais tu as dû avoir un ancêtre qui trichait… Tu triches par atavisme… Tu n’y es pour rien, toi, tu es honnête, c’est l’ancêtre qui est coupable.
Verugna adorait ces façons-là.
Tous les mois, Brasier rendait visite à la mère qui occupait, dans l’avenue des Champs-Élysées, un somptueux appartement avec quatre salons en enfilade où elle ne recevait jamais personne. Il l’aimait beaucoup, elle aussi. « Avoir eu un mari et un fils comme ceux-là, ce n’était pas d’une femme ordinaire, certainement. » Elle était atteinte de la manie du whist, et pendant cette soirée mensuelle, où elle faisait un mort entre son fils et Brasier, elle sortait de son alanguissement habituel. Elle riait, elle racontait des histoires. À minuit, quand ses partners disparaissaient, elle retombait dans son rêve.
Verugna allait chaque soir au journal, sur lequel il exerçait un contrôle actif, surveillant l’administration, la rédaction, les garçons de bureau. De nombreux visiteurs le guettaient dans l’antichambre : des journalistes, des courtiers d’annonces, jusqu’à des hommes politiques. Il recevait les courtiers d’annonces d’abord, les affaires avant tout.
Ce jour-là, comme il était en retard, il fit prier tous ces messieurs de repasser, sauf Paul Velard, qui ne venait jamais pour rien.
– Quoi de nouveau, hein ? Vous avez quelque chose en train… Dites vite… J’ai mené une vie de patachon, cette nuit, je n’en puis plus.
Velard lui présenta Farjolle.
– Mon cher, voici un de mes amis, un garçon un peu timide, mais très intelligent. Il commence à peine et ne connaît pas grand monde… Il a besoin de vous pour une affaire…
– Asseyez-vous donc, jeune homme, dit Verugna. Il me semble que je vous ai vu quelque part ?
Farjolle, interdit, murmura :
– J’ai fait un peu de reportage, chez vous, il y a deux ans.
– Ah ! c’est ça, s’écria Verugna. J’ai une mémoire des gueules…
Paul Velard rit aux éclats et Farjolle qui comprit immédiatement la situation, se tordit.
Verugna, joyeux, le regarda d’un air tout à fait sympathique.
– Vous avez bien fait de lâcher le reportage, jeune homme… La publicité vous mènera joliment plus loin. Maintenant, allez-y de votre boniment.
Le directeur de l’Informé était en belle humeur. Il proposa à Farjolle des conditions d’un bon marché exceptionnel.
– Vous ferez payer le maximum à votre client, ça va de soi, et vous garderez la différence pour vous, plus la commission : vous avez une bonne tête, je veux être gentil avec vous.
Farjolle se confondit en remerciements. Une véritable aubaine pour lui !
Quand il avait affaire à de pauvres diables de courtiers, crevant la faim, Verugna ne se montrait pas trop féroce : souvent même il se laissait entraîner par de véritables mouvements de générosité. Mais il aimait qu’on le remarquât, qu’on le remerciât avec force démonstrations. Il ne devenait impitoyable qu’avec les industriels riches, les banquiers qui lançaient une affaire et avaient besoin de son journal. Ceux-là il les faisait « marcher ferme », il les « salait », il les écrasait de la puissance de sa publicité, moins par avarice que pour satisfaire son goût de domination et son immense mépris de tout le monde.
Il se moquait bien du mince bénéfice de la réclame des Bretelles écossaises ! Et que lui importait d’humilier Farjolle, si peu de chose, si misérable devant lui ? L’an dernier, lorsque Letourneur avait lancé sa fameuse émission, le jeu en valait la peine. Aussi quel acharnement après ce financier ! quel orgueil de l’avoir vaincu et réduit à merci ! Letourneur n’oublierait jamais ce que lui avait coûté sa rencontre avec Verugna, dans la forêt des affaires.
– Nous vous quittons, et merci encore, dit Velard en tendant la main au directeur.
– Certes oui, merci, ajouta Farjolle. Vous ne pouvez pas vous figurer, Monsieur, quel service vous m’avez rendu…
Et, comme se parlant à soi-même :
– C’est inouï ce qu’on peut faire, d’un mot !
Paul Velard regarda son camarade à la dérobée, cet enthousiasme lui paraissant exagéré.
– Diable ! il est plus malin qu’il n’en a l’air, l’ami !
Verugna tire sa montre.
– Allons, bon ! elle est en retard, cette sacrée femme ! sept heures et demie.
– Ah ! ah ! vous attendez… madame, dit Velard. Adieu, nous partons !
– Au contraire, fit Verugna. Restez tous les deux avec moi… Nous allons simplement dîner au restaurant, puis au Châtelet voir une féerie. Elle adore les féeries, Joséphine.
– Impossible, répliqua Velard, je dîne chez Jeanne. Nous traitons des rastaquouères.
– Voyons, mes enfants, ne m’abandonnez pas. Si vous croyez que c’est drôle de manger en tête à tête avec une femme et d’aller à une féerie idiote !… Vous, Farjolle, vous êtes libre, j’espère… Restez donc avec moi.
Farjolle répondit :
– Oh ! moi, je suis libre…
– Entendu, alors, je vous garde. Je vais vous présenter à Joséphine. Vous verrez, elle est « rigolote ». Bonsoir, mon petit Velard, à bientôt.
Un coupé s’arrêta à la porte de l’hôtel.
– La voilà justement, Joséphine !
Elle entra dans le bureau de Verugna et embrassa bruyamment le directeur.
– Nous avons un convive, ce soir, M. Farjolle, que je te présente… Attendez-moi une seconde, je monte à la rédaction et je suis à vous.
Dès que Verugna fut sorti, Joséphine s’avança rapidement vers Farjolle et, souriant :
– La patronne va bien ?
– Hein ?
– Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Farjolle ?… Joséphine, l’ouvrière de Mme Favard, la blanchisserie des Martyrs.
– Oui, il me semble… en effet.
– Oh ! mais rassurez-vous, monsieur Farjolle, je suis bonne fille et je ne dirai rien à Verugna…